Saïd Bouamama dénonce, avec raison, un certain nombre d’éléments de la situation française ou internationale : un nationalisme jacobin dont une interprétation chauvine de la laï-cité constitue l’un des piliers ; un passé colonial dont le bilan n’a toujours pas été clairement effectué (1) ; une tendance assimilationniste qui traditionnellement ignore les difficultés de vie des migrants ; les discours et la logique sécuritaires ; un racisme qui frappe plus particulièrement les personnes de culture arabo-musulmane ; une « dramatisation », un « catastrophisme » et une manipulation des peurs à propos de l’essor de l’islam en France ; une conjoncture mondiale marquée par une attaque généralisée contre les acquis de l’Etat-providence, acquis en partie liés aux combats du mouvement ouvrier, etc.
Par contre, il reprend à son compte l’un des lieux communs de la propagande stalinienne : « la fin du monde bipolaire a fait disparaître les freins à la logique capitaliste basée sur la recherche du profit maximum ». Comme si les démocraties populaires et l’URSS n’avaient pas été des centres d’accumulation primitive fondée sur les méthodes d’exploitation les plus barbares y compris (et cela perdure en Chine) l’utilisation de la main d’œuvre carcérale et concentrationnaire ! S. Bouamama colporte également un autre cliché (du réformisme altermondialiste celui-ci) : cette même « fin du monde bipolaire » aurait « enclenché » la mondialisation - alors que cette mondialisation est consubstantielle au capitalisme.
Malheureusement, ces éléments du contexte national ou international ne permettent pas de comprendre pourquoi le débat sur le hijab a pris une telle ampleur en France, ni surtout de définir une position politique à propos d’un attribut vestimentaire qui représente beaucoup plus qu’un simple « foulard ».
Une discussion sans aucune base… matérielle ?
Ce qui frappe, à la lecture de ce texte, c’est d’abord l’argument massue de départ, répété d’ailleurs à plusieurs reprises. Le nombre de jeunes filles portant le voile dans les établissements scolaires français serait en baisse. Sur quoi se fonde cette affirmation ? Uniquement sur les déclarations de la médiatrice de l’Education nationale, Hanina Chérifi, chargée d’arbitrer les conflits dans ce secteur. Premier problème : cette médiatrice, comme son nom l’indique, n’intervient que lorsqu’on l’appelle, c’est-à-dire lorsque l’administration et le corps enseignant n’arrivent pas à trouver de compromis avec une élève « voilée ». Ces compromis étant fort divers, il est statistiquement impossible d’estimer le nombre de jeunes filles réellement concernées par le port du « foulard ».
Par conséquent, les chiffres fournis par la médiatrice ne traduisent qu’une partie du phénomène. Pourtant notre sociologue « oublie » de mentionner ce « point de détail ». Pourquoi ? Tout simplement parce que cela enlèverait pas mal de crédibilité à son argumentation.
Mais admettons, avec lui, que le nombre de jeunes filles voilées ait diminué dans les établissements scolaires depuis quelques années. Cela rend-il automatiquement la polémique et le vote d’une loi sur les « signes religieux ostensibles » absolument « artificiels », comme l’affirme S. Bouamama ? Oui, mais seulement si l’on ferme les yeux sur l’extension du hijab et autres attributs vestimentaires « musulmans » dans tous les lieux publics, si l’on néglige une visibilité grandissante qui ne tient pas seulement à l’exploitation politique ou médiatique dont elle est l’objet.
