Encore un gourou à l’honneur : les zozos de l’anthroposophie
mis en ligne le 24 mars 2011
« Anthroposophie », c’est sûr, ça sonne bien puisque anthropos c’est le « genre humain » et sophia la « sagesse ». La réalité est tout autre et l’anthroposophie, classée comme secte dans un rapport parlementaire (rapport n° 1687 du 10 juin 1999, Les Sectes et l’Argent), se trouve aujourd’hui dans trois domaines : l’agriculture dite « bio-dynamique » (mélange de bio et d’ésotérisme), la vente de produits issus de cette agriculture (sous la marque Demeter mais aussi Weleda pour les produits cosmétiques) et enfin les écoles privées appelées « écoles Waldorf » du nom de l’usine de cigarettes Waldorf-Astoria, à Stuttgart, où une première école de ce type fut ouverte en 1919.
Commençons par ces écoles. Sur RFI, le 24 février dernier, dans l’émission Accents d’Europe, on pouvait entendre un reportage de Louise Estatof, à Berlin, sur « une école qui donne une vraie place aux parents, mais aussi et surtout aux enfants ». Il s’agit là, selon la journaliste, de « l’un des principes de base des écoles Waldorf, qui veulent mettre en valeur les potentialités propres à chaque enfant ». Le phénomène est loin d’être marginal car on compte actuellement près de 700 écoles de ce type en Europe, dont 222 en Allemagne, soit 80 000 élèves. Le fait que ces écoles soient autogérées peut sembler sympathique mais l’auditeur de RFI aurait pu avoir la puce à l’oreille en entendant que, parmi les matières enseignées aux élèves de 7 à 14 ans, on trouve la « mythologie nordique » (et la minéralogie). La journaliste expliquait que ces écoles Waldorf ont été initiées par « le philosophe et précepteur Rudolf Steiner » et ce n’est qu’à la fin du reportage qu’elle faisait part de quelques réserves : « Beaucoup associent [ces écoles] à des sectes qui inculquent aux élèves l’anthroposophie, mouvement spirituel découvert par Rudolf Steiner et qui prône la réincarnation. » Incontestablement, le verbe « inventer » aurait été plus adéquat que « découvrir » si l’on se penche de près sur les écrits de ce Steiner, véritable génie universel pour les adeptes de l’anthroposophie.
Rudolf Steiner est d’abord un théosophe, pour lequel la religion est un moyen d’accéder à la vérité. Sa conception du monde repose sur des théories ouvertement racistes : dans La Science humaine de l’homme (recueil de 19 conférences données entre 1908 et 1909), il donne (p. 295) sa version de l’évolution historique de l’humanité : « Les hommes qui avaient trop peu développé leur sentiment de ‘‘je’’ émigrèrent vers l’est et la part de ceux qui sont restés parmi ces hommes ont donné la population nègre d’Afrique. » On pourrait penser qu’il ne s’agit que de propos à replacer dans leur contexte (le terme « nègre » était courant). Seulement, Steiner tire de ses élucubrations un schéma inquiétant, avec des branches « décadentes » pour les singes et les Indiens ! Dans un livre salutaire, Anthroposophie : enquête sur un pouvoir occulte (Golias, 2001), Paul Ariès aborde largement la question du racisme de Steiner. La citation suivante de Steiner remonte à 1922. Elle est assez éclairante : « Je me suis rendu récemment à Bâle où j’ai trouvé la liste des dernières parutions : il y avait un roman « nègre » qui s’inscrit tout à fait dans la lignée d’une infiltration progressive de la civilisation africaine dans la civilisation européenne contemporaine. Partout on exécute des danses nègres, partout on sautille comme des nègres. On va même jusqu’à produire ce roman nègre. […] Je suis convaincu que s’il sort encore un certain nombre de romans nègres et que nous en donnons à lire aux femmes enceintes, notamment dans les tout premiers temps de leur grossesse, où, aujourd’hui, elles manifestent parfois de telles envies – si nous leur donnons des romans nègres, il n’est absolument pas nécessaire que des nègres viennent en Europe pour qu’il y ait des mulâtres ; l’esprit de ces lectures donnera naissance en Europe à un bon nombre d’enfants tout gris, qui auront des cheveux mulâtres, des enfants qui auront l’apparence d’enfants mulâtres. »
En 1998, on trouvait en bonne place dans la bibliographie utilisée dans les écoles Waldorf allemandes les écrits d’un épigone de Steiner, Ernst Uehli. Dans Atlantis et le mystère de l’âge de glace, ce dernier écrivait : « Le germe du génie a déjà été placé dans la race aryenne par le berceau atlantiste. » ou encore : « Le nègre d’aujourd’hui est resté un être imitatif. » Concernant les Juifs, Steiner n’était pas clair non plus, c’est le moins que l’on puisse dire, puisqu’il prônait une assimilation totale. Des élèves de Steiner, comme Ludwig Thieben et Karl König, étaient, eux, tout à fait antisémites (leurs livres étaient encore réimprimés par les anthroposophes en 1991).
L’anthroposophie, c’est aussi un gros business avec les produits cosmétiques Weleda et – hélas – le grand retour de l’astrologie dans les milieux paysans : sous le concept marketing « d’agriculture bio-dynamique » (les anthroposophes surfent depuis longtemps sur la vague du bio !), on impose aux agriculteurs de respecter un calendrier zodiacal, de tenir compte d’un « rythme tropique lunaire », de préparer du compost avec de l’achillée millefeuille qui jouerait un rôle particulier dans la mobilité du soufre et de la potasse, de la camomille, prétendument liée au métabolisme du calcium et qui régulariserait les processus de l’azote, etc. (les curieux se reporteront à l’article Wikipédia « Agriculture bio-dynamique » pour ces foutaises). C’est sous la marque Demeter, du nom de la déesse grecque de l’Agriculture et des Moissons, que depuis les années 1920 les produits de l’agriculture bio-dynamique sont vendus. Demeter était aussi le titre du Mensuel pour l’économie bio-dynamique, fondé par les anthroposophes en 1925. En mai 1939, ils honoraient Hitler pour son cinquantième anniversaire (avec un portrait du Führer recevant des cadeaux de trois enfants avec les Alpes en arrière-plan). Aujourd’hui, en 2011, les anthroposophes n’ont pas encore éprouvé le besoin de changer ne serait-ce que le logo associé à Demeter. Il faut dire que ce genre d’illustration peut sûrement aider, dans les écoles Waldorf, à lier le cours d’histoire à celui qui traite de la mythologie nordique qui fascinait tant les nazis.
En somme, l’anthroposophie c’est un mélange de racisme et d’ésotérisme… avec de très nombreux prolongements (par exemple, dans le secteur financier, la Nouvelle économie fraternelle, la fameuse Nef). Ce mouvement a aujourd’hui pignon sur rue en Allemagne, en Autriche, et bien entendu en Suisse, où Steiner a fait ériger son mausolée, le Goetheanum. En France, 2 300 élèves sont scolarisés dans 20 écoles et jardins d’enfants de type Waldorf (selon le site des écoles Steiner-Waldorf). Et côté business, l’anthroposophie se porte bien : le groupe Weleda avait un chiffre d’affaires total de 238 millions d’euros en 2008.
Jérôme Segal
https://www.monde-libertaire.fr/?page=archives&numarchive=14393