Cela semble une évidence jamais questionnée : les Juifs du monde entier portent Israël dans leur cœur et se tiennent à ses côtés en toute circonstance. Mais en France, ce phénomène prend des proportions exponentielles.
Une singularité qui mérite d’être examinée de plus près.
Juifs de France, une appellation qui signale immédiatement le statut de minorité de ceux qui auraient dû être, dans l’esprit de la République, des Français juifs. Si on veut comprendre la relation particulière que les Juifs de France entretiennent d’abord avec la République et plus tard avec Israël, il faut remonter à la Révolution française.
L’émancipation des Juifs dans l’universalisme républicain aura servi à masquer plus qu’à faire disparaître ce caractère de minorité. En 1789, dans un discours célèbre qui exprimait parfaitement la conception française de la nation, Stanislas de Clermont-Tonnerre déclara qu’il fallait « tout refuser aux Juifs comme nation (lire : comme minorité ethnoculturelle) et tout accorder aux Juifs comme individus ». Émancipés comme citoyens, ils deviennent des Français « israélites », sommés d’effacer leur singularité dans l’espace public et de se faire discrets, un statut qu’ils assumeront jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, mais qui n’empêche pas des vagues d’antisémitisme virulent contre cette invisibilité nouvelle et encore plus inacceptable : « ils sont partout ». Les points d’orgue en seront l’affaire Dreyfus, puis le régime de Vichy. La judaïcité d’avant-guerre, israélite et assimilationniste, avait d’ailleurs plutôt mal vécu l’arrivée des Juifs d’Europe de l’Est très visibles, fuyant les pogroms, et a vu dans le sionisme une façon commode de se débarrasser de cette population encombrante.
De l’injonction d’invisibilité jusqu’à l’affaire Dreyfus, qui met en évidence cette altérité ineffaçable du Juif au cœur même de la République, les Juifs n’ont jamais cessé d’être traités en minorité suspecte, à contrôler ou à manipuler. Le traitement des populations juives des colonies françaises, notamment en Algérie, l’a montré sans fard. Aujourd’hui La République instrumentalise cette minorité contre une autre. C’est ce statut de minorité qui permet de comprendre, peut- être le plus profondément aujourd’hui, la fonction assurée par Israël dans la « communauté juive » de France.
Si la plupart des Juifs français n’ont pas l’intention de vivre en Israël, l’existence d’une souveraineté nationale juive en Israël représente pour beaucoup d’entre eux une sorte de filet de sécurité qui les protège là où ils vivent. Le sionisme, présenté et vécu comme une assurance-vie pour tous les Juifs du monde, a sans doute contribué, tout en les rassurant, à les déraciner partiellement de la souveraineté nationale à laquelle ils appartiennent de par l’histoire. Cette souveraineté absolue vient d’être réaffirmée sans partage par le vote en Israël de la loi sur l’État nation du peuple juif. D’autre part, on ne peut négliger, dans cette identification, le fait que le peuplement juif de la Palestine s’est fait par exode et émigration - européennes ou nord-africaines pour l’essentiel - et qu’il est difficile d’imaginer une famille juive française sans lien avec Israël.
L’adhésion grandissante des Juifs français à Israël s’est construite en plusieurs étapes.
APRÈS-GUERRE
Les Juifs d’Europe furent abandonnés à leur sort pendant la Seconde Guerre mondiale. Les rescapés du génocide ont dû affronter l’indifférence et le si-lence de l’Europe dévastée de l’après-guerre. Symptomatique : en avril 1956, au Festival de Cannes, Nuit et Brouillard, d’Alain Resnais, est retiré de la compétition, et c’est Le Monde du silence, du commandant Cousteau, qui remporte la Palme d’or.
Trois ans après la sortie des camps nazis, le sionisme, ultra-minoritaire avant-guerre dans le judaïsme français, engendre la création d’Israël en 1948. Le jeune État qui se construit sur la Naqba palestinienne récolte tous les suffrages, notamment parce qu’il débarrasse l’Europe d’une partie des rescapés déracinés. Pour les Juifs européens, cet État des Juifs, même s’il n’est pas question d’aller y vivre, ressemble à un miracle, une forme de renaissance. La propagande sioniste de l’époque le présente ainsi et, vu le contexte, tout le monde s’accorde à le croire. Cependant, ce qui reste de la judaïcité française « continue de fonctionner sur les bases de l’avant-guerre, où ceux que l’on nomme alors les israélites français ne manifestaient pas publiquement leurs appartenances confessionnelles ou culturelles [2] ».