Ce n’est qu’en tenant compte de sa plus grande présence dans l’espace public que l’on peut comprendre pourquoi le hijab est l’objet de tant de polémiques, même si (mais cela reste à démontrer statistiquement) le nombre de « voiles » diminue dans l’espace scolaire depuis quelques années. Ce n’est pas ce dont la plupart des intervenants ont débattu, nous objectera-t-on. Certes, mais c’est pourtant cette diffusion du hijab qui constitue la base matérielle et rationnelle des polémiques sur le hijab. Il est bien sûr impossible de mesurer en termes statistiques combien de femmes et de jeunes filles portent le hijab aujourd’hui en France, mais il est difficilement contestable que ce « signe religieux ostentatoire » soit de plus en plus présent dans l’espace public. Il faut donc creuser davantage les bases matérielles de la discussion sur le « foulard islamique ». Un sociologue travaille en principe avec des chiffres et des données concrètes recueillies sur le terrain. Or, l’article de M. Bouamama ne nous livre aucun chiffre ni sur l’importance des populations immigrées en France, originaires de zones où la religion musulmane est religion d’Etat ou en tout cas influence fortement la vie culturelle et sociale, ni sur la composition de ces migrations et de leur descendance, notamment le rapport entre le nombre d’hommes et de femmes, ni sur les discriminations renforcées dont sont victimes les migrantes (taux de chômage et d’emplois à temps partiel bien supérieurs à celui des Françaises).
Si M. Bouamama s’était penché sur ces données matérielles, au lieu de se livrer uniquement à une « déconstruction » partiale des discours des partisans de la loi, il aurait constaté que l’immigration des pays dits « musulmans » a évolué depuis un siècle ; que la fermeture des frontières depuis 1974 a considérablement accru les migrations dites « familiales » en France comme dans toute l’Europe et que cette base matérielle incontestable permet de comprendre pourquoi la discussion sur le hijab n’a pas éclaté en 1910, en 1930, ou en 1960, mais justement quand une fraction importante des migrants est devenue des… migrantes.
Un antiracisme anhistorique ?
Soucieux de rester dans le ciel éthéré des concepts, Saïd Bouamama n’a pas non plus une approche rigoureuse au niveau de l’histoire des idées. Il ignore sciemment trente ans de discussions idéologiques en France et en Occident et l’importance prise par les idéologies multiculturalistes depuis les années 60. S’il s’était un minimum penché sur l’histoire des idées, il aurait découvert que la façon dont on dénonçait le racisme dans les années 50 et 60 diffère radicalement de l’idéologie antiraciste actuelle. On peut considérer qu’il s’agit d’un progrès, mais on ne peut faire une croix sur l’histoire de l’antiracisme et le changement intervenu dans ses fondements théoriques.
Commençons par deux anecdotes personnelles. Mon père, mon oncle et ma tante ont définitivement quitté les Etats-Unis et émigré après 1945 parce qu’ils ne supportaient ni qu’on les étiquette comme Noirs (qu’on les « essentialise », dirait notre distingué sociologue), ni que toute leur vie affective, matérielle et professionnelle soit conditionnée par leur appartenance « raciale » (rappelons qu’à l’époque les rapports sexuels entre individus de « race » différente étaient passibles de lourdes peines de prison dans un certain nombre d’Etats, que l’accès au droit de vote, à l’instruction et à la plupart des emplois qualifiés était interdit aux Noirs américains, etc.). Pour des raisons philosophiques et politiques, ils étaient délibérément colour blind, « aveugles aux couleurs », et refusaient de considérer les différences de pigmentation comme des critères de classification valable des êtres humains.
Quand je militais au MRAP dans les années 60 en France, cette association antiraciste était à l’époque, elle aussi, « aveugle aux couleurs ». Nous dénoncions toute théorie des races, toute classification des êtres humains selon leur couleur de peau, leur prétendue origine ethnique ou leur religion. Nous nous fondions bien sûr sur l’universalisme républicain « à la française » mais aussi sur les résultats d’un colloque de l’Unesco, « La science face au racisme » qui avait établi de façon définitive, du moins le croyions-nous à l’époque, qu’il n’y avait plus aucune raison de caractériser les individus selon leur couleur de peau - même si les manuels scolaires français diffusaient encore de belles photos des « races jaune, "rouge", noire et blanche ».
