Une vague de conflits entre les travailleurs et les plateformes s’est-elle propagée à travers l’Europe ?
Une recherche militante sur les plateformes de livraisons est importante pour deux raisons. D’une part, la partie de la classe capitaliste qui possède ces plateformes a été la première à adopter le management par algorithme qui a, à travers l’automatisation de la supervision, transformé l’organisation du processus de travail dans la livraison de nourriture traditionnelle. D’autre part, les travailleurs de ces plateformes ont résisté aux conséquences de cette réorganisation du travail, ce qui a conduit à une série d’accrochages entre travailleurs et patrons qui s’est généralisée.
Malgré cette synthèse d’éléments importants à la fois techniquement et politiquement, la plupart des militants ont une compréhension limitée des dynamiques à jour dans la résistance des travailleurs des plateformes. Celle-ci est vue soit comme un exemple fourre-tout de résistance ouvrière à l’heure des bouleversements technologiques, soit comme un phénomène confus et marginal . Ces deux interprétations ont été remises en cause par l’émergence d’enquêtes menées par les travailleurs des plateformes eux-mêmes, enquêtes qui ont donné un aperçu intéressant sur la nature de cette réorganisation du travail et sur les contestations qu’elle a fait naître. Ces recherches esquissent la composition de classe des plateformes. C’est l’occasion d’aller plus loin.
La résistance des travailleurs des plateformes s’étend aujourd’hui au delà des frontières. En août, j’avais déjà affirmé que l’on était en train d’assister à une vague transnationale d’action et d’organisation. Dans les mois qui ont suivit, les grèves et les manifestations se sont étendues aux Pays-Bas et à la Belgique. Mais jusqu’ici cette vague de contestation a été difficile à analyser. Le manque d’éléments concrets sur la quantité, la localisation et l’intensité des grèves et manifestations s’est avéré être un obstacle de taille et cet article tente de résoudre ce problème. Pour cela, il présente les résultats d’un petit projet de recherches dont le but était de rassembler les informations manquantes.
Données récoltées par en bas
Avant de s’organiser, les travailleurs ont besoin d’appréhender les spécificités de leur condition. Ce type de recherche n’est pas un domaine universitaire mais un élément fondamental de toute lutte de classe. C’est la première étape de l’investigation menée par les travailleurs eux-mêmes. Cet article présente les résultats d’un projet d’enquête auto-organisé pour récolter des données sur les actions de grève et de manifestations des travailleurs des plateformes. Le but est de permettre aux travailleurs et à leurs soutiens de comprendre leur situation et d’agir à partir de celle-la.
Les statistiques officielles sur les grèves ne sont pas un outil suffisant pour décrire la contestation des livreurs. Ceux-ci ont des statuts atypiques et ont tendance à utiliser des tactiques de grèves et de manifestations informels. Cela rend donc inefficace la collecte de données basée sur le syndicalisme traditionnel. On peut supposer que les directions des plateformes de livraisons collectent leur propres statistiques privées mais elles ne sont pas accessibles aux travailleurs. De fait, la connaissance qu’a la classe ouvrière de son niveau de résistance est jusqu’ici restée à la fois locale et partielle. Mais si les travailleurs communiquent entre eux, on peut rompre cet isolement car les multitudes de situations et de connaissances locales peuvent être transformées collectivement en une vision globale.
Ce projet de recherche a pour but de faciliter cette communication. Les participants étaient tous des travailleurs et des soutiens impliqués dans un réseau de plateformes de livraisons européennes qui couvre sept pays : le Royaume-Uni, les Pays Bas, l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique, la France et l’Italie. On leur a demandé de faire des compte-rendus de leurs grèves et manifestations. Ceux-ci comptaient trois éléments : une description, un nombre estimé de travailleurs impliqués et des liens vers la couverture médiatique ou vers les discussions des participants. Ces compte-rendus ont ensuite été reportés sur un graphique édité collectivement qui a fournit les informations nécessaires à une base de données indépendante sur la contestation des travailleurs.
Cette méthodologie a clairement ses limites. Les liens qu’a le réseau européen avec les travailleurs des différents pays sont variables et nous avons forcément laissé passer certaines grèves et manifestations. La forme que prennent d’ordinaire les résistances livreurs n’aide pas. Elle se caractérise souvent par une décentralisation de la direction du mouvement, une coupure des syndicats et des mobilisations spontanées en réponse directe aux conditions de travail : autant d’éléments qui rendent la collecte de données plus difficile.
