Basta ! : Vous commencez votre généalogie de l’autodéfense politique par la description d’un supplice auquel un esclave de Guadeloupe a été condamné au début du 19ème siècle : plus il tente de survivre, de résister, plus il souffre et s’épuise, jusqu’à ce que mort s’en suive. Pourquoi avoir entamé votre livre par cette scène ?
Elsa Dorlin [1] : Je montre une technologie de mise à mort utilisée dans les colonies françaises et anglaises, le supplice de la cage de fer, au moment du rétablissement de l’esclavage en 1802 en Guadeloupe. Ceux qui se révoltent sont enfermés dans cette cage en fer. Ils doivent se tenir debout sur des étriers, et entre ces étriers il y a une lame tranchante. Au bout d’un, deux ou trois jours, sans eau et sans nourriture, le supplicié tombe sur la lame tranchante, se blesse et se relève. Ce supplice joue sur les réflexes d’auto-conservation, de défense vitale. C’est cela qui m’intéressait : une technologie moderne de répression et de contrôle des corps qui va, non pas comprimer le corps, l’empêcher, le meurtrir directement, mais faire en sorte que l’individu se blesse lui-même en tentant de survivre.
C’est quelque chose d’inédit qui s’est ensuite généralisé dans plusieurs dispositifs disciplinaires contemporains qui visent les individus dans leur capacité à se défendre, à défendre leurs conditions de vie. En les obligeant à intérioriser le fait que plus ils se défendront, plus ils souffriront, plus ils perdront, ces dispositifs anéantissent leur capacité de défense. C’est une parabole intéressante pour penser le contemporain. Dans nombre de mouvements et de luttes sociales actuelles, se pose la question de ce que signifie gagner. Nous constatons une forme de mélancolie et de désespoir : on a beau lutter, résister, défendre sa vie et ses conditions de vie, plus grande est la répression et la destruction.