Une polémique [1] a récemment agité le milieu libertaire français concernant l’utilisation des termes race, racialisation, racisés etc. certains dénonçant une essentialisation du débat sur le racisme, essentialisation qui relèverait elle-même du racisme. Selon ce point de vue, reprendre ces termes serait contribuer à propager la grille de lecture raciste.
Dans un premier temps il semble que, tel quel, cet argument est absurde : il n’est pas question de reprendre ces termes pour les valider mais pour les étudier afin d’en révéler l’aspect socialement et historiquement construit, et d’en proposer une définition critique qui révèle cet aspect construit.
Cet argument est donc à peu près aussi absurde que si on affirmait que parler de prolétariat pour critiquer l’exploitation reviendrait en fait à contribuer idéologiquement au capitalisme en acceptant de nous reconnaître comme des prolétaires. Ou encore qu’il ne faudrait pas utiliser le mot racisme parce que ce terme contient le mot race, donc valide le racisme. Il ne s’agit pas d’une question de mot mais d’analyse à laquelle ce mot renvoie et dans le contexte de laquelle il est employé.
Pour lutter contre notre situation nous avons besoin de la nommer et de l’analyser parce que les catégories qui nous assignent sont déjà existantes. Nous ne choisissons pas de nous identifier à notre catégorie sociale, celle- ci s’impose à nous, de façon d’ailleurs assez violente, se reconnaître comme racisé.e ce n’est pas proclamer fièrement une identité, c’est simplement reconnaître que nous sommes la cible d’un dispositif d’assignation sociale spécifique, dispositif socialement construit que nous cherchons à analyser et contre lequel nous voulons lutter.
Bref, comme le disait le proverbe « Il ne suffit pas de nier les barreaux d’une prison pour qu’ils disparaissent ».
Cependant, si la récente polémique ouverte sur la racialisation dans le milieu libertaire est peut-être, entre autres, symptomatique d’une certaine forme de réaction contre la montée en puissance d’une analyse antiraciste critique dans ce dit milieu, on ne peut absolument pas se limiter à cette analyse.
Premièrement parce que cette forme de réaction n’est pas le monopole de personnes plus ou moins assignées blanches. Deuxièmement parