Nous avons vu dans la première partie de cet article que les thèses racialistes véhiculées par le Parti des Indigènes de la République (PIR) et sa porte-parole Houria Bouteldja dans son livre : Les Blancs, les Juifs et nous, sont en fait de très vieilles idées combattues dès le XIXe siècle par le mouvement ouvrier et qui ne visent qu’à diviser les exploités sur une base raciale et nationaliste. Elles ont d’ailleurs été un de moyens utilisés pour staliniser les Partis communistes d’Afrique du Sud et des États-Unis. Il nous faut maintenant aborder plus spécifiquement ce qu’est le racialisme aujourd’hui, et définir quelle attitude avoir par rapport à ce courant d’idées qui progresse dans certains milieux politiques.
Que veut le racialisme ?
Quelle perspective nous offre Bouteldja, figure de proue du racialisme ? La fin de son livre prône une idée clé : “l’amour révolutionnaire”, autrement dit, un vieux précepte religieux qui ne diffère pas fondamentalement de celui véhiculé par le christianisme dès ses origines : “aimez-vous les uns les autres”... L’idéologie racialiste affirme que les “Blancs”, les “Juifs” et les “Racisés” doivent s’aimer tout en se reconnaissant comme opposés et séparés. Cet “amour” n’étant cependant possible qu’à la condition que tout le monde reconnaisse la vision politique des “racisés” comme étant la seule à défendre. Les propos qui suivent sont particulièrement clairs à ce sujet : “Alors l’appel des Indigènes dit : “Merde”. Il propose de partir sur des bases saines. C’est là que c’est un cadeau qu’on vous fait. Prenez-le : le discours ne vous plaît pas… mais prenez-le quand même ! Ce n’est pas grave, il faut que vous le preniez tel quel ! Ne discutez pas ! Là, on ne cherche plus à vous plaire ; vous le prenez tel quel et on se bat ensemble, sur nos bases à nous ; et si vous ne le prenez pas, demain, la société toute entière devra assumer pleinement le racisme anti-Blanc. Et ce sera toi, ce seront tes enfants qui subiront ça. Celui qui n’aura rien à se reprocher devra quand même assumer toute son histoire depuis 1830. N’importe quel Blanc, le plus antiraciste des antiracistes, le moins paternaliste des paternalistes, le plus sympa des sympas, devra subir comme les autres. Parce que, lorsqu’il n’y a plus de politique, il n’y a plus de détail, il n’y a plus que la haine. Et qui paiera pour tous ? Ce sera n’importe lequel, n’importe laquelle d’entre vous. C’est pour cela que c’est grave et que c’est dangereux ; si vous voulez sauver vos peaux, c’est maintenant”. Dans les faits, il s’agit ouvertement d’un véritable cri de guerre nationaliste et revanchard contre “les Blancs”, doublé d’un appel au pogrom contre tous ceux qui oseraient s’opposer à ce délire xénophobe et foncièrement raciste. “L’amour révolutionnaire” cache très mal ce qui est censé faire office de projet politique : la vengeance haineuse de véritables fanatiques !(1)
Le racialisme, produit de la décomposition sociale et idéologique du capitalisme
En fin de compte, tout le fiel déversé dans les propos haineux des racialistes traduit le no future généré par le capitalisme dans sa phase ultime de décomposition. Une véritable putréfaction idéologique qui ne fait que l’apologie de la destruction et de la violence. Aux yeux des racialistes, il ne subsiste que “la haine”. Une haine viscérale du prolétariat, en particulier des ouvriers “blancs” qui se seraient, selon les racialistes, “compromis” avec leurs maîtres colonisateurs. Expression de certaines couches petites bourgeoise et du lumpenprolétariat, la haine est un sentiment qui anime bon nombre de comportements extrêmes favorisés par la misère des déclassés et la décomposition sociale, dont la logique nihiliste s’exprime par des actes barbares et des réactions de plus en plus courants : le terrorisme, par exemple, ou la propension à chercher parfois des boucs-émissaires dont l’élimination permettrait soi-disant de résoudre les problèmes engendrés par l’exploitation. Face à l’oppression, le racialisme n’offre qu’une impasse terrifiante, celle de la révolte aveugle, faite d’une volonté de vengeance paranoïaque. Une des caractéristiques majeures de cette mouvance barbare est le repli identitaire, le communautarisme érigé en principe de terreur face aux “Blancs” perçus comme des “ennemis” à abattre. Ces “Blancs”, sans distinction de classe, apparaissent comme les seuls “exploiteurs” possibles : “Au-dessus de moi, il y a les profiteurs blancs. Le peuple blanc, propriétaire de la France : prolétaires, fonctionnaires, classes moyennes. Mes oppresseurs. Ils sont les petits actionnaires de la vaste entreprise de spoliation du monde”.(2) Comment donc les “prolétaires, fonctionnaires, classes moyennes”, cette classe d’exploités déjà en bas de l’échelle sociale, qui ne fait rien d’autre que vendre sa force de travail et lutter contre l’exploitation, pourrait bien “oppresser” qui que ce soit ? Cette idée nauséabonde faisant du prolétariat occidental le coupable et complice de la bourgeoisie dans l’exploitation des prolétaires du tiers monde (ou des couches non-exploiteuses) est un ignoble mensonge qui a été utilisé pendant des décennies par les gauchistes afin de justifier les “luttes de libérations nationales”. Nous ne pouvons que dénoncer vigoureusement le caractère crapuleux de cet argument diviseur longtemps véhiculé par les tiers-mondistes, par certains maoïstes pour mobiliser le prolétariat dans des aventures meurtrières (qu’on se souvienne, pour prendre un exemple, des “guérillas” sanglantes des maoïstes du Sentier Lumineux au Pérou dans les années 1980). A contrario, la classe ouvrière se doit d’être unitaire pour affirmer son projet révolutionnaire et donc, son combat universel et planétaire. Ce qui est très clair, c’est que l’idéologie “racialiste” ne se présente aucunement comme un instrument de libération des exploités ! On remarque également dans ses propos la marque de la mentalité petite bourgeoise, son refus de toute pensée globalisante et universelle, son hostilité ouverte et traditionnelle contre le prolétariat, contre ce qu’il incarne politiquement.