Avec la décolonisation du Maghreb, le début des années 1960 amène en France un changement important dans la composition de la judaïcité française : 230 000 Juifs séfarades nord-africains apportent avec eux une nouvelle manière de se sentir juif. Ils n’ont pas de racines françaises et n’ont pas bénéficié des Lumières et de l’émancipation, mais plutôt des inégalités structurelles de la colonisation, qui les ont d’ailleurs finalement poussés à l’exil. Pour Esther Benbassa, « le judaïsme français est alors profondément transformé et dynamisé. Les séfarades apportent aussi une autre façon d’être juif qui tranche avec la discrétion de leurs coreligionnaires originaires d’Alsace, de la région de Bordeaux ou d’Europe centrale et orientale. Ils n’ont aucun complexe à assumer et à afficher leur plus grande religiosité dans l’espace public [3] ». Cette arrivée massive, qui change la couleur de la communauté juive, se produit en même temps que l’arrivée des travailleurs immigrés nord-africains. Mais les divisions coloniales se perpétuent et ces deux populations seront traitées très différemment. Logées au départ dans les mêmes cités, elles vont d’abord cohabiter puis se dissocier progressivement. Les Juifs séfarades sortent des cités ghettos, mais se maintiennent souvent autour d’elles en communautés fermées et protégées par la République. C’est le cas de la ville emblématique de Sarcelles, en banlieue parisienne, où les premières écoles religieuses sont installées en 1974.
Progressivement, les enfants juifs vont quitter les bancs de l’école publique et leurs concitoyens jusqu’à séparation quasi totale. Les municipalités successives ont multiplié les gestions communautaires clientélistes. La « petite Jérusalem » flamboie sous bonne garde, aux portes des cités HLM. Le tapis rouge est déroulé aux Chaldéens chrétiens d’Irak, parmi les plus de 80 nationalités présentes à Sarcelles, contre les musulmans locaux, perçus comme un danger dont il faut protéger avant tout les Juifs et les « chrétiens d’Orient ».
Les Juifs séfarades n’ont pas de racines profondes en France. De plus, dès les années 1960 avec le retentissement du procès Eichman (1962) et jusqu’au film Shoah de Claude Lanzmann (1985), leur histoire maghrébine a été reléguée et oubliée, submergée par l’omniprésence de la « Shoah », associée à Israël qui occupe dorénavant seul la scène juive. Cette absence de racines se traduit aussi par une recherche d’intégration qui les pousse à imiter leurs coreligionnaires ashkénazes, lesquels dirigent la communauté. Cela donne un mouvement religieux inspiré des traditions ashkénazes et qui tourne résolument le dos aux traditions maghrébines, très riches et très ouvertes [4]. Le vide laissé par l’exil du Maghreb s’est progressive¬ment rempli par une projection sur un État juif méditerranéen ressemblant aux pays du Maghreb à plus d’un titre.
Il pourrait ressortir de ce qui précède que les séfarades, désormais majoritaires parmi les Juifs de France, seraient les principaux acteurs de cette identification massive à Israël. Ce serait ignorer que ce sont des ashkénazes qui continuent, jusqu’à aujourd’hui, de diriger la communauté. Si, du côté des instances religieuses, trois grands rabbins ont été séfarades, le premier président séfarade du consistoire, Joël Mergui, n’arrive qu’en 2008. Et c’est en 2016 que le Crif, c’est-à-dire ce qui est devenu la direction politique du judaïsme français, a élu pour la première fois
un président séfarade, Francis Kalifat [5]. Ce serait ignorer aussi que le sionisme, de sa création à sa réalisation, a toujours été d’abord une affaire européenne.
Ici comme en Israël, la différence entre l’idéologie sioniste ashkenaze-européenne responsable de la Nakba et celle néofasciste soutenue par des séfa¬rades d’aujourd’hui - encore que Netanyahou et une grande partie de son gouvernement ne soient pas séfarades - est d’ordre essentiellement esthétique.
