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{{« vous souffrez d’un syndrome d’aliénation post-lutte revendicative, je crois »}}

posté le 21/05/13 par léo Mots-clés  luttes sociales 

« vous souffrez d’un syndrome d’aliénation post-lutte revendicative, je crois »

Rest of the text :

- « numéro 78 ! »
- « ouais, c’est moi… »
- « suivez-moi » lui dit l’infirmière d’un ton professionnellement compatissant.
- « Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous aujourd’hui, Monsieur ? »
- « Je pense que je suis malade. Faut qu’ je vois le docteur. Pensez-vous que ça va être encore long ? »
- « Pourquoi pensez-vous qu’on appelle ça être un patient ? Asseyez-vous là. »
L’infirmière lui prend sa température, sa pression et lui pose quelques questions d’un air blasé et routinier.
- « Bon, retournez dans la salle d’attente, le médecin va vous appeler »
La salle d’attente était pleine. Il s’y entassait visiblement pas mal de maladie, de malaise et de mal-être. Il ne restait plus qu’à feuilleter une huitième fois le numéro de Châtelaine d’il y a deux ans. Être patient ! Calice, il ne faisait que ça. C’était bien ça le problème.

- « Numéro 78 ! »
- « Ouais, j’arrive… »
- « Bonjour monsieur, prenez place, je suis le docteur, que puis-je faire pour vous aujourd’hui ? Une petite grippe ? Une gastro ? »
- « Non doc, je pense que je suis malade. J’en ai vraiment assez. J’ai réalisé que j’haï ma job. Ça fait quinze ans que je suis là. J’ai un salaire correct, un travail qu’on pourrait appeler stimulant, mais je ne suis plus capable. Il y a quelque chose qui manque. »
- « Avez-vous essayé un traitement quelconque par vous-même ? » lui demanda le docteur.
- « Ben, j’ai commencé à lire des trucs politiques, à militer au syndicat. Je pensais qu’en changeant des choses, en m’associant avec mes collègues, je réussirai à me sortir de la merde, mais bon »
- « Qu’est-ce qui s’est passé ? »
- « C’est comme d’habitude, on s’est mis à revendiquer des améliorations aux conditions de travail. On a diffusé des tracts, on a manifesté durant nos heures de break, on a même réussi à faire voter un mandat de grève. On a tenu la ligne de piquetage durant deux semaines. Le négociateur du syndicat a réussi à nous faire gagner une bonne partie de nos revendications. C’est sûr qu’ils nous ont dit que dans une négo faut savoir en prendre pis en laisser, mais c’était quand même une victoire. »
- « Mais cela ne vous satisfait pas. »
- « Je sais pas. On a gagné, enfin, c’est ce qu’on me dit. Durant la grève, je me suis senti vivant. Mais depuis que je suis retourné au travail, il me semble que c’est pire qu’avant. On a eu presque tout ce qu’on avait demandé, mais il me semble qu’il manque de quoi. C’est dur à dire… »
- « vous souffrez d’un syndrome d’aliénation post-lutte revendicative, je crois »
- « Euh… »
- « C’est un cas classique. Vous avez lutté pour améliorer vos conditions de travail et malgré le fait que vous avez obtenu gain de cause en grande partie, vous avez la sensation que ce n’est pas assez, que cela aurait dû aller plus loin. »
- « Ça fait du sens, docteur, pensez-vous qu’on devrait recommencer ? Peut-être qu’on devrait se servir du rapport de force qu’on a réussi à créer pis en demander encore plus. On pourrait même aller voir d’autres bureaux pis voir si leurs employés ne sont pas intéressés à embarquer avec nous. Je sais que les syndicats embarqueront probablement pas là-dedans. »
- « Que voulez-dire ? »
- « Il y avait des groupes politiques qui diffusaient des tracts pour nous avertir de la trahison des syndicats, ils avaient peut-être raison. »
- « Considérez-vous avoir été trahi ? »