Cette mentalité s’exprime également dans l’obscurantisme nauséabond du racialisme parfaitement en phase avec “la profusion des sectes, le regain de l’esprit religieux, y compris dans certains pays avancés, le rejet d’une pensée rationnelle, cohérente, construite”(3) qui caractérisent la phase actuelle de décomposition. L’apologie de la religion(4), musulmane en l’occurrence, n’est que l’expression idéologique du soutien de cette mouvance à l’ordre existant, à l’État, à la famille, à la société de classes et la propriété. Si le combat de classe ne peut être celui d’un combat abstrait polarisé contre la religion, la classe ouvrière ne peut oublier que le clergé s’est toujours rangé du côté de la bourgeoisie face à son ennemi mortel, appuyant la répression, y participant même directement.(5) Il suffit de constater le rôle joué par le clergé musulman pour entretenir les masses dans l’arriération obscurantiste pour mesurer son caractère réactionnaire : le rôle des Frères musulmans dans la répression en Égypte ou en Tunisie lors du “printemps arabe” ou l’entretien du poids de l’illusion religieuse parmi les masses paysannes de ces pays suffisent pour comprendre à quel point la religion est une arme de domination bourgeoise. L’allégeance de Bouteldja et du PIR à la religion musulmane n’est donc qu’un clair soutien à la répression des mouvements sociaux dans ces régions, alimentant l’idée réactionnaire petite bourgeoise du retour aux communautés religieuses du passé.
Le racialisme contre la lutte de classe
Né au début de ce siècle, le racialisme n’est, encore une fois, qu’un avatar décomposé d’idéologies gauchistes directement positionnées contre la classe ouvrière. Ainsi, dans la plus pure tradition des gauchistes, les racialistes rabattent sans vergogne les ouvriers vers les urnes et le terrain pourri des élections. Le programme du PIR le concrétise par l’appel à aller voter pour “faire entendre la voix des Indigènes” et entretiennent ainsi l’illusion démocratique que les élections pourraient servir à “exercer une pression sur les institutions représentatives et exécutives”, ce qui est évidemment un mensonge.(6) Loin de chercher à “défendre” quoi que ce soit outre leurs conceptions xénophobes, le PIR et les racialistes se préoccupent surtout de pousser ceux qui les écoutent à s’enfermer dans une logique réactionnaire en les jetant dans les bras de l’État bourgeois.
Mais l’emprunt le plus déterminant au gauchisme est celui du nationalisme, celui qu’ont pu entretenir pendant des décennies les organisations gauchistes autour du mythe des “luttes de libération nationale”. Le racialisme se réclame ainsi des “combats anti-colonialistes”, revendiquant le caractère prétendument “révolutionnaire” de la décolonisation, au moins dans sa version algérienne. Le PIR a, par exemple, salué la mémoire du “camarade” et “révolutionnaire” Henri Alleg, figure stalinienne de l’anti-colonialisme pour qui mourir pour l’indépendance de l’Algérie relevait du “devoir patriotique algérien et internationaliste”. Le PIR se revendique également clairement de Frantz Fanon, chantre de l’indépendance des colonies et du nationalisme. Le racialisme considère que les luttes d’indépendance nationale affaiblissent “l’impérialisme” et qu’elles permettent l’expression des “racisés” contre l’idéologie dominante des “Blancs”. C’est d’ailleurs dans ce cadre que le PIR et Bouteldja soutiennent encore bec et ongles la “lutte du peuple palestinien” contre le “sionisme” de l’État d’Israël. Bref, un véritable plaidoyer en faveur du nationalisme poussant automatiquement le prolétariat à faire le choix sanglant d’une nation contre une autre, au lieu du combat unitaire de la classe ouvrière, de l’internationalisme prolétarien.