1967 : LA RENCONTRE
La guerre de 1967 réactive, avec l’aide de la propagande israélienne, la peur de l’extermination [6]. Faisant craindre à tous la catastrophe d’une disparition de l’État juif, elle contribue à souder, autour d’Israël et du sionisme, les deux branches de la judaïcité française en une seule communauté, d’autant plus affirmée qu’elle se sent largement soutenue par une opinion publique française alors très favorable à Israël. Jusqu’alors, le soutien juif à l’État d’Israël était resté de principe, avec un faible taux d’émigration. Après 1967, le sionisme va devenir ouvertement hégémonique dans toutes les structures communautaires. Les Éclaireurs israélites de France par exemple, qui n’étaient pas sionistes jusqu’ici, s’assument dorénavant comme tels. Le 25 juin 1967, Claude Kelman, un des fondateurs du Crif, fait cette déclaration prémonitoire lors d’une conférence de presse à Paris : « Un tournant a été pris dont il s’agit de tirer la leçon. La communauté juive française sait désormais ce qu’elle représente pour Israël aux côtés des autres communautés de la diaspora [7] ».
Le Crif, créé en 1944 sous le nom de « Conseil représentatif des israélites de France », change de nom en 1971. Il devient le « Conseil représentatif des institutions juives de France » et s’arroge dorénavant la représentation politique de ce qui est devenu la « communauté juive » de France.
La deuxième Intifada, qui ouvre le troisième millénaire, puis le 11 septembre 2001 inscrivent d’emblée la politisation de la communauté juive dans le contexte global de l’avènement néoconservateur aux États-Unis. Son idéologie de guerre préventive permanente, de terrorisme associé à l’islam, de déréglementation internationale, rencontre et conforte la politique coloniale israélienne. Dès lors, comme une grande partie de l’intelligentsia et des médias français, le Crif s’engouffre dans le tournant néoconservateur, calqué sur cette vision qui, à ses yeux, a le mé-rite de soutenir inconditionnellement l’allié israélien au Moyen-Orient. Ce tournant coïncide en Israël avec l’émergence de la figure de Benyamin Netanyahou, dont les liens étroits avec les think tanks néoconservateurs étatsuniens sont connus.
Déjà, avec la première Intifada (1987-1993), la sympathie pro-israélienne avait baissé d’un cran dans l’opinion publique française. Avec le traitement infligé aux Palestiniens lors de la deuxième Intifada, ce désamour s’amplifie, comme partout en Europe. Le Parlement européen vote même des sanctions à l’égard de l’État hébreu en avril 2002. Pourtant, progressivement, la République intègre la rhétorique de « l’axe du mal » et développe une islamophobie qui se traduit jusque dans des lois et règlements [8], en même temps que son alliance avec Israël, une alliance ostensiblement renforcée sous les présidences Sarkozy (2007-2012) et Hollande (2012-2017) [9]. La République joue ainsi ses minorités l’une contre l’autre. Elle « rapatrie » les Juifs au sein d’un très conjoncturel Occident judéo-chrétien pour mieux en exclure les Arabo-musulmans. Ce rapatriement s’articule autour d’un axe stratégique, qui est le soutien sans faille apporté à l’allié israélien.
Ainsi, une nouvelle fonction est dévolue aux Juifs de France : ils doivent être les ambassadeurs de l’État hébreu dans le cadre de l’alliance France-Israël. La sollicitude dont ils sont l’objet doit témoigner de l’engagement français dans cette alliance. Le prix de cette assignation comme de cette identification des Juifs aux Israéliens est de les exposer au risque d’agressions, perçues comme des représailles par leurs auteurs [10]. En échange, ils bénéficieront de la protection de la République. La ma-chine infernale est en place.
