Halim Mahmoudi : je suis dessinateur de presse et je ne suis pas Charlie
Halim Mahmoudi est dessinateur de presse franco-algérien. Depuis plus de quinze ans, il travaille pour la presse française et étrangère. C’est ainsi qu’il a rencontré l’équipe de Charlie Hebdo et noué des liens avec eux, notamment avec le dessinateur Tignous, décédé lors des attentats de Charlie Hebdo. Après ce mois de commémoration des attentats de janvier 2015, il a voulu s’exprimer et dévoiler son regard, critique, sur la notion de caricatures et mettre en lumière une autre voix du métier qui peine à se faire entendre.
Pouvez-vous vous présenter et nous raconter votre travail de dessinateur de presse ?
Je collabore ponctuellement avec des journaux différents. Je n’ai pas de journal de prédilection, même si je travaille très régulièrement avec le Psykopat ( mensuel BD d’humour) et les éditions du groupe La Rumeur. Car ces rencontres sont précieuses et rares, la liberté d’expression y est réelle, et aussi respectueuse que respectée. Malheureusement, ailleurs, dans la plupart des journaux, la liberté d’expression est enrayée par des considérations qui n’ont rien à voir avec le journalisme. La peur de perdre des lecteurs, un espace publicitaire ou celle des procès. C’est ici que la médiocrité, le nivellement par le bas et la censure se nichent.
Quand on réalise un dessin, peu importe le journal, on fait d’abord des propositions. C’est ensuite les rédacteurs en chef qui décident quel dessin sera publié, en fonction des considérations citées plus haut. Au détriment de l’humour et de l’intelligence car, en général, le dessin choisi est mou, voire carrément nul. Le dessinateur de presse le sait, et il s’autocensure en fonction. Un dessinateur qui ne s’autocensure pas respectera, de toute façon, naturellement, toutes les sensibilités. Il sera guidé par sa part d’humanité et son bon sens. Il invitera à rire avec lui, il gardera en tête qu’il fait de l’humour. Mais l’existence des règles, la précarité du milieu, le carriérisme et la muselière juridique ont créé une impasse. On n’exprime plus que des clichés, des choses préalablement mâchées et admises comme vérités. Plus le temps de réfléchir, ni dans un article ni en dessin. Il faut produire, plaire, survivre, vendre. D’où le règne des évidences, des conclusions hâtives, et outrances décomplexées bâties sur du vide. Aucune "révélation", aucune injustice n’est suivie par des faits, le journalisme n’a plus de pouvoir car la police cadre le périmètre et la justice verrouille.
L’actualité a remplacé l’information dans un perpétuel zapping. On passe sans arrêt à autre chose. Ça a déresponsabilisé les médias en les déculpabilisant. Cet angle mort est un "aléa moral" qui est apparu quand des actionnaires ont pu s’offrir des journaux... L’actualité n’est pas de l’information, c’est de la publicité, de la propagande. Et le dessin de presse n’a pas échappé au rouleau compresseur...
Depuis 2005, le moindre dessin dans un journal est appelé une caricature. En dépit de toute analyse graphique de base. Alors que si on ne fait pas dans la caricature, il y a une bonne raison. La caricature est mauvaise ! Mais aucun dessinateur de presse n’a trouvé étrange, et tous se sont laissés mettre une laisse de "caricaturiste" sans broncher. Nous avons servi la soupe aux mêmes incultes en col blanc qui auparavant ne s’étaient jamais gênés pour entraver notre liberté d’expression. Autant à l’étranger on peut tout aborder à condition de n’insulter personne, autant en France, on peut insulter qui on veut, mais on ne doit pas tout aborder. Par exemple, il sera plus facile de blasphémer une religion que les symboles de la République, ou encore rire d’une tuerie en Égypte oui...mais pas des attentats de Charlie Hebdo... Sous prétexte que Charlie Hebdo n’a fait que 7 couvertures sur l’Islam (sans compter les BD) et 13 sur l’Église, cela prouverait que Charlie n’est pas islamophobe. Ce raisonnement comptable est de la mauvaise foi à l’état pur ! C’est comme faire le décompte des blagues racistes de Marine Le Pen. Si elle en faisait plus sur les juifs que les arabes, ça voudrait dire qu’elle est antisémite, mais surtout pas raciste ?
