DDT21 : Bonjour à vous Flora et Alexandra. Est-ce que vous pourriez nous dire ce qui vous a amenées à écrire ce texte sur « l’idéologie anti-islamophobe » ? Et, sans pour autant nous dévoiler vos CV, nous dire, non qui vous êtes, mais du moins où vous vous situez politiquement ?
F. G. : Issue d’un milieu ouvrier, j’ai participé pendant des années à des collectifs libertaires et anars, avant de découvrir les théories de l’ultra-gauche il y a sept huit ans. Les questions que nous abordons dans notre texte me travaillent depuis une dizaine d’années ; déjà à l’époque j’étais frappée par les positions « islamophiles » de certains camarades et par les discours identitaires des Indigènes de la République, repris à divers degrés par des personnes du « milieu ». Mais je n’ai pu partager cette critique que dans le cadre de discussions restreintes, parce qu’il était difficile d’élargir le débat.
A. P.-N. : J’avais 20 ans en Mai 68. Élevée en milieu marginal tendance libertaire, j’avais déjà découvert les idées situationnistes. Ma route était dès lors tracée, du jeune Marx à la théorie dite de la communisation en passant par l’ultragauche germano-hollandaise, pour participer dès lors, d’une façon ou d’une autre, aux mouvements sociaux qui se sont succédé durant ce presque demi-siècle, et à nombre de collectifs de discussion, d’édition et de diffusion théoriques. Flora et moi ne sommes pas de la même génération, ce qui explique que ce n’est qu’en janvier 2015, dès la première manif’ contre l’islamophobie, que je découvre avec effroi que des « camarades » se retrouvent à frayer avec des organisations se revendiquant comme musulmanes, que certains se proclament soudain « d’origine musulmane », que, pour d’autres, « la race » prend le pas sur la classe et bien d’autres joyeusetés du même acabit.
Quand nous apprenons les attaques prétendument antiracistes contre la Discordia, bien que nous n’ayons aucune affinité « politique » avec les animateurs de ce local, il nous semble qu’il devient urgent de faire la critique de l’idéologie qui sous-tend tout ce merdier. D’autant plus que nous sommes alors en plein mouvement contre la « loi Travaille » et que, dans le feu de l’action, se nouent bien trop facilement des alliances contre nature.
Pour certains, le terme « islamophobie » ne serait qu’un nouveau mot pour évoquer le racisme anti-arabes, soit pour le rendre plus acceptable, soit pour en montrer l’évolution ; mais pour vous c’est bien plus qu’une simple question de vocabulaire.
A. P.-N. : Le glissement de l’Arabe au Musulman ne date pas d’aujourd’hui, et il est issu du discours colonial. Dans notre texte, nous montrons que c’est par un tour de passe-passe soi-disant décolonial que la discrimination contre les individus d’origine maghrébine est désignée comme « islamophobie ». Ceux-ci sont ainsi sommés de se revendiquer de religion ou, a minima, de culture musulmane et d’appartenir à une fantasmatique communauté musulmane (voire à celle des « non blancs »). Il s’agit là d’un enjeu politique, d’un enjeu de pouvoir, auquel les « islamo gauchistes » viennent (naïvement ?) apporter leur coopération. Je dois ajouter que, à l’instar de Salman Rushdie, je n’aurais jamais pensé, dans les années 1970, avoir à ferrailler en 2016 contre la religion.
Comme vous l’écrivez, vous critiquez plus particulièrement « ceux qui, parmi les communistes libertaires, sont engagés dans un combat contre “l’islamophobie” ». Si certains anarchistes refusent, paraît-il, d’utiliser le slogan « Ni Dieu ni maître » qui serait islamophobe, ils sont sans doute très minoritaires ; est-ce que le « milieu », au sens large ― anars, autonomes, marxistes, etc. ― est vraiment touché par ce phénomène ?
F. G. : Ceux vraiment engagés dans le combat contre l’« islamophobie » sont assez minoritaires. Le problème réside surtout dans le fait qu’il règne dans le « milieu » un manque de positionnement et un silence dus au chantage au racisme qu’exercent islamophiles et racialistes. Cela s’explique en grande partie d’abord par l’état de décomposition du milieu et par la crainte de certains que celui-ci ne soit davantage divisé par ces thématiques, mais aussi par une déperdition de la réflexion théorique. De plus, l’attaque du local Mille Bâbords à Marseille a dû depuis en refroidir plus d’un.