La première mission de « institutions juives » autoproclamées « représentatives » est de défendre Israël en toute circonstance. Cette mission s’effectue en parfaite coordination avec l’ambassade d’Israël. Des intellectuels enrôlés volontaires et des officines créées à cet effet comme Avocats sans frontières ou le BNVCA [11] se dédient au service de cette cause. La République proclame alors l’antisémitisme « cause nationale », cependant qu’elle installe un véritable racisme d’État envers les populations musulmanes ou considérées comme telles. Les agressions antisémites, qui se produisent en parallèle avec les agressions israéliennes, servent à renforcer l’alliance avec Israël et à faire taire toute expression critique, immédiatement suspectée de complaisance à l’égard de l’antisémitisme, voire pire.
Tout ceci présente un premier avantage à effet durable : tant que l’on parle d’antisémitisme, on ne parle pas de la Palestine, qui se retrouve effacée du débat public au profit d’une équation terrifiante de simplisme : ici comme là-bas, les Arabes sont suspects de terrorisme ; ici comme là-bas, les Juifs sont des victimes.
IMPORTATION DU CONFLIT
« Vous importez le conflit » : c’est un reproche communément adressé par les médias et le pouvoir aux Arabes et aux musulmans dès qu’ils tentent de s’exprimer sur la guerre coloniale en Palestine. En réalité, cet élément de langage, fabriqué dès le début des années 2000 par les instances représentatives de la communauté juive de France et leurs alliés, permet de délégitimer toute critique politique émanant du côté arabe. Alors que sont organisés des galas de soutien à l’armée israélienne à Paris et des rencontres avec des généraux israéliens dans la grande synagogue de la Victoire sans provoquer la moindre réprobation, toute réunion de solidarité avec la Palestine sera caractérisée comme tentative d’importation du conflit et taxée d’antisémitisme et de communautarisme. « Ne pas importer le conflit » est donc l’expression codée pour dire : « Il est interdit aux Arabes et aux musulmans d’en parler ».
Ainsi, au fil des années, le Crif va construire une fi¬gure politique du Juif tout puissant assimilé à Israël, depuis ses dîners annuels, où il semble dicter sa loi aux gouvernements et aux représentants politiques venus faire allégeance, jusqu’à son adhésion totale affichée aux massacres perpétrés en Palestine au nom des Juifs, ne manifestant aucune compassion avec le sort d’autres minorités victimes de racisme. Une telle figure alimente, dans la population racisée et laissée pour compte des cités ghettos, un sentiment de « deux poids deux me-sures » et un ressentiment dangereux. Dans une marge délinquante, c’est une haine criminelle qui s’est manifestée à plusieurs reprises, à la fois contre les représentants de l’armée française et une école juive à Toulouse, à la fois contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Ces actes illustrent dans l’horreur l’association d’une certaine République vécue comme raciste et injuste avec cette figure du Juif/sioniste puissant, anti-arabe et bénéficiant de l’impunité accordée à Israël. Une association qui fragilise ceux des Juifs qui vivent aussi dans les zones périphériques pauvres de la République.
L’IDENTIFICATION À ISRAËL :
UN PARCOURS RÉPUBLICAIN
C’est autour de deux événements caractérisés comme « républicains » que se dessine le parcours de l’identification des Juifs de France à Israël. Comme si cette identification était aussi la marque d’un rapprochement avec la République française, d’une ultime tentative d’intégration d’une minorité qui se rejouerait ici et maintenant. La République ne leur offre- t-elle pas depuis 2001 un combat commun contre un ennemi intérieur, l’islam ? Avec des attentats qui feront des victimes communes, mais différenciées, il faut le souligner.
Avec Les Territoires perdus de la république, ouvrage collectif publié en 2002 sous la direction d’Emmanuel Brenner (pseudonyme très ashkénaze de Georges Bensoussan), il s’agit d’installer plusieurs identifications durables au moyen d’une enquête à charge menée dans quelques collèges de banlieue avec quelques professeurs acquis à la cause néoconservatrice : identifier les jeunes racisés des quartiers populaires avec l’antisémitisme, identifier l’antisémitisme à l’antirépublicanisme, et implicitement identifier la critique d’Israël avec l’antisémitisme. Cette série d’identifications est construite autour de l’enseignement de la Shoah, qui serait devenu impossible dans ces quartiers. La Shoah est utilisée dès lors comme un ciment républicain. Sans doute de façon subliminale est rappelée ici à la République sa dette envers les Juifs et lui est offerte l’occasion de se racheter : Shoah et lutte contre le supposé antisémitisme des jeunes collégiens racisés sont la recette de ce blanchiment. L’identification majeure est donc celle de République avec Shoah. Une équation dont le troisième terme implicite est toujours celui de sionisme.