Aujourd’hui, grâce notamment à SOS Racisme et aux idéologues du « respect de la différence », à certains intellectuels d’extrême gauche et sociaux-démocrates, mais aussi suite aux visions que les Antillais, les Arabes, les Africains et leurs descendants vivant en France ont forgées d’eux-mêmes (sous l’influence notamment de la culture anglo-saxonne), s’est généralisé un vocabulaire « cool », « branché » et… racial, valorisé par les minorités et repris par la majorité dite « blanche » ou « européenne ». C’est le tristement célèbre « Black, Blanc, Beur » de SOS Racisme avec ses variantes « feuj » et autres « renois » ou « rebeus ». Dans le débat sur le voile en France, ce ne sont donc pas uniquement les preux chevaliers de l’antiracisme qui s’affrontent aux racistes conscients ou inconscients, comme le prétend Saïd Bouamama, mais deux conceptions de l’antiracisme, radicalement différentes, la seconde fortement influencée par le modèle communautariste et ségrégationniste anglo-saxon, la première reprenant généralement de façon acritique le modèle assimilationniste français.
Et la seconde conception, celle des Taguieff, Debray et Tribalat par exemple, n’a rien à voir avec un « racisme respectable ». On peut reprocher à cette conception son nationalisme arrogant, sa valorisation acritique du modèle assimilationniste français, son apologie des vertus de l’Etat bourgeois, son conformisme social ; on peut trouver les analyses de Taguieff verbeuses (mais à cette aune-là le texte de S. Bouamama présente le même défaut) ou considérer que Michèle Tribalat, en réclamant le fichage ethnique des Français à des fins statistiques et pour mieux lutter contre le racisme, défend surtout son pré carré de chercheuse au CNRS sans envisager les conséquences pratiques désastreuses d’une telle mesure. Mais, pour le moment ni Tribalat, ni Taguieff, ni les féministes dites « laï-cardes » n’ont, à ma connaissance, employé des arguments racistes. En assimilant donc tous les partisans de la nouvelle loi et tous les partisans de l’ancien antiracisme à des racistes et des colonialistes inconscients, M. Bouamama ne se livre qu’à une polémique facile et stérile, qui lui permet de disqualifier ses adversaires, sans prendre la peine de répondre à leurs arguments.
L’islam politique, connais pas !
Saïd Bouamama n’aime ni les chiffres ni les dates, ni l’histoire des idées, ni les faits concrets. C’est pourquoi il discute de la question du voile sans évoquer une seule fois de façon concrète l’origine politique du « hijab ». Apparemment il n’a jamais entendu parler de la révolution iranienne et des contraintes « vestimentaires » que cette révolution a imposées par le fouet, l’emprisonnement, la peine de mort et la lapidation aux Iraniennes. Il n’a jamais entendu des « crimes d’honneur » pratiqués en Jordanie comme en Irak au nom de l’islam, et à une échelle heureusement bien plus limitée en Suède, en Grande-Bretagne ou en France. Il n’a jamais entendu parler ni des talibans, ni du GIA ou du FIS algériens, ni du Refah turc, ni des Frères musulmans égyptiens, ni du Hamas palestinien, ni du MMA pakistanais. Il n’a jamais entendu parler des cliniques privées où les bourgeoises indonésiennes emmènent leurs filles se faire faire une « excision symbolique » (une ablation d’un peu de peau sur le clitoris) au nom de l’islam. Il a seulement (vaguement) entendu parler du 11 septembre dont il prétend que cet attentat a changé les mentalités. M. Bouamama réussit à passer sous silence une guerre qui dure depuis plus de trente ans. Cette guerre menée par les forces de l’islam politique (tantôt avec le soutien de l’impérialisme américain, tantôt contre lui) ne se limite pas à un simple conflit idéologique entre l’ultraconservateur Huntington et quelques jeunes filles qui décideraient « individuellement » de prendre le voile parce qu’elles font une crise d’adolescence, ou une crise identitaire, à tonalité religieuse (ce type de crise est certes possible, mais le phénomène est statistiquement infime, vu le poids que font peser sur ces adolescentes la structure fortement patriarcale de leurs familles, la cristallisation de communautés ethnico-religieuses (2), le militantisme des minorités intégristes et islamistes, les gangs qui essaient de contrôler les banlieues populaires en terrorisant le « sexe faible », etc).