La nation n’est pas un cadre dans lequel l’émancipation de la classe est possible. Dès 1847, la première organisation communiste, la Ligue des Communistes, changea sous l’impulsion de Marx son mot d’ordre “Tous les hommes sont frères” par “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !” Les prolétaires n’ont pas de patrie ! L’internationalisme est donc l’essence même de son combat et se trouve à la base de sa vision et de son action politique, de son projet révolutionnaire orienté vers le futur. Le prolétariat ne peut pas avoir d’attache nationale particulière, parce que la nation est le cadre périmé du développement de la classe exploiteuse, la bourgeoisie, intimement liée au capitalisme et à son mode d’existence, par essence concurrentiel. Autrement dit, défendre la nation signifie : défendre les intérêts du capital national, c’est-à-dire l’exploitation et la concurrence, le chacun pour soi, regarder vers le passé. Le racialisme oppose ainsi systématiquement les prolétaires “Blancs” à ceux issus des nations “décolonisées” pour les mener vers le néant.
Par ailleurs, en faisant des “racisés” le moteur du combat révolutionnaire, opposant la “lutte des races” à la lutte de classe, les racialistes accentuent profondément la méfiance et les préjugés au sein du prolétariat. Nous avons déjà évoqué, dans la première partie de cet article, la lutte des révolutionnaires américains contre les discriminations raciales dans les États-Unis de la ségrégation. Nous pouvons ajouter que les luttes en Afrique coloniale ont souvent mené les prolétaires africains et européens à lutter de concert comme lors de la grève des chemins de fer sénégalais de janvier 1925, grève victorieuse par ailleurs. Toutes ces luttes et leurs leçons contre la division de “races” générée par l’administration coloniale ont été balayées par le nationalisme lors de la décolonisation. Le racialisme, qui idolâtre cette décolonisation, participe donc à enterrer toutes ces expériences de luttes ouvrières dans les pays colonisés. Il en va de même dans les pays centraux du capitalisme où les ouvriers immigrés et autochtones se sont unis dans des luttes pour un même combat contre l’exploitation. Dans les années 1970 et 1980, les travailleurs immigrés étaient bien rassemblés aux côtés de leur frère de classe “blancs” dans une même lutte. Ce fut le cas par exemple lors des grèves du secteur automobile (Renault), dans les transports, etc. On pourrait citer et multiplier les exemples, comme celui du soutien des ouvriers français solidaires des immigrés vivant dans le foyer Sanacotra en 1975. Tout cela, les racialistes veulent l’effacer des mémoires.
Mais le concept réactionnaire de “lutte des races” ne se contente pas d’accentuer les divisions et de brouiller la mémoire des expériences ouvrières. Il permet aussi et surtout de nier le rôle historique du combat de la classe ouvrière et s’oppose frontalement à son projet révolutionnaire. Les racialistes apportent ainsi leur petite pierre à toute la propagande bourgeoise visant à nous faire croire que la classe ouvrière a disparu et que son projet historique serait non seulement “rétrograde”, mais surtout “absurde” et “dangereux”. En cela, il est encore un auxiliaire de conservation de l’ordre existant, un appendice politique de la bourgeoisie et de son idéologie.
La société bourgeoise véhicule toutes formes d’oppression de race, de genre, d’orientation sexuelle… et le racialisme participe à leur accentuation. Au-delà de toutes les divisions que veut lui imposer la bourgeoisie pour nourrir l’exploitation et sa domination, la classe ouvrière, elle, porte un véritable projet historique, une perspective mondiale : celle d’une société sans classes, sans frontières ni exploitation. Un projet qui l’oppose radicalement au racialisme qui n’a rien d’autre à offrir qu’une fuite en avant dans la barbarie capitaliste.
Notes :
1Ce véritable appel au pogrom raciste a déjà trouvé une expression matérielle claire dans l’attaque, par un groupe de “racisés”, du local marseillais Mille Babords, le 28 octobre 2016, lors d’une réunion autour d’un texte sur le racialisme : Jusqu’ici tout va bien. Là, il n’est plus question “d’amour révolutionnaire”, mais bel et bien de répression des efforts militants de discussion sur le “racialisme” et des conceptions politiques qui ne plaisent pas ! Le “racialisme”, loin des discours lénifiants et des appels à la défense des “racisés”, a clairement montré l’un de ses buts : la répression des organisations qui se réclament de la lutte de classe. En clair, c’est un auxiliaire de police de la bourgeoisie !
2Les Blancs, les Juifs et nous (p. 26).
3La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste (mai 1990).
4“Seul le Tout-Puissant est éternel. Personne ne peut lui disputer le pouvoir. Seuls les vaniteux le croient”, Les Blancs, les Juifs et nous (p. 132).
5Pendant la Commune de Paris, par exemple, un prêtre dénonça Eugène Varlin, délégué de l’Internationale, à un officier qui le fit exécuter.
6Voir les Thèses sur la démocratie bourgeoise rédigées par Lénine pour le premier Congrès de la IIIe Internationale, et qui datent de… 1919 !