Lancée en 2016 en réaction au terrorisme islamiste, une initiative du nom de « Printemps républicain » va récupérer une grande partie d’une certaine « gauche républicaine » islamophobe, antireligieuse et... sioniste. Sa charte défend une laïcité et un féminisme érigés en valeurs suprêmes de la République et en armes d’assaut contre l’islam. Le 6 janvier 2018, le Printemps républicain organise un événement intitulé « Toujours Charlie » avec le Comité Laïcité République et... la Licra [12]- dont il faut souligner le rôle dans ces opérations de stigmatisation des Arabes/ musulmans, où antisémitisme, sexisme, francophobie sont associés de façon à rendre la défense des Juifs identifiés à Israël indissociable de celle de la République. L’événement réunit ce camp proclamé républicain, à la fois islamophobe et très impliqué dans la défense d’Israël, dont de nombreux intellectuels et personnalités juives. Deux personnalités phares y interviendront : la rabbine libérale Delphine Horvilleur et Élisabeth Badinter. Puis, en avril 2018, est publié le « manifeste contre le nouvel antisémitisme », signé par des centaines de ces républicains printaniers, dont de nombreuses personnalités juives, et qui reprend les termes du président Macron en qualifiant l’antisionisme « d’alibi antisémite ».
L’affirmation du président lors de la cérémonie anniversaire de la rafle du Vel d’hiv, le 16 juillet 2017 - « Nous ne céderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme » - est d’abord l’affirmation du soutien inconditionnel d’Israël adressée à Benyamin Netanyahou, le Premier ministre israélien invité à cette cérémonie. Son discours (qui semble avoir été rédigé par le Crif, tant il reprend ses arguments) embrigade ensuite les Juifs dans ce sionisme obligatoire, produisant ce qu’il prétend empêcher : un antisémitisme réactionnel. En l’occurrence, il faudrait parler du philosionisme affiché par les gouvernements républicains, qui soutiennent les Juifs en tant que sionistes et les mettent en danger sous cou¬vert de les protéger. Tout ceci conduit à des contradictions parfois risibles. Ainsi Sharon, hier, et Netanyahou, aujourd’hui, appellent très officiellement les Juifs de France à émigrer massivement vers Israël, laissant les gouvernements français devant une in¬jonction paradoxale : soutenir les Juifs sionistes et leur lien indéfectible avec l’État du peuple juif (et eux seulement !) mais empêcher en même temps - du bout des lèvres il faut bien le dire - leur départ au nom de la Ré¬publique française à laquelle ils appartiennent et qui n’existerait pas sans eux [13].
Ainsi se tricote un entrelacs pervers de philosémitisme/antisémitisme et antisionisme/philosionisme, qui brouille la place des Juifs de France dans leur pays et pourrait favoriser leur départ. L’impérialisme occidental verrait-il dans le départ de ses Juifs un prix à payer, finalement assez modique, pour la recolonisation du Moyen-Orient ?