En caricaturant Huntington - le « choc » des civilisations que, rappelons-le, ce dernier prétend vouloir éviter devient, sous la plume de Saïd Bouamama, une « guerre des civilisations » (sic) que l’idéologue conservateur souhaiterait légitimer (3) ! -, notre sociologue pressé de dénoncer le prétendu racisme de tous les partisans de la loi oublie l’essentiel : il existe des tendances politiques fortes dans les pays de la zone culturelle arabo-musulmane comme en Asie, qui mènent une lutte politique déterminée, lutte qui passe par l’usage de la terreur contre leurs propres peuples. Et ces partis islamistes ont d’ « honorables correspondants » en Europe.
Faut-il pour autant crier au complot intégriste en France, complot qui expliquerait pourquoi le port du voile a pris de l’ampleur en France ? A voir les quelques centaines de personnes qui se rendent aux manifs des fondamentalistes musulmans, on peut en douter pour le moment. Par contre, ces gens-là savent très bien saboter les réunions de Ni putes ni soumises dans les banlieues populaires, quitte à mandater les mêmes émissaires de ville en ville et à envoyer en première ligne des jeunes filles « voilées » qui considèrent que la libération de la femme passe par… le port du hijab !
L’ « ethnicisation » des questions sociales : discours officiels et réalité
Saïd Bouamama a raison quand il écrit que les questions sociales sont de plus en plus « ethnicisées » dans les discours politiques officiels. Mais il oublie deux faits fondamentaux : 1) Les questions sociales ont toujours été « ethnicisées » en France dans les conversations quotidiennes, dans les banlieues ouvrières, comme dans les beaux quartiers : étant métis et fils d’un Noir américain et d’une Franco-Portugaise, cela fait 54 ans que j’entends des réflexions racistes à l’école, à la fac, à l’armée et au boulot. La principale différence entre les années 50-60-70 et aujourd’hui c’est que le discours ethnique et/ou raciste s’exprime ouvertement dans la bouche d’intellectuels, de journalistes et d’hommes politiques de droite et de gauche, qu’il a acquis droit de cité par l’intermédiaire des succès électoraux du FN mais aussi par d’autres voies plus inattendues. Mais il faut être aveugle et sourd (ou alors être arrivé en France seulement depuis quelques années) pour croire qu’il s’agirait uniquement d’une question idéologique liée à l’effondrement de l’Union soviétique après 1989 et à la phase de « régression libérale » que traverse le capitalisme mondial.
2) Ce n’est pas seulement la droite qui « ethnicise » les questions sociales. C’est aussi la « gauche », qu’il s’agisse de SOS-Racisme, de Tarik Ramadan, des intellectuels conseillers du prince Mitterrand (Touraine, Wieworka, etc.), de certains militants d’extrême gauche, etc. Il est curieux d’ailleurs que M. Bouamama ne mentionne à aucun moment les recommandations de la commission Stasi (la proposition d’augmenter le nombre de fêtes religieuses, la formation des imams favorisée par l’Etat, etc.) ni la constitution du Conseil consultatif du culte musulman. Il n’arrête pas de protester, dans son texte, contre l’ « ethnicisation » qui serait, selon lui, provoquée par les partisans de la loi, mais il n’a pas un mot pour dénoncer le financement des écoles privées (à 95 % catholiques) par l’Etat, le statut particulier de l’Alsace-Moselle, l’union sacrée gauche-droite pour contraindre les prétendus « musulmans français » à former une communauté religieuse et à se doter d’une représentation, etc. Il nous explique doctement que, « en matière identitaire, toutes les pressions de négations ne peuvent susciter que des réaffirmations de plus en plus caricaturées », mais il « oublie » de mentionner toutes les affirmations identitaires qui contribuent, elles aussi, à construire des identités imaginaires de plus en plus caricaturales.