Cela pose la question de ce qu’est un « musulman » ou une « musulmane » ? De quoi parle-t-on ? D’ethnie ? De croyance ? On confond arabe, musulman, immigré… Jusqu’ici, c’était l’Occidental inculte et borné, voire raciste, qui était censé faire cet amalgame…
A. P.-N. : Il est des pays où vos papiers d’identité indiquent votre religion, où on vous demande de l’inscrire dans le formulaire du visa, où les chefs d’État élus jurent sur la Bible, et d’autres où ils brandissent le Coran. Il est aussi des États confessionnels. Mais tout cela n’a guère à voir avec la croyance. Quant aux ethnies, elles ne servent guère qu’aux luttes de pouvoir. Quoi qu’il en soit, il y a plus de musulmans en Asie que sur le continent africain, les Maghrébins ne sont pas tous musulmans, pas plus qu’arabes d’ailleurs, et être immigré ou issu de l’immigration peut recouvrir des situations très diverses. Ceux qui prétendent parler au nom de la « communauté musulmane » se trouvent donc bien obligés de recourir à un amalgame unificateur et ce n’est pas un hasard si c’est le même que celui des autorités coloniales et des racistes ordinaires : les individus plus ou moins originaires de l’immigration maghrébine, eux-mêmes, leurs parents ou leurs grands-parents, voire l’un de leurs parents ou grands-parents, ont en commun une culture différente de celle des autres habitants du pays où ils vivent. Ils doivent donc rester entre eux. Chacun chez soi et les vaches (sacrées ?) seront bien gardées !
La montée de ces thèmes dans un mouvement révolutionnaire en décomposition n’est-elle pas simplement une résurgence du tiers-mondisme ? À la recherche d’un sujet révolutionnaire de substitution, on évite de critiquer des pratiques religieuses parce que ce serait celles de populations autrefois colonisées et aujourd’hui encore opprimées.
F. G. : Le tiers-mondisme postulait dans les années 1960 que le prolétariat des pays industrialisés profitait de l’exploitation coloniale des pays colonisés, et que finalement le véritable sujet révolutionnaire était le prolétariat des pays du Sud. Mais rapidement les tiers-mondistes, prenant en compte le contexte des luttes de libération nationale, ont abandonné le sujet du prolétariat pour lui en substituer un autre : le peuple, notion complètement interclassiste. Cela a été une façon de liquider l’idée de prolétariat international.
Depuis le début des années 2000, les thèses issues des études post-coloniales, sorties tout droit de l’université et reprises par certains « révolutionnaires », transposent la situation des anciennes colonies à celle de la société française actuelle, notamment les banlieues. Ces analyses se focalisent sur les rapports de domination et passent sous silence la question de l’exploitation. Les populations originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne seraient plus opprimées à cause du racisme, qui serait constitutif du colonialisme, lequel n’a en réalité nul besoin d’un tel argument pour piller et exploiter à loisir là où il l’entend. A contrario, les prolétaires « d’origine française » seraient des privilégiés.
Alors que le tiers-mondisme avait soutenu la théologie de la libération en Amérique du Sud, et fermé les yeux ou négligé les aspects religieux mis en avant par le FLN algérien par exemple, aujourd’hui l’islam est perçu par certains comme un moyen de contestation. Or la contestation dans l’ordre ça existe, et bien sûr il n’y a là rien d’émancipateur ! D’autres ne vont pas aussi loin, mais semblent sous-estimer le facteur religieux, pensant que cet aspect pourra être dépassé dans la lutte. Et puis, si on veut reconstituer un sujet révolutionnaire dans une période difficile, on va éviter de « diviser » les troupes !
Dans les années 1970, les militants d’origine maghrébine étaient liés aux importantes luttes ouvrières en France, à celles des « travailleurs immigrés » ou des « travailleurs arabes »… Quarante ans après, les militants qui disent représenter les « racisés » semblent davantage en lien avec la petite bourgeoisie intellectuelle, notamment universitaire. Ils n’ont évidemment pas les mêmes intérêts ni les mêmes problèmes que leurs pères qui peut-être travaillaient chez Talbot ? D’où l’importance accordée à la question identitaire. Du mouvement social, ils sont passés au « sociétal ». Qu’est-ce qui a changé ?