C’est ça l’obscurantisme, le vrai. Celui qui détourne l’attention pour éviter la moindre analyse d’image sérieuse, avec des arguments et des faits. C’est à la portée de n’importe qui. Sauf qu’en un an, personne n’a réalisé d’étude visuelle des caricatures. Tout ce à quoi nous avons eu droit, c’est un étalage d’ignorance totale convoquant des vagues principes fondamentaux et complètement contradictoires. Après les erreurs, les mensonges, il fallait sauvegarder les apparences...
Comment en tant que dessinateur de presse, vous êtes-vous positionné sur le fameux “je suis Charlie” ?
Suite aux attentats de janvier, j’étais tétanisé par le choc, le refus d’y croire… Je connaissais les dessinateurs, et la douleur m’a submergé d’autant plus fort (particulièrement Tignous que j’avais revu 6 mois auparavant. On avait envie de faire quelque chose ensemble sur le TAFTA - Grand Marché Transatlantique). J’ai perdu des amis, des êtres humains, et non pas un journal. Et encore moins un état d’esprit que de toute façon je ne partageais pas.
Hors de question pour moi d’être Charlie ! Être Charlie ne veut strictement rien dire, ce n’est pas un trait d’identité... Ne pas être Charlie voudrait dire qu’on est contre la liberté d’expression, ou que l’on cautionne la barbarie. Pas de juste milieu. Aucune réflexion n’est autorisée, le totalitarisme prévaut. Le but était d’étouffer la liberté de penser par la liberté d’expression. Et ça a réussi. On est allé jusqu’à condamner des gens comme Tariq Ramadan de dire "je suis Charlie mais..." ou "oui pour la liberté d’expression mais...". Pourtant, ce n’est pas l’esprit critique qui est interdit, car des gens comme Emmanuel Todd ont pu librement critiquer Charlie. Ce qui est vraiment interdit, c’est d’être porteur d’une autre culture, une autre origine. Nous (les autres) apparaissons comme un danger pour leurs démocraties (les discriminations, les lois d’exceptions en sont la traduction concrète). Ces questions raciales ont toujours agité toutes les sphères d’un État qui n’a eu de cesse de ramener nos revendications d’égalité et de dignité à de simples questions identitaires. L’attitude post-coloniale raciste par excellence !
Moi, comme tout arabe ou noir en France, le moindre attentat m’a fait craindre que ce ne soit encore un des "nôtres" qui ait mal agi au nom de la religion. Il nous fait craindre d’être encore (et toujours) pris pour cible. Et ça finit toujours par arriver ! Mon dessin (ci-dessus) était ironique : Il disait que dans mon cas, ça allait être compliqué, voire impossible que je me joigne à la population française. Je disais "non" sans le dire ! Ce n’est même pas le luxe d’un positionnement de ma part, c’est de la salubrité morale. On est juste pas du même monde. Je n’ai pas découvert les gardes à vues entre 2007( grâce à Sarkozy qui avait généralisé la bévue aux classes supérieures), ni les violences policières en 2014 avec Rémy Fraisse. Leur conception de la liberté d’expression et de la satire, je m’en tape sérieusement !
Ils se permettent le luxe de questionner notre aptitude à l’humour, au second degré et à la liberté. Mais s’ils combattent tant l’obscurantisme c’est parce qu’ils le sont. L’obscurantisme est le reflet de leur ignorance. Le dialogue est inexistant. Ils lancent des petites balles dans notre direction, et on se fatigue à leur répondre, à se justifier dans le vide (intégration, laïcité, port du voile, le Hallal, déchéance de la nationalité, assignation à résidence...). Ils font des lignes de démarcation entre nous (insérés ou clandestins ? intégrés ou racailles ? modérés ou fondamentalistes ? laïcs ou barbares ?!). Est-ce que nous les traitons de cette façon, nous ? Non, le problème est là. Et je pense que nous avons tort... L’expérience de Stanford menée aux États-Unis dans les années 70 a démontré les effets pervers de l’autorité et de l’obéissance en présence d’une idéologie légitimée (sociale ou culturelle). L’expérience a révélé que ceux qui subissaient l’autorité, les "sujets" se constituaient prisonniers. Le rôle qu’on leur attribue les dépasse et conditionne leur comportement. Ils deviennent "fragiles et perturbés". Quant à l’autorité, elle surjoue son rôle, se sentant renforcée, elle abuse de son pouvoir encore et encore.... jusqu’à écraser le sujet. L’autorité totalitaire que nous subissons en France aujourd’hui relève de cela. De la même violence. Elle ne comprendra que le rapport de force ! Comme après les émeutes de 2005 qui ont forcé le gouvernement à débloquer le gel des subventions allouées aux associations de quartiers. C’est l’État qui doit être notre sujet, pas l’inverse. Donc non, ce n’est pas compliqué, je ne suis pas Charlie, parce que je n’ai pas le "gueule de l’emploi" voilà tout..