Lutte de classe et laï-cité
Saïd Bouamama dénonce ceux qui remplacent la « conscience de classe » par une « conscience de race », mais on ne comprend guère de quelle classe il parle, car nulle part dans son texte il ne fait référence à la classe ouvrière, à l’analyse marxiste qui a toujours combattu les discours identitaires qu’il essaie de nous refiler en contrebande.
Notre sociologue dénonce ainsi l’ « islamophobie » actuelle tout en regrettant la disparition de la « conscience de classe ». S’il s’agit là d’une allusion aux positions de Marx sur la religion, le coup de chapeau discret est plutôt maladroit. Si Marx écrivait aujourd’hui un livre sur « La question musulmane » ses propos ne seraient pas moins « islamophobes » qu’ils n’étaient hostiles au judaïsme (voire, dans certaines de ses formulations les plus ambiguës, aux Juifs en tant que peuple) il y a cent cinquante ans.
Quant à la question de la laï-cité, il est évident que derrière sa défense se cachent toutes sortes de gens peu recommandables. Mais là encore pourquoi brandir comme un argument décisif le fait que Le Pen soit en faveur de la nouvelle loi si l’on cache que Philippe de Villiers, compère de Le Pen en xénophobie, ait voté au Parlement contre cette même loi ? Saïd Bouamama est-il un complice de Philippe de Villiers (ou du Vatican) parce que tous deux s’opposent à la loi sur les signes religieux ostensibles ? Ce type d’argument ressort de la polémique facile, pas d’une discussion théorique sérieuse.
Saïd Bouamama a une curieuse vision de l’histoire de la laï-cité en France. Il nous explique que l’école est aujourd’hui « présentée comme le terrain de combat essentiel contre ce "nouvel ennemi" qui est le "foulard", le "communautarisme" », etc. Il « oublie » curieusement de se pencher sur les raisons particulières qui ont fait que les laï-cs (toutes tendances confondues, des anarchistes athées aux catholiques modérés en passant par les francs-maçons et les socialistes) ont dû s’affronter à l’Eglise catholique, lui imposer des règles que celle-ci n’était pas encline à accepter avant 1905. Si « manipulation » il y a actuellement, cette manipulation fait appel à un élément essentiel de la mémoire collective qui a au moins un aspect positif (totalement oublié actuellement) : il y un siècle, la laï-cité faisait partie d’un combat plus large pour l’égalité de tous les citoyens et contre la mainmise de l’Eglise sur l’enseignement et l’espace public.
Comment peut-on écrire sans rire que « certaines jeunes filles » portent le jijab pour exprimer une « réaction de protection à [des] dégradations du cadre scolaire » ? Quand on est un écolier ou une écolière, si l’on veut lutter pour obtenir plus de profs, moins d’élèves par classe, un enseignement de qualité, alors c’est un combat collectif qu’il faut mener avec tous ses camarades de collège ou de lycée. On ne voit vraiment pas comment ce que Bouamama nous présente comme une réaction purement individuelle marquée par un retour au religieux aurait le moindre rapport avec une volonté d’amélioration du système scolaire. D’ailleurs, si l’on avançait une hypothèse aussi baroque à propos d’un jeune juif qui déciderait soudain de porter la kippa à l’école, ou d’un jeune catholique qui raterait ses cours le matin parce qu’il souhaiterait soudain aller tous les jours à la messe, aucun analyste ne prétendrait que ces jeunes gens comptent réagir à la « dégradation » de l’enseignement ou se protéger contre elle !
