L’islam, l’antisémitisme, la libération de la parole face aux violences sexuelles : des bouts successifs de notre actualité sont amalgamés par des entrepreneurs en préjugés.
Des essences maléfiques écrasent les complications et les contradictions du réel dans les polémiques publiques.
Une gauche intellectuellement et politiquement à bout de souffle s’en trouve un peu plus déboussolée.
Valls : un politicien loser en islamophobie
Un ex-Premier ministre « socialiste », incarnant la trahison de la parole donnée, prend pour cibles Mediapart, Les Inrockuptibles et le Bondy Blog en assimilant de manière grotesque l’expression passée d’un intellectuel musulman controversé et les plaintes actuelles pour viol le visant (1). Lorsque DSK était accusé du même crime, Manuel Valls se préoccupait pourtant davantage de l’ancien patron du FMI que de sa victime présumée. Ainsi, il qualifiait les images de DSK menotté de « cruauté insoutenable » devant Jean-Michel Apathie sur RTL le 16 mai 2011 (http://www.rtl.fr/actu/politique/manuel-valls-dsk-menotte-des-images-d-une-cruaute-insoutenable-7686731056#ampshare=http://www.rtl.fr/actu/politique/manuel-valls-dsk-menotte-des-images-d-une-cruaute-insoutenable-7686731056), sans un mot pour Nafissatou Diallo.
Au-delà d’un loser cherchant à rebondir dans le marigot politicien, la galaxie des néocons’ « de gauche », avec les Caroline Fourest et autres Laurent Bouvet, s’agite médiatiquement en consolidant les passages islamophobes entre « islam », « islamisme » et « djihadisme ».
L’antisémitisme invisibilisé dans certains secteurs de la gauche
Dans le même temps, du côté de défenseurs de Tariq Ramadan au sein des réseaux sociaux, les vannes de la haine antisémite sont ouvertes. « Complot sioniste » et/ou « complot juif » : les chemins du conspirationnisme judéophobe, largement frayés historiquement, sont réactivés. Là aussi des amalgames essentialistes occupent le terrain du manichéisme : entre « État d’Israël », « sionisme » et « juifs ».
Or les défenses contre l’antisémitisme ont été affaiblies au sein de secteurs de la gauche ces dernières années. Certains, comme le groupusculaire mais médiatique Parti des indigènes de la République, ont exprimé une compréhension teintée de complaisance à l’égard des dérives de Dieudonné et des crimes de Mohamed Merah. En mars 2015, le PIR a même lancé le thème ambigu du « philosémitisme d’État », susceptible d’être entendu comme un équivalent du funeste « lobby juif » (voir http://www.grand-angle-libertaire.net/indigenes-de-la-republique-pluralite-des-dominations-et-convergences-des-mouvements-sociaux-philippe-corcuff/). D’autres ont participé à relativiser l’antisémitisme et sa recrudescence depuis le meurtre d’Ilan Halimi en janvier-février 2006, dont la stèle en son hommage vient une deuxième fois d’être vandalisée à Bagneux (Hauts-de-Seine). Par exemple, le penseur critique Frédéric Lordon fait principalement de l’antisémitisme une accusation visant à disqualifier les adversaires du « système » dans Le Monde diplomatique d’octobre 2017 (« Le complot des anticomplotistes », https://www.monde-diplomatique.fr/2017/10/LORDON/57960).
Le poison du « politiquement incorrect »
Dans le cas de la gangrène islamophobe comme de celui du poison antisémite, l’installation publique de manichéismes concurrents a bénéficié du développement d’une compétition des antiracismes, entre lutte contre l’antisémitisme et combat contre l’islamophobie. Et chez certains intellectuels, pris par les passions tristes du « politiquement incorrect », une morale de l’irresponsabilité participe à mettre de l’huile dans les mécanismes de ces dérèglements idéologiques.
Pourtant, la gauche possède des ressources historiques afin de résister à la progression d’un tel brouillard confusionniste qui fait le jeu d’un ultra-conservatisme aux facultés renforcées d’aimantation idéologique et politique. Les Lumières du XVIIIe siècle, quand elles ne sont pas transformées en dogmes antireligieux ou en revendication coloniale d’un prétendu monopole français sur l’universel, ne nous ont-elles pas appris que penser contre soi-même aide à penser par soi-même ? La raison critique ne devrait-elle pas instiller le goût de l’observation du réel et de ses nuances ? La radicalité, depuis Marx, ne s’efforce-t-elle pas de saisir les racines emmêlées de nos problèmes ? L’intrication de rapports sociaux de domination que nous (re-)fabriquons quotidiennement dans une demi-conscience n’est-elle pas davantage à considérer que la démarcation supposée intangible de figures du Bien et du Mal, qui constituent deux pôles empiriquement exceptionnels ? Maurice Merleau-Ponty écrivait en 1960 dans Signes (Gallimard) : « Le mal n’est pas créé par nous ou par d’autres, il naît dans ce tissu que nous avons filé entre nous et qui nous étouffe. »
Du voile à Detroit : les nuances du réel
Être davantage sensibles aux polyphonies de la vie ordinaire comme à l’intelligence critique des meilleures fictions populaires nous fournirait aussi d’utiles contrepoisons aux brouillages actuels. Cela rejoindrait la culture de l’enquête propre aux sciences sociales, dans leur attention au caractère composite de la réalité socio-historique et à la pluralité des facteurs explicatifs. Arrêtons-nous sur deux exemples récents.
Dans la cafétéria de Sciences-Po Lyon, il y a quelques semaines, j’entends derrière moi une étudiante s’adresser à des camarades à peu près ainsi :
« La recherche c’est vraiment chercher. Il ne faut pas partir de réponses dès le départ. Ce serait malhonnête intellectuellement. »
Je me retourne : il s’agit d’une jeune femme voilée. Un tel rationalisme critique en acte, ouvert aux surprises de l’observation, pourrait apparaître déroutant pour ceux qui voient nécessairement dans le voile une « aliénation » religieuse opposée à la raison ou une chape de plomb interdisant l’autonomie des femmes.
Dans Detroit, encore sur nos écrans, la cinéaste Kathryn Bigelow tente d’éclairer avec un sens rare du rythme, entre sources documentaires et fictionnalisation, des émeutes réagissant à la ségrégation raciale survenues à Détroit en juillet 1967. Y est bien montré le poids structurel de la domination, autorisant la violence raciste parmi les forces de police, mais pas dans une logique déterministe, avec une part donnée à la dynamique aléatoire des événements et à la pluralité identitaire des personnages. On pense à la Sociologie des crises politiques (Presses de Sciences Po, 1986) du chercheur Michel Dobry dans son articulation originale du structurel et du situationnel, bien loin du « danger sociologique » stigmatisé aujourd’hui du point de vue d’une vision irénique des sociétés contemporaines.
(1) Le 5 novembre, Manuel Valls a déclaré au Grand Rendez-Vous Europe 1-les Echos-CNews : « Quand une partie de la presse progressistes, une presse de qualité – je pense aux Inrockuptibles, au Bondy Blog – quand on reçoit et quand on a reçu Tariq Ramadan, y compris sur Europe 1 (...), alors on abdique. » Et aussi : « Il faut que la vérité éclate sur ce soi-disant intellectuel, promoteur de la charia, prédicateur islamiste, qui a fait un mal terrible dans notre jeunesse avec ses cassettes, ses prêches dans nos mosquées, ses invitations sur tous les plateaux, ses amitiés, ses complicités – je pense à Edwy Plenel. Il y a un moment où il faut dire : ça suffit ! »