« La loi du mort-kilomètre » : Principe journalistique selon lequel les informations ont plus ou moins d’importance suivant leurs proximités sociologique, géographique, culturelle avec l’auditeur, le lecteur ou le téléspectateur.
En prenant en compte cette triste règle pour le cas syrien, les victimes de Daech occupent bien plus de temps d’information et d’articles dans nos médias que les victimes de Bachar al-Assad. Pourquoi ? L’Européen lambda s’identifiera plus facilement aux personnes touchées par un attentat islamiste que par les forces de sécurité syriennes car il aura le sentiment de savoir ce que peuvent vivre les victimes d’une telle attaque. Force est de constater qu’un sujet sur les exactions du régime syrien fera beaucoup moins d’audience qu’un sujet quelconque sur Daech diffusé simultanément. Cette différence de traitement médiatique offre un confort à Bachar al-Assad et à ses troupes. Leurs crimes passent en grande partie inaperçus auprès du grand public et quoiqu’ils fassent, ils apparaîtront toujours comme un moindre mal par rapport aux djihadistes.
Pour le constater, mettez donc en perspective l’indignation globale provoquée par les destructions commises par Daech sur le site de Palmyre et le silence autour du site antique de Bosra, endommagé par les bombardements du régime syrien dans l’indifférence générale. Ce même silence ou au contraire cette même émotion s’appliquent également aux victimes d’Assad ou de Daech. Au lieu de déplorer et de pleurer les deux, nos sociétés ont fait le choix du mutisme et de l’indifférence pour les victimes de Bachar al-Assad.
La nuit du 24 au 25 juillet, un cauchemar frappe la province de Sweida, région à majorité druze dans le sud syrien. Les djihadistes de Daech attaquent plusieurs localités au nord de la province. L’armée syrienne, son aviation tout comme l’aviation russe n’ont pas réagi pour contrer l’offensive islamiste, dont la présence dans la région doit beaucoup au régime : une partie des djihadistes ont été évacués du camp de Yarmouk, dans la banlieue de Damas, en direction du désert situé à l’est de Sweida, en mai dernier.
Les villages attaqués étaient défendus jusqu’alors par des brigades d’auto-défense. Toutefois, ces forces se sont trouvées affaiblies le soir de l’attaque : le 20 juillet, le régime syrien a procédé au retrait des armes légères des habitants et des unités ont été redéployées à Dera’a où le régime menait alors des opérations contre la rébellion.
Le 22 Juillet, 48 heures avant l’attaque, les cheikhs druzes Youssef Jarbouh et Hamoud al-Hennawi, membres du groupe des chefs spirituels de la communauté druze, institution à la botte du régime de Damas, reçoivent la visite d’une délégation militaire russe avec à sa tête un colonel. SHAAM Network, site d’information syrien, fait état de cette visite le jour même sur son site internet. Lors de cette réunion, les Russes exigent l’enrôlement rapide des 30000 réservistes qui refusaient jusqu’alors de rejoindre les rangs de l’armée. Le colonel russe évoque un risque élevé « d’attaques terroristes » si les jeunes ne se mobilisent pas rapidement. Le militaire russe exige aussi que le commandement des brigades armées de Sweida soit placé sous contrôle du régime syrien, à l’image de la « Brigade des Hommes la Dignité », une force d’auto-défense marquée par son indépendance par rapport au pouvoir syrien : elle a longtemps protégé les appelés de l’enrôlement forcé dans l’armée.
La tragédie de Sweida, qui provoque la mort de plus de deux cents personnes, va servir au régime syrien pour en masquer une autre. Pendant que les médias redécouvrent un instant la Syrie avec l’attaque de Daech, la mort de 1000 activistes de la ville de Daraya détenus dans les geôles du régime depuis 2011-2012 est rendue publique. Daraya était l’épicentre de la révolution pacifique. Yahya Shurbaji, un de ses activistes les plus engagés, est déclaré mort. Il n’avait cessé de répéter en 2011 : « je préfère mourir plutôt que de prendre les armes et devenir un assassin »
Cette annonce vient gonfler le bilan des autres activistes et prisonniers politiques déclarés morts ces dernières semaines par le régime syrien. La « loi du mort-kilomètre » est démontrée par cet évènement tragique : les milliers de morts sous la torture qu’admet enfin le régime syrien sont totalement éclipsés par l’attaque de Daech.
Ces évènements viennent renforcer le sentiment que Daech est le meilleur ennemi de Bachar al-Assad, au point qu’il aurait du mal à s’en passer. Pour la population de Sweida, cela ne fait en tout cas guère de doute au vu des derniers événements : La visite de la délégation russe et ses exigences 48h avant les attaques, le déplacement des djihadistes de Daech de Yarmouk à la bordure de Sweida, le retrait d’armes des brigades locales, l’immobilisme des forces d’Assad et de l’armée russe… autant d’éléments qui montrent qu’Assad est prêt à s’appuyer sur son adversaire pour mettre au pas l’ensemble de la population syrienne. Si celle-ci n’est pas dupe – le préfet de Sweida a été expulsé des cérémonies de commémoration par les habitants – que peut-elle faire face à un tel machiavélisme ?
Et la stratégie d’Assad connaît un succès indéniable : la communauté internationale est devenue totalement indifférente face à ses crimes.
Une indifférence qui condamne des milliers d’autres détenus au même sort, si ce n’est pas déjà trop tard. Une liste diffusée par un site d’opposition, zamanalwsl.net, le dimanche 29 mai 2018 en collaboration avec le Violations Documentation Center in Syria fait état de 8000 personnes mortes dans les prisons d’Assad, dont 125 enfants et 63 femmes. Soit environ trois fois plus de victimes que l’attentat du World Trade Center, 60 fois le nombre de victimes de l’attaque du Bataclan et plus que tous les civils tués par Daech en Syrie depuis son apparition, soit environ 5000 personnes. Pas de trace des morts dans les geôles d’Assad, contrairement aux bombardements massifs de son aviation sur les zones civiles, les familles ne reçoivent ni corps ni objets personnels et n’ont pas le droit d’organiser une cérémonie pour faire leur deuil. Les corps ont probablement disparus, enterrés dans des fosses communes ou bien incinérés comme le régime a montré qu’il était capable de le faire à Saydnaya.
Le sort des dizaines de milliers de disparu-e-s dans les geôles du régime reste encore inconnu et ne semble pas susciter l’inquiétude des dirigeants occidentaux, alors qu’une campagne pour la réhabilitation d’Assad est en bonne marche.
Firas KONTAR