Dans mon analyse de la base de donnée, la méthode de mesure que j’ai utilisée est le nombre total de travailleurs mobilisés par mois. Cette méthode a ses défauts. On trouve deux exemples de mobilisations sur plusieurs jours : la grève d’août 2016 à Londres et la grève de mars 2017 à Marseille. Dans ces deux cas, les travailleurs ont fait grève sur plusieurs jours d’un seul coup. Mais ils sont mesurés comme s’ils n’avaient fait grève qu’une seule journée. Elle ne fait pas non plus la distinction entre les grèves et les manifestations. Celles-ci sont des formes d’action différentes mais chaque travailleur mobilisé ne compte qu’une fois. Ces défauts sont frustrants mais assez durs à éviter car les données venant de la base ne seront jamais parfaites. Ce qui importe c’est qu’elles soient suffisamment bonnes pour contribuer à l’expansion et au développement de la résistance des livreurs.
Intensité et Simultanéité
En tout, la base de donnée rend compte de 41 mobilisations sur les 18 mois dans 7 pays, impliquant un nombre de travailleurs estimé à 1493.
De juillet 2016 à décembre 2017 le nombre de grèves et de manifestations par mois tend clairement à augmenter. Mais l’intensité générale de ces événements est moins évidente. Quand on observe le nombre estimé de travailleurs mobilisés par mois, la nature sporadique de la contestation apparaît plus nettement.
Les 18 derniers mois ont vu trois pics sporadiques de contestation, qui concordent avec l’augmentation du nombre de mobilisations. Le premier à l’été 2016, le second au printemps 2017 et le troisième à l’hiver 2017. En observant l’ensemble on voit pour la première fois l’échelle et les dimensions du mouvement des livreurs à un niveau transnational. Quand on analyse le nombre de travailleurs mobilisés par trimestre, pour mieux limiter les variations, la tendance se clarifie.
Cette tendance à la hausse en fréquence et en intensité n’a pas été au même niveau dans les sept pays. La vision d’ensemble est faite de mouvements locaux spécifiques, avec leurs propres cycles et leurs propres tendances.
Grâce aux données par pays, les pics mentionnés ci-dessus sont plus compréhensibles : ils sont la conséquence de mouvements locaux.
Le premier pic vient des premières grèves en Angleterre (Londres) et en Italie (Turin). Il est suivit d’un déclin global des mobilisations en novembre et décembre 2016.
Le second pic résulte de la deuxième vague de grève en Angleterre (Leeds et Brighton) et des mobilisations en France (Marseille et Paris). Mais cette fois, il est suivit de mobilisations en Allemagne (Berlin), Espagne (Barcelone, Valence, Madrid) et à nouveau en France (Paris, Bordeaux, Lyon).
Le troisième pic est d’une intensité moindre mais remarquablement synchronisé. Les mobilisations à Brighton, Amsterdam, Bruxelles, Bologne, Turin et Berlin ont toutes lieu le même mois, en novembre 2017. Aucun de ces pays n’a connu à lui seul de mouvement d’ampleur, mais la somme de ces mobilisations atteint un niveau presque équivalent à celui des mobilisations française et anglaise de mars 2017 (voir fig 2).
Les localisations de ces 41 contestations ont également été cartographiées par des travailleurs français.
Ces données nous permettent de répondre à la question initiale du projet : une vague de résistance des travailleurs a-t-elle eu lieu ? Une « vague » désigne un certain nombre de cas de contestation liés les uns aux autres. Cette base de données indépendante expose trois tendances. D’abord, il y a une augmentation des mobilisations au fil du temps. Ensuite, concernant le nombre total de livreurs mobilisés, il y a une augmentation sporadique mois par mois mais une augmentation conséquente par trimestre. Enfin, il y a une augmentation dans la simultanéité des mobilisations à travers les sept pays. À elles trois ces tendances confirment donc qu’une vague transnationale de résistance a eu lieu.
Cependant cela ne garanti rien pour l’avenir. La vague va-t-elle se poursuivre ? Seule l’auto-organisation des travailleurs des plateformes de livraisons pourra répondre à cette question.