Juste après les attentats de janvier, vous avez été très sollicité et vous expliquez que des demandes de dessins vous ont été censurés notamment dans le cadre d’une exposition collective sur la "liberté d’expression", pouvez-vous nous raconter cet épisode ?
C’était juste après les attentats, il y a un an. Je recevais plein de demandes et d’invitations à dessiner en faveur de Charlie, de la défendre la liberté d’expression et tout ça. Là j’aurai pu être publié partout, avec un crayon qui pleure, ou qui se fâchent tout rouge. Mais j’ai décliné, d’abord parce que j’étais encore en deuil, il s’était à peine passé quelques jours... Je ne sais pas comment les autres faisaient mais moi, je n’avais pas la tête à cela. Avoir perdu quelques amis m’a dévasté le coeur ! Ensuite voir le racisme se propager, dans les actes islamophobes, les journaux, les mots, les abus et bavures sécuritaires m’ont blessé davantage encore. Nombreux de mes collègues dessinateurs de presse perdirent la tête dans une espèce d’hystérie guerrière contre l’obscurantisme. Ils réclamaient le droit de blasphémer comme si blasphémer c’était remettre en question quoique ce soit. En confondant un dessin satirique avec une caricature. Ils voulaient la liberté d’expression totale et non négociable, et seulement à partir du moment où des confères étaient morts pour des dessins.... Comme si avant ce drame, c’était la fête au village !
C’est dans ce contexte là que j’intéressais les médias. Un dessinateur de presse satirique français de culture musulmane qui chante la marseillaise, ça serait idéal. Sauf que les journaux veulent entendre le dessinateur, mais pas l’arabe. Mes réponses à leurs interviews furent censurées, parce que je retournais cette sale histoire des caricatures comme une crêpe. Et donc pas de publication au motif que ça pourrait "poser problème".
L’exposition collective sur la liberté d’expression s’intitulait "Faut rigoler". Elle était en hommage à Wolinsky dessinateur de Charlie Hebdo. C’était lors du "Maghreb des Livres" qui eu lieu à la Mairie de Paris début Février 2015. J’avais envie de faire des dessins alternatifs, offrir une voix différente, habituellement réduite au silence. Comme la mienne ou celles de nombreuses personnes arabes, noires et/ou musulmanes qui allaient venir au Maghreb des Livres. J’avais envie qu’ils voient d’autres dessins, une autre conception de la liberté d’expression, vécue de l’intérieur. Les erreurs et les mensonges de Charlie Hebdo. Je voulais leur "parler", dire quelque chose de positif sur nous qui étions isolés, pris en otages par le traitement post-charlie. Deux petites heures après que j’ai accroché mes dessins au milieu de ceux des autres, ils ont tous été retirés. Entre temps, Anne Hidalgo était venue dire bonjour avec ses sbires. On m’a dit que des gens s’étaient offusqués de mes dessins. Pourtant moi j’en avais vu qui riaient et prenaient même des photos. Alors je ne comprenais pas... Mais tant pis, je n’ai pas insisté.
Quelques journaux et revues communautaires ont eu vent de l’affaire, et me signifiaient qu’ils voulaient me soutenir. Qu’il ne fallait pas que l’on se laisse écraser de la sorte par la chape de plomb qui s’était abattue sur nos communautés. Mais un seul dessin à été publié dans un seul de ces journaux. Avec une petite annotation pour expliquer ou justifier je ne sais quoi.. Les autres ont fait comme on le fait d’habitude, raser les murs. Ils étaient peut-être tenus par des subventions, des publicitaires, ou l’envie de ne pas faire de vagues, je ne sais pas. Tout ce silence m’a fait encore plus mal. Nous sommes beaucoup plus que divisés, complètement isolés les uns des autres. Il n’y a pas pire censure au monde que la nôtre propre !