FAUX DÉPARTS
Les chiffres préparés par le ministère israélien de l’Immigration et de l’Intégration misaient sur un potentiel de 200 000 Juifs français émigrant vers Israël [14] ! Une telle prétention aurait dû être de nature à fâcher un gouvernement français qui se respecte, face à la morgue d’un État étranger qui cherche à débaucher une partie de ses propres citoyens. Mais non... En réalité, le bureau central des statistiques israélien enregistre, depuis les pics de 2014 (6547 immigrants) et 2015 (6528), une baisse régulière de l’immigration venue de France en 2016 (4239), en 2017 (3157) et que les premiers mois de 2018 confirment. Lior Detel titre dans le magazine israélien The Marker du 5 juillet 2018 : « Ils n’ont plus peur, l’immigration des Juifs de France s’est arrêtée. »
Paradoxalement, ce sont ceux qui croient le plus dans le soutien étatique français et dans la fiction d’un Occident judéo-chrétien qui veulent partir, révélant ainsi leur méfiance persistante dans cette association bizarre, comme dans les garanties offertes par une République dont la conception de la citoyenneté ne cesse de régresser. La France de Vichy, qui ne fut jamais que la forme d’un état d’urgence de la République assorti de règles d’exception, a appris aux Juifs français qu’on pouvait leur retirer la nationalité française pour les déporter plus facilement [15]. La proposition, faite dans le cadre de l’état d’urgence proclamé après les attentats de novembre 2015, de déchoir des binationaux de leur nationalité française (à intégrer dans la Constitution) a forcément résonné en écho pour les Juifs. De même, l’instabilité politique mondiale désarçonne et inquiète les Juifs. Certains vont chercher un abri là où l’ONU leur en a attribué un après la Seconde Guerre mondiale. Enfin, la montée de l’extrême droite en Europe ne peut les laisser indifférents, même si elle ne semble pas encore les viser directement. Comment imaginer que le régime hongrois, le traitement des Roms, les pogroms anti-étrangers en Allemagne et en Italie, tout ce qui montre la fragilité de ce qui est étranger leur soient, justement, étrangers ? C’est comme si l’adage juif « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l’on te fasse à toi-même » se retournait : « Ce que l’on fait à autrui aujourd’hui on peut le (re) faire demain à toi-même. » Le vote récent en Israël de la loi constitutionnelle « État nation du peuple juif », qui officialise un régime d’apartheid en établissant des droits accordés uniquement à la population juive, ne peut cesser d’interroger les Juifs de France et d’ailleurs. Soutenir un tel régime, c’est accepter le fait qu’il pourrait légitimement s’installer demain dans nos propres pays - et la tentation de l’extrême droite en Europe va dans ce sens. Ne pas le soutenir impose de prendre enfin une distance vis-à-vis de cette identification. Le choix risque d’être douloureux pour les Juifs de France. Ici, seule la promesse d’une République qui considère enfin tous ses enfants en citoyens égaux en droit - et peut-être surtout en dignité - pourrait changer la donne. Et seule la fin de l’impunité d’Israël assumée par la communauté internationale serait de nature à arrêter la dérive du régime sioniste vers le fascisme. Finalement, là-bas ou ici, la perspective est la même.
[1] Née à Rabat, Michèle Sibony est membre de l’Union juive française pour la paix (Paris).
[2] Ghiles-Meilhac, « Les Juifs de France et la guerre des Six Jours : solidarité avec Israël et affirmation d’une identité politique collective », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2009/4 (n° 96), p. 12-15.
[3] E. Benbassa, Histoire des Juifs de France, Paris, Le Seuil, 1997.
[4] On constatera un processus parallèle chez les Musulmans, avec l’importation de modèles religieux du Moyen-Orient.
[5] Si l’on excepte Vidal Modiano, séfarade de Salonique (Grèce), qui a dirigé le Crif de 1950 à 1969.
[6] « Si Israël était détruit, ce serait plus grave que l’holocauste nazi. Parce qu’Israël est ma liberté », écrit Claude Lanzmann dans Le Monde du 2 juin 1967
[7] L’Arche, juillet 1967, cité par S. Ghiles-Meilhac, ibidem.
[8] Le 15 mars 2004 est votée la loi interdisant le port de signes religieux dans les lycées et collèges. À ce jour, cette loi n’a toujours aucun équivalent ailleurs en Europe.
[9] Déjà auparavant, sous la présidence de Jacques Chirac, malgré les apparences, la France développe ses relations bilatérales avec Israël et laisse faire Ariel Sharon dans ses
[10] La commission nationale consultative des droits de l’Homme a régulièrement mis en évidence que les pics d’actes antisémites en France coïncident avec les pics de la violence israélienne contre les Palestiniens.
[11] Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme.
[12] Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme.
[13] « Sans les Juifs de France, la France ne serait pas la France », Manuel Valls, 9 janvier 2016.
[14] N. Shpigel, « Why the expected wave of French immigration to Israel never materialized », Haaretz, 20 juillet 2018.
[15] Environ 15 000 Juifs naturalisés français entre les deux guerres mondiales ont été déchus de leur nationalité par le régime de Vichy avant d’être déportés vers les camps de la mort.