Propension à la grève, immigration et restructuration par le haut
Les plateformes de livraisons reposent sur une organisation spécifique du travail pour exploiter la force de travail afin d’extraire le profit : elles possèdent leur propre composition de classe au niveau technique. Celle-ci comporte un élément clef : le management par algorithme. La numérisation et l’automatisation de la supervision de la main d’œuvre est la caractéristique qui définit le terrain de la lutte de classe dans le secteur. Mais le management par algorithme se répand dans beaucoup d’autres secteurs de l’économie capitaliste. Les conducteurs des camionnettes de livraison Hermes, les travailleurs de nuit des supermarchés, les travailleurs des entrepôts d’Amazon partagent tous une forme de management similaire. Le management par algorithme coûte considérablement moins cher que d’employer du personnel d’encadrement. Ce qui signifie que malgré une baisse d’efficacité et le risque d’augmentation de la contestation ouvrière, les plateformes de livraisons extraient toujours plus de plus-value par unité de production.
Ce qui veut dire que les luttes dans les secteurs déjà soumis au management par algorithme ont une importance accrue. De futurs boulevards pour le développement de la contestation ouvrière sont testés dans ces laboratoires de massification et de lutte de classe. Les récentes grèves chez Amazon et la vague de résistance dans les plateformes de livraisons doivent être comprises dans cette optique. En Belgique et en Italie les livreurs Deliveroo, Foodora et Glovo ont délibérément fait grève le jour du Black Friday au même moment que les employés d’Amazon. Ils ont voulu faire converger les luttes des travailleurs au cœur de ce qu’est la réalité du travail au XXIème siècle.
Une analyse de la diffusion transnationale des luttes remet en question le pessimisme face aux avancées technologiques. Il est infondé de penser qu’une augmentation du controle technologique par les patrons entraine forcément une diminution de la combativité. Le niveau de lutte de classe a toujours été en fin de compte déterminé par la politique et c’est bien pour cette raison que l’on analyse comme un saut qualitatif la transition d’une composition de classe technique (l’organisation du travail) à une composition de classe politique (les formes d’organisation et de contestation qui interviennent dans et contre cette organisation du travail).
La production à la chaîne en est un exemple instructif. Quand cette nouvelle organisation du travail a été développée au début du XXème siècle, beaucoup dans le mouvement ouvrier prédisaient que cela les rendrait inutiles. La destruction des qualifications dans la manufacture était une attaque directe envers la classe ouvrière et sa capacité à s’organiser. Et pourtant, la production à la chaîne n’a pas fait gagner la lutte des classes à la bourgeoisie. La résistance des travailleurs trouva une nouvelle forme et dans les années 70 le capitalisme se démenait pour abolir la composition de classe qui avait donné naissance à un militantisme ouvrier international.
La propension à la grève au Royaume-Uni est un indicateur utile du potentiel de contestation dans les plateformes. Une rapide estimation suggère que pour la période de septembre 2016 à août 2017 il y a eu environ 41% de plus de jours de grève chez Deliveroo que pour l’ensemble des travailleurs au Royaume-Uni. Cette hypothèse laisse à penser qu’en fait les travailleurs supervisés par algorithme peuvent dans certains contextes être plus enclins à faire grève que leurs homologues dirigés par des humains. Il est bien sur essentiel de faire plus de recherches sur ce point pour tirer des conclusions, et la contestation ouvrière peut prendre bien d’autres formes que la grève. Mais l’hypothèse reste ouverte.
Il faut également faire des recherches sur les spécificités qui lient immigration et luttes du secteur. Au Royaume-Uni, les livreurs en scooter immigrés ont été à l’avant-garde des plus grosses grèves à Londres, Bristol et Brighton. De même, dans les secteurs de la logistiques en Italie, les immigrés forcés de travailler pour des salaires bas et des contrats précaires ont pris la tête de la lutte. Avant que l’on puisse pleinement comprendre cela, il est nécessaire de faire des recherches approfondies, selon le pays, sur les relations entre travail pour les plateformes, immigration et chômage urbain.
Conclusion
Dès le premier jour de 2018 a eu lieu une grève Deliveroo à Haarlem aux Pays-Bas. La grève devait commencer à 17h, mais à midi il y avait tellement de travailleurs déconnectés que l’application a planté. Le mois de janvier a également été marqué par des grèves en Belgique et en France.
La contestation dans les plateformes de livraisons ne va sans doute pas continuer de façon linéaire. Par définition le conflit est toujours instable. Cependant il semble au moins probable que cette vague de résistance transnationale dans le travail précaire continuera. Pour que cela soit possible, développer la coordination et l’organisation des travailleurs à un niveau transnational sera une étape essentielle.
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