Vous contestez l’idée de liberté d’expression qui est brandie lorsque l’on parle des caricatures en évoquant la citation d’Henri Gustave Jossot (fondateur de l’Assiette au beurre, magazine hebdomadaire humoristique et satirique illustré français fondé le 4 avril 1901), "la caricature est un exutoire de la haine". Et vous allez plus loin en faisant le parallèle entre les caricatures haineuses à l’encontre des juifs des années 30 et celles d’aujourd’hui à l’encontre des musulmans. Pourquoi ?
Exactement ! C’est même plus qu’un simple parallèle. Il s’agit de la même chose, la même peur qui fabrique la même logique de haine. L’obscurantisme occidental se réclame de la raison, comme le disait Pierre Bourdieu. L’islamophobie vise moins la religion que les cibles "étrangères" habituelles avec les mêmes clichés racistes. Tout ce qui est culturellement visible, différent, étranger, et non blanc est dangereux, c’est de la propagande, rien d’autre. Les caricatures de l’ "Infâme Juif" du début du XXe siècle participaient du même délire collectif guerrier au nom des intérêts industriels. Cette époque était en crise comme aujourd’hui. Les médias mordaient la poussière ou mettaient la clé sous la porte. Henri Jossot, lui, est parti vivre en Tunisie en voyant le désastre de ses concitoyens qui allaient faire la guerre pour des industriels. Il s’est même converti à l’islam ! Mais cela personne ne le dit aujourd’hui, que l’un des plus grands dessinateurs satiriques français a eu cette vie, et cette indépendance là. Tout semble concourir pour que le monde arabe ne soit pas reconnu comme une grande civilisation, mais plutôt comme un ennemi trouble et ambigu.
Les caricatures anti-juives d’avant-guerre sont les mêmes si on les regarde bien. Ce sont des portraits grossiers insultants, soulignant une menace, un danger par l’entremise de traits physiques exagérés qui aujourd’hui sont devenus des traits de contours psychologiques dangereux. La liasse de billet remplace le faciès avare des juifs. La bombe ou le couteau illustre la menace fantasmé que représente le monde arabe aux yeux de l’Occident. Les caricatures illustrent moins les gens qui sont représentés que la vision qu’en ont ceux qui dessinent, et observent. La caricature traduit surtout le racisme. C’est pourquoi elles sont les mêmes aujourd’hui, qu’en 1930. Particulièrement celles du Jylland Posten. L’Occident a défendu des caricatures qui graphiquement sont identiques à celles des nazis et antisémites, une charge portraiturée, sans titre, sans dialogue ni mise en scène, aucune volonté de faire rire ou réfléchir. Rien n’est plus explicite et directe qu’une caricature. C’est une attaque, rien d’autre ! Absolument rien d’autre que la violence d’une peur exprimée par des sentiments racistes. On déshumanise complètement non pas un seul individu, mais toute une communauté d’appartenance, d’origine, ou de croyance. C’est de l’appel à la haine raciale. Elle n’appelle que la violence de masse, la vindicte populaire, la condamnation en place publique. L’abominable déshumanisation de l’autre. Quand on déshumanise quelqu’un, comme les juifs avant ou les musulmans aujourd’hui, on prépare les pires passages à l’acte, les violences de masse les plus meurtrières.
Est-il nécessaire de rappeler que les caricatures juives d’avant guerre sont interdites grâce à la Shoah ? Que la moindre caricature qui indigénise un africain est jugée raciste seulement grâce à l’esclavage ? Que la caricature est donc bel et bien le dessein du pire des racismes, et que malheureusement seul un drame absolu peut l’ "invalider" ? C’est tout cela la caricature en regard de l’histoire, si nous la regardons en face. Et si nous ne confondons pas dessin d’humour avec caricature.
Au plus fort du procès de Charlie Hebdo, un autre dessinateur, ancien collaborateur de Charlie a été condamné pour avoir caricaturé un flic avec un groin de cochon. On peut donc caricaturer un prophète mais pas un flic... Et la raison est simple parce que la caricature est dangereuse. L’État l’a bien compris. La loi condamne le blasphème des symboles nationaux ! La haine du drapeau, la haine de la République est condamnable...mais pas la haine des religions. C’est dangereux, car on stigmatise une population pour une appartenance (culturelle, ethnique, religieuse..) et on la montre comme cible à éliminer, à abattre. On fabrique le même consentement qui a convaincu l’opinion publique de l’infériorité des indigènes africains, ou de l’extermination des juifs comme salubrité nécessaire.