- « Ben, ils auraient pu demander plus, ils auraient pu essayer de faire étendre la grève, vous le dites vous-même que c’est pour ça que je me sens comme de la merde. »
- « À quoi sert un syndicat d’après-vous ? »
- « Ben, ça sert à défendre les travailleurs et travailleuses. Ça sert à nous représenter devant les boss pis à organiser des grèves pis des actions. »
- « Si la fonction du syndicat est de négocier vos conditions de travail, il me semble que ce n’est donc pas de la trahison lorsqu’il fait son travail, non ? Si vous en aviez obtenu un peu plus ou un peu moins, est-ce que cela aurait changé quelque chose ? »
- « Probablement pas... , mais on aurait quand même pu demander en demander plus. »
- « Et si vous les aviez eue ? »
- « Eh bien, on aurait pu en demander encore plus… »
- « Peut-être, mais si vous revendiquez, vous vous mettez en position de négociation, et dans une négociation, faut pas se surprendre s’il y en a qui négocient… Vous avez bien vu ce que cela donne. On fait des compromis, on est raisonnable. »
- « Je sais pas moi, on peut faire des revendications inacceptables pour le patron. Ça forcerait un confrontation, non »
- « Oui, mais la confrontation n’est pas du tout garante d’un dépassement. Si vous demandez quelque chose à votre patron, c’est que vous considérez qu’il est un interlocuteur valable. Ça veut dire que vous considérez qu’il a son mot à dire. Pis vous vous mettez à la merci de celles et ceux qui veulent négocier, qui sont prêts à accepter un peu, ou beaucoup, moins. C’est pour cela que limiter la critique des syndicats au seul fait que leurs dirigeants nous trahissent ne tient pas en compte que le problème principal est la fonction du syndicat, aussi démocratique ou de combat qu’il soit. Il sert à négocier le prix de la force de travail, c’est cela sa limite. Il est une machine à négocier et il ne peut donc pas dépasser la lutte revendicative. »
- « Vous avez p’t’être raison. Il me semble qu’on devrait s’organiser pour ne plus avoir de boss. C’est vrai ! On pourrait prendre le contrôle du bureau pis travailler sans lui, c’est sûr qu’on a pas vraiment besoin de lui. »
- « Oui, mais vous risqueriez de revenir me voir avec un syndrome d’aliénation post-autogestion, c’est pas plus joyeux… »
- « Un quoi ?!? »
- « Un SAPA, c’est moins connu, vu qu’il y a moins de cas étudiés, mais c’est aussi débilitant. »
- « tabarnak ! »
- « Vous disiez que durant la grève, vous vous sentiez vivant. Comment expliquez-vous cela ? »
- « C’est dur à mettre en mots, doc, on était ensemble, on travaillait pas. Ça ne veut pas dire qu’on ne faisait rien, on était pas mal occupé, mais c’était pas pareil. On s’organisait pour tenir la ligne de piquetage, on se parlait pour du vrai, on mangeait ensemble… On n’était plus des collègues qui font leur temps pis qui rentrent chacun chez soi après avoir punché, on était des gens qui s’entraidaient, qui vivaient quelque chose ensemble. »
- « Hmm » Opina le médecin. « Continuez… »
- « Il me semble que j’aurai voulu que la grève dure toujours. Il me semble que rentrer au travail après ce qu’on a vécu, même si on a obtenu des concessions, ça dur à prendre. Je suis pas sûr de comprendre votre affaire de syndrome d’autogestion. Me semble que sans boss on règlerait le problème, non ? On travaillerait pour nous. »
- « Dites-moi, c’est quoi le capitalisme, d’après vous ? »
- « Ben, c’est le fait de travailler pour un boss. C’est le fait d’être payé pour travailler et de se faire voler une partie de notre travail. »
- « À quoi sert le travail ? »
- « Ben il sert à produire des marchandises, à les faire circuler. »
- « Vous me parliez de « puncher » tout à l’heure, c’est donc votre temps de travail qu’on vous paye. »
- « Oui. »
- « La valeur qu’ont les marchandises est donc le temps de travail cristallisé en elles, c’est le fait que vous avez travaillé un certain nombre d’heures qui leur donne leur valeur. »
- « C’est ça doc, sauf qu’on ne nous redonne en salaire qu’un partie de cette valeur qu’on a produit, le reste va dans les poches du boss. »
- « Oui, la plus-value, mais le problème principal du capitalisme c’est qu’il est un processus de création de valeur. Le Capital est du temps de travail mort, fait par d’autres avant nous, le capitalisme le fait valoriser en utilisant du travail vivant, par notre activité. Vouloir autogérer votre lieu de travail ne change rien à cela. Si vous produisez des marchandises, donc du temps de travail cristallisé, de la valeur, vous n’avez pas changé grand-chose. Il n’y a que son organisation qui a changé. Le fait que le travail soit une activité aliénante, extérieure à nous et contraignante, reste intact. »
- « Vous dites que le fait de gérer notre lieu de travail, c’est juste une autre face du capitalisme ? »
- « Si l’activité demeure du travail, oui. C’est le problème des luttes autogestionnaires. Elles glorifient le travail. Elles posent le prolétariat, soit celles et ceux qui travaillent, comme devant prendre le pouvoir pour mieux gérer le travail. Il s’agirait simplement de mieux distribuer la plus-value et non d’abolir le travail et la valeur. »
- « Alors, on fait quoi ? »

- « Il nous faut plus que gérer ce qui existe. Vous disiez tout à l’heure que lors de la grève vous vous sentiez vivant, que vous ne travailliez pas, sans pourtant être inactifs. Que vous et vos camarades vous vous parliez réellement. C’est là-dessus qu’il faut compter. L’activité humaine libérée des chaînes de la production de valeur, c’est ça le communisme. Il faut chercher les points de fractures dans les luttes, les endroits où elle peut mener à autre chose, se dépasser, entrer en rupture avec le monde actuel. On commence par ne rien demander, simplement tout prendre, mettre en commun, créer de nouveaux rapports sociaux. Une bonne chimiothérapie sociale, c’est ça la révolution. »


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