Notre sociologue a raison de s’opposer à la nouvelle loi contre les signes religieux ostensibles et de dénoncer certains des arguments employés pour la soutenir. Malheureusement ses accusations de racisme ou de colonialisme inconscients ne convaincront aucun enseignant sincèrement antiraciste, bien au contraire. Tout comme Pierre Tévanian qui, dans un texte intitulé « De la laï-cité égalitaire à la laï-cité sécuritaire » sur le site Les mots sont importants, compare les profs aux colons d’Algérie et le petit personnel de l’Education nationale (les ATTOS) aux colonisés ( ? !) à partir d’UNE anecdote concernant l’origine ethnique des uns et des autres dans UN SEUL établissement scolaire - celui où il enseigne -, Saïd Bouamama use de l’artifice de la culpabilisation de l’ « homme blanc », relevée en plus par l’accusation de « lepénisme », qui permet de réduire encore plus l’intérêt du débat, en assimilant les opposants à la loi sur le voile à des lepénistes inconscients.
Universalisme = paternalisme ?
Mais c’est seulement à la fin de son article que Saïd Bouamama nous dévoile véritablement à partir de quel point de vue il aborde la question du hijab. Il nous apprend en effet que l’universalisme équivaudrait à une forme de « paternalisme », reprenant ainsi les arguments à la fois des multiculturalistes anglo-saxons et des groupes intégristes et islamistes au « Sud » comme au « Nord ». Effectivement il existe des droits (de l’homme et de la femme) qui ont une valeur universelle. Et ces droits, bien mal appliqués dans les métropoles impérialistes (mais c’est une autre discussion) entrent en contradiction avec certaines traditions culturelles : de la mutilation du clitoris ou de l’infibulation (traditions prémusulmanes) à la polygamie reconnue par le Coran, en passant par les « crimes d’honneur » (qui sont loin d’être une spécialité « musulmane ») le statut juridique inférieur de la femme dans la charia ou l’interdiction des transfusions sanguines (pour les témoins de Jéhovah) ou de l’avortement (pour les chrétiens), on se trouve effectivement devant des valeurs inconciliables avec celles que prétendent défendre les droits de l’homme et de la femme.
Face à cette irréductibilité, quelques imams illuminés ou militants intégristes tentent de justifier les pratiques les plus barbares. Mais dans les métropoles impérialistes, ce type de discours a peu de chance d’avoir un grand succès, y compris dans les « communautés » ethnicoreligieuses déjà cristalléisées ou en formation. Alors on voit essaimer de multiples faux-culs qui essaient de combiner citoyennisme altermondialiste et charia (version Tarik Ramadan), ou respect de l’islam et républicanisme (avec de nombreuses sous-versions : celle de l’UOIF, proche des sinistres Frères musulmans, ou celles, un peu moins antipathiques car favorables à une véritable révolution des Lumières en terre d’islam, du psychanalyste Malek Chebel ou de Soheib Bencheikh, mufti de Marseille).
Certains, comme Tarik Ramadan, demandent un « moratoire » pour la lapidation : ce terme est très ambigu puisqu’il signifie comme l’indique le Larousse : la « SUSPENSION volontaire d’une action » (sens que lui donne Ramadan quand on l’interroge) mais aussi un « délai que l’on s’accorde avant de POURSUIVRE UNE ACTIVITE » (sens que lui donneront certainement les oulémas réactionnaires avec lesquels Ramadan souhaite entamer un dialogue). D’autres considèrent que, pour des raisons « culturelles » l’excision ne devrait pas être punie par la loi française ou alors pas trop sévèrement.
