« À la différence du syndicaliste qui traduit ses revendications en objectifs techniques, utilitaires, sobres et précis, limités dans le temps, l’anarchiste subordonne et estompe ces réclamations, ou plutôt il les fait exploser au bénéfice d’exigences plus universelles.
Car l’Amérique lui apparaît toujours comme un gigantesque camp de travail, où sont réduits en esclavage les besoins, les conduites et les esprits humains.
Cette prospérité dont s’enorgueillit le pays est édifiée par des hommes et des femmes qui sacrifient trente années de leur vie à creuser des tunnels, pelleter du charbon ou répéter inlassablement d’autres tâches tout aussi hideuses, et sur le corps des cinquante mille morts et des cent mille handicapés que causent chaque année les accidents du travail.
À l’utopie ouvriériste, on adresse des reproches d’autant plus amers qu’on y a jadis cru ; bien sûr, Emma Goldman ou Alexandre Berkman se sentent à l’aise dans les rangs du prolétariat, auquel ils appartiennent et dont ils souhaitent sincèrement le triomphe ; mais ils n’ont plus la foi.
La masse apparaît à Emma comme une multitude inerte, léthargique, corrompue jusqu’à la stupidité : "Ce n’est pas la poignée de parasites, mais la masse elle-même qui est responsable de cet horrible état des choses. Elle s’agrippe à ses maîtres, aime le fouet, et quand s’élève une voix de protestation contre le caractère sacro-saint de l’autorité capitaliste et de toute autre institution décadente, elle est la première à crier Crucifiez-le ! Combien de temps l’autorité et la propriété privée tiendraient-elles pourtant sans l’empressement des peuples à devenir soldats, policiers, geôliers et bourreaux ? "
À ce pessimisme désabusé, l’anarchiste va surimprimer son projet éthique : il combat pour un idéal plus encore que pour des opprimés. L’aliénation religieuse, politique et sociale place chaque individu dans la contradiction entre ses intérêts individuels et ses désirs communautaires ; il n’en sortira que par le retour à la spontanéité et à la flexibilité des lois de sa nature : nos besoins de nourriture, de satisfaction sexuelle, d’air, de lumière, de prendre des décisions au plus bas niveau possible, de choisir librement nos travaux et nos activités. Les intérêts des êtres humains sont solidaires quand ils sont fondés sur la nature.
Est-ce le retour à Jean-Jacques Rousseau ou plutôt à Thoreau ? Emma Goldman ne cherche pas à trancher la question de savoir si la nature est en soi bonne ou mauvaise ; elle affirme qu’il est impossible de décrire ses potentialités, car tant que l’homme reste en cage, on ne sait rien sur lui ; seule la liberté peut dévoiler ses aptitudes. Sur le plan militant, l’action directe reste le chemin privilégié vers une révolution d’ailleurs lointaine ; l’apparition de la liberté a demandé des milliers d’années, sa réalisation sera donc encore très longue à venir. Mais cette révolution, appropriation et réorganisation de l’économie, est avant tout un acte mental ; il consiste à vaincre les idées erronées, à faire entrevoir à tous les objectifs de la révolution, à aider chacun à savoir ce qu’il veut et comment l’obtenir. Rien ne s’harmonise mécaniquement, rien ne se résout inconsciemment et surtout pas les relations humaines. Ainsi l’anarchisme américain modifie insensiblement l’accentuation de ses objectifs ; le changement social n’est plus fondé sur la lutte armée prolétarienne et sur l’action directe violente, que Johann Most préconisait jadis ; la révolution est une dynamique éducative. »