F. G. : Avec la restructuration du capital, l’État se désengage de plus en plus du domaine social et n’a plus grand chose à proposer aux travailleurs issus de l’immigration, si ce n’est reconnaître, mais pas seulement auprès d’eux, des identités particulières et jouer là-dessus afin de maintenir une paix sociale, notamment dans les quartiers les plus pauvres : il y eut la politique des « grands frères », et maintenant, depuis quelques années, des associations de confession musulmane, parfois salafistes, prennent le relais en matière d’aide sociale. Dans un contexte d’austérité et de reflux des luttes de travailleurs, la question identitaire gagne du terrain. Les militants racialistes entendent représenter ceux qui sont issus de l’immigration, toutes classes confondues, en les assignant à une identité commune ; cela s’explique aussi par la façon dont a été orientée depuis les années 1980 la lutte antiraciste, qui s’est complètement débarrassée de la question de classe en proclamant des catégories (le fameux slogan de SOS racisme « blanc, black, beur ») et en enfermant les « blacks-beurs » dans un statut de victimes. Les représentants autoproclamés des « racisés » des quartiers populaires entendent bien maintenir le rapport capital-travail, il n’y a qu’à voir, par exemple, les propositions économiques du PIR, qui sont très réformistes. En tant qu’expression de la petite bourgeoisie de gauche, ils tentent, dans une perspective identitariste, d’encadrer les couches populaires issues de l’immigration, et divisent ainsi le prolétariat.
Le retour de la question de la « race » est assez nouveau. A-t-on affaire à un courant très minoritaire, ou à une tendance en train de se développer dans la société ?
A. P.-N. : La question théorique de la « race » telle qu’elle a été inoculée par les universitaires étasuniens à leurs homologues français s’intègre dans le triptyque de la théorie dite de « l’intersectionnalité » (classe/genre/race), laquelle, me semble-t-il, reste circonscrite dans son pré carré. Mais la « racialisation » des rapports sociaux commence à transformer le paysage français, les injonctions au communautarisme pleuvent de l’extrême gauche à l’extrême droite, chacun va peut-être un jour se trouver sommé d’afficher la communauté à laquelle il appartient. En attendant, on en cause à la télé et sur les réseaux soi-disant « sociaux », donc forcément au boulot, au bistrot, au marché ou à la plage.
Néanmoins on ne peut nier qu’il existe en France un rejet de l’islam et qu’il masque, plus ou moins, un racisme bien plus classique que subissent les prolétaires en fonction de la couleur de leur peau. On voit ce qu’ont donné des dizaines d’années de lutte antiraciste. Est-ce qu’on peut pour autant, aujourd’hui, se contenter de proclamer que la lutte des classes est la seule réponse valable contre le racisme ? Que faire ?
A. P.-N. : Là c’est vous qui faites un amalgame. Il y a effectivement en France du racisme et de la xénophobie, et ce depuis bien longtemps ; les Français n’ont pas attendu « l’islamophobie » pour critiquer, railler et parfois attaquer « ces étrangers qui viennent manger notre pain et prendre notre travail », alors « qu’ils ne sont pas comme nous autres ». Quant au rejet de l’islam, il peut se manifester pour toutes sortes de raisons et avec toutes sortes d’argumentations. Les pires sont bien sûr celles de l’extrême droite, que je ne vais pas vous rappeler ici, et elles sont effectivement racistes. Mais est-ce du « rejet de l’islam » que d’exprimer son malaise face à cette mode du voile chez les jeunes femmes, ou lorsqu’un islamiste en tenue se lève parce qu’une femme s’est assise à côté de lui dans le métro ? Est-ce un rejet de la religion juive que d’éprouver aussi ce malaise face aux juives orthodoxes en perruque et vêtements couvrants et aux hommes en chapeau noir ? Certainement oui, mais cela n’a pas forcément à voir avec du racisme ou de l’antisémitisme.
F. G. et A. P.-N. : Concernant la lutte antiraciste, rappelons que les anarchistes et communistes de gauche ont tout intérêt à refuser de participer aux fronts communs hétéroclites et interclassistes qui se constituent comme ceux sur l’antifascisme ou l’antiracisme. Il y a assez d’exemples historiques (la guerre d’Espagne, les révolutions russe ou iranienne, la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale… mais aussi SOS Racisme) qui montrent que les nôtres y ont à chaque fois été trompés et trahis (quand ils n’ont pas été exécutés) par leurs alliés même.
Alors, oui, la lutte des classes est la seule façon de lutter contre les discriminations. Et toutes les résistances et les combats que nous pouvons mener contre ces discriminations, même au coup par coup, s’inscrivent dans cette lutte dès lors qu’ils sont menés à partir d’une position de classe claire et déterminée, celle qui pose l’exploitation comme partagée par tous les prolétaires, quels que soient leur origine, leur genre, leur orientation sexuelle ou leur couleur de peau.