Mais avant de crier au « paternalisme » occidental, il faudrait peut-être s’intéresser à ce que disent les militantes et militants laï-cs ou de gauche du Moyen-Orient, les associations de défense des droits des femmes au Mali, au Burkina-Faso, en Inde, au Pakistan, en Jordanie, en Tunisie ou en Indonésie. On s’apercevrait alors que leur universalisme n’a rien de « paternaliste », bien au contraire. Il correspond aux intérêts des femmes, alors que le multiculturalisme à la sauce bouamamesque répond, qu’il le veuille ou non, aux intérêts des hommes qui veulent perpétuer les traditions machistes et patriarcales…… pour les femmes non occidentales (les multiculturalistes « blancs » ou « blanches » peuvent dormir tranquilles) ! Lorsque notre sociologue distingué écrit « c’est pour les émanciper qu’il faut les contraindre », sous-entend-il qu’il faudrait, dans chaque pays, adopter des lois différentes selon le sexe, la religion, l’origine ethnique, etc. ? On nous permettra de considérer une telle conception, ou même le refus de prendre clairement position sur une question démocratique aussi essentielle, comme un formidable retour en arrière, même si la situation est loin d’être idéale dans l’Hexagone : c’est d’ailleurs le choix catastrophique qu’a fait un pays comme le Canada où des tribunaux religieux (juifs, catholiques et musulmans) ont le droit d’intervenir dans les conflits conjugaux et en matière de justice civile, et où leurs décisions doivent être respectées par les tribunaux laï-cs.
Respect des « besoins identitaires » ou respect de l’égalité ?
Saïd Bouamama affrme que les jeunes filles ont un « besoin identitaire contemporain » qui ne proviendrait « ni d’une simple imposition parentale », « ni d’une importation étrangère », « ni d’une tradition dépassée ». Malheureusement, restituer toute la complexité des causes d’un ou de plusieurs comportements individuels n’est en aucun cas suffisant pour déterminer une position politique. De plus, pour un militant (et sans doute aussi pour un théoricien des sciences sociales), l’interprétation d’un comportement collectif ne se réduit pas à la simple addition de témoignages individuels. Prenons quelques exemples : ce n’est pas parce que certaines femmes se prostituent librement, que les révolutionnaires peuvent considérer la prostitution comme une forme de liberté, quels que soient les discours que diffusent ces mêmes prostituées. (D’ailleurs la plupart d’entre elles ne s’expriment pas tout simplement parce qu’elles sont soumises à un régime de terreur exercé par les macs et renforcé par le harcèlement policier.) Ce n’est pas le discours de quelques courtisanes de luxe médiatisées qui peut nous permettre de définir une position politique sur la prostitution.
Le fait d’être opposé par principe à la prostitution, au nom de valeurs universelles (« paternalistes » ?), ne suppose pas non plus automatiquement de soutenir la création d’un arsenal juridique pléthorique pour réglementer ou réprimer la prostitution. Lorsqu’on s’oppose à la prostitution au nom de la défense des droits des femmes est-ce l’expression d’une « vision homogénéisante des sociétés », d’une normalisation de la sexualité, ou une façon de défendre la liberté et de l’égalité de tous les êtres humains ? De même lorsqu’une femme battue prétend vouloir rester avec son mari parce qu’elle affirme comprendre ses problèmes, avoir pitié de lui, s’attache-t-on à ses motivations individuelles pour tolérer les coups de son époux, ou décide-t-on que des « valeurs universelles » priment sur les justifications individuelles ? Ou encore, lorsqu’un raciste a été agressé par un Antillais, un Africain ou un Maghrébin, se contente-t-on de comprendre ses sentiments de haine, de reproduire béatement ses propos racistes, ou a-t-on recours à un grille de lecture plus « universaliste » (et donc « paternaliste » ?) pour interpréter cet acte de violence ?