Aujourd’hui comment êtes-vous perçu dans la profession ?
Je ne sais pas si je suis réellement ou pas du tout isolé. Ni comment je suis exactement perçu par mes pairs. Et le mieux est de ne point s’en préoccuper, j’y perdrais mon énergie, et ma santé. Comme le dit l’adage "Il vaut mieux être détesté pour ce que l’on est, qu’être aimé pour ce que l’on n’est pas".... N’importe qui serait d’accord avec cela.
La perception, les relations ne sont jamais exprimées clairement. Sinon, elles passeraient pour ce qu’elles sont réellement, de l’intolérance et de l’étroitesse d’esprit. Quand cela arrive, vous êtes juste gentiment poussé vers la sortie, ou la marge (silence des journaux et festivals de dessin de presse). Peu importe que je puisse avoir connu Charlie Hebdo, et avoir été ami avec Tignous, ce n’est pas cela qui est pris en compte. Les attentats ont, bien entendu, cristallisé les passions mais même avant, c’était déjà comme ça. Il vous suffisait de faire des dessins un peu trop dérangeants et vous n’étiez simplement pas invité à publier dans tel journal. Ainsi, un dessin qui critique les militants trouvera plus facilement sa place dans Les Échos, ou Le Figaro, que dans un journal comme Libération ou Politis. Le pire, ce sont des dessins qui se moquent de la cabbale contre Dieudonné, de l’unité nationale, de l’esprit Charlie ou tout ce qui va à contre courant de la pensée dominante. Les dessins les plus satiriques en France font dans les lieux communs comme le racisme, le sexisme, le patronat ou les dérives politiques. La liberté d’expression est délimitée.
Le dessin de presse est un milieu très particulier, comme tous les métiers d’arts. Les individus ont des "carrières" à gérer, ce qui explique l’absence, ou la faible solidarité dans ces milieux-là. Ceux qui réussissent à percer, referment la porte derrière eux, et pérennisent leur carrière ad-nauséum. Le dessin de presse n’échappe pas à la règle. Les journaux publient des noms, des signatures connues. Les dessinateurs font des OPA individuels, ainsi Cabu salarié à Charlie, l’était aussi au Canard Enchaîné et dans d’autres journaux. Plantu est le dessinateur du Monde, de L’Express et la fête continue... Ils verrouillent les entrées. Ils sortent des livres, exposent partout, vendent des originaux.
Ce qui explique qu’aujourd’hui, ce sont ces gens-là qui ont la parole. On les écoute en boucle, sur le métier de dessinateur de presse et la liberté d’expression. A répéter ce qu’on leur a demandé de dire, que le métier est devenu un petit peu dangereux, qu’un dessin c’est pas bien méchant, et que la liberté d’expression, elle, est belle.
J’étais allé voir Charlie Hebdo après l’incendie de leurs locaux. Tout le monde était absent ce jour-là, il n’y avait qu’une femme dont je ne me rappelle pas le nom. J’avais apporté des dessins satiriques qui remettaient clairement leurs conceptions de la caricature et de la liberté d’expression en cause. Je voulais leur apporter un point de vue différent, une ouverture, une issue. Cette femme a regardé les dessins et s’est mise en colère, elle ne comprenait pas ma démarche, m’a dit que je n’avais qu’à apporter ces dessins au Figaro. Même en lui expliquant, elle restait campée sur ses positions. Hors de question de remettre en cause la ligne de Charlie, surtout pas dans le journal. Elle haussa le ton avec ses grands gestes, son impatience. Mes dessins avaient fait mouche. Plus tard, j’en ai discuté avec Charb qui avait pris le temps d’écouter, et de comprendre mon point de vue. Il admit même que mon avis sur les caricatures était pertinent. Mais pour lui, la liberté d’expression était tout ce qui importait. À chaque argument, il opposait le risque de recul sur les libertés. Il n’y avait rien à faire... et surtout pas de terrain d’entente. Sinon, ça reviendrait à donner raison à ceux qui avaient tort. Mais dans ce cas là, qui avait tort ?