On peut bien sûr interpréter le concept de laï-cité de nombreuses façons, comme le montre la diversité des rapports entre les Eglises et l’Etat, ne serait-ce qu’en Europe. Saïd Bouamama nous explique que la laï-cité n’a de sens pour lui que dans une « société multiculturelle et multireligieuse ». Comme il ne nous explique pas concrètement comment fonctionnerait une telle « société multiculturelle et multireligieuse », et qu’il ne nous indique pas quel est le pays où l’idéal de la laï-cité lui semble le mieux incarné pour le moment, ses propos ne peuvent que susciter la méfiance des laï-cs et des athées qui n’ont aucune envie de vivre dans une « société multireligieuse » où des tribunaux religieux imposent leur loi aux femmes, créant de fait une inégalité entre toutes les citoyennes, comme c’est le cas au Canada ; ils n’ont pas non plus envie de vivre dans une « société multiculturelle » qui considère normaux ou tolérables la polygamie, l’excision ou les mauvais traitements infligés aux femmes. Ce n’est pas vouloir vivre dans « une société de clones culturels » comme l’écrit notre sociologue, mais dans une société laï-que d’hommes et de femmes libres et égaux où les religions sont cantonnées à la sphère privée, où, sous prétexte de « respecter » les différentes « cultures », l’on ne met pas sur le même plan le couscous et la polygamie, les écrits d’Avicenne et ceux de l’imam Khomeyni, la musique de Berlioz et les tubes produits par la Star Academy, Mein Kampf et les poèmes de Hölderlin.
Il faut ignorer délibérément les leçons de l’histoire pour croire que les religions aient pu ou puissent vivre en bonne intelligence avec d’autres sans des luttes incessantes des partisans de la liberté et de la laï-cité contre la mainmise de toutes les Eglises sur la vie publique et privée. Ce n’est pas un hasard si l’Eglise catholique a persécuté les juifs et les protestants pendant des siècles. Ce n’est pas un hasard si l’islam a inventé le statut du dhimmi pour les non-musulmans, statut qui dénie toute égalité à ceux qui ne croient pas aux enseignements du Coran et qui promet la peine de mort aux athées et aux apostats, statut qui considère que la vie d’un « infidèle » n’a pas le même poids que celle d’un croyant, etc. Ce n’est pas un hasard si les hindouistes persécutent et tuent les musulmans en Inde. Ce n’est pas un hasard si les bouddhistes, pour s’imposer au Japon, ont mené une guerre sanglante qui a duré plusieurs siècles contre le shintoïsme qui était auparavant la religion majoritaire. Ce n’est pas un hasard si les fondamentalistes juifs en Israël ont assassiné Rabin et propagent le racisme contre les Palestiniens et les Arabes. Ce n’est pas un hasard si les islamistes et les intégristes musulmans croient à la véracité du Protocole des Sages de Sion et propagent l’antisémitisme.
Si l’on veut vivre dans une société garantissant le maximum de liberté et d’égalité, il ne s’agit pas de « supprimer la diversité » comme le prétend démagogiquement Bouamama (cela le Capital s’en charge depuis 150 ans), mais de faire le tri entre les héritages de diverses traditions et cultures, sans préjugés mais sans complaisance aucune. Et un tel tri ne peut s’effectuer qu’à partir de valeurs et de droits universels. Comme l’expliquent bien les camarades des Partis communiste-ouvrier d’Irak et d’Iran qui mènent la bataille contre l’islam politique dans leurs pays respectifs et contre le multiculturalisme en Occident, ce pseudo « respect des différences » ressemble, à s’y méprendre, à un « racisme inversé ». D’ailleurs Chirac et Mitterrand l’ont bien dit ouvertement pour l’Afrique (« ces pays ne sont pas encore mûrs pour la démocratie »). Les multiculturalistes, quelles que soient leurs bonnes intentions, croient que les femmes des pays du « Sud » ne sont pas dignes de bénéficier des mêmes libertés et des mêmes droits que les femmes des pays du « Nord ». Ne serait-ce pas cela le véritable « paternalisme » - voire le racisme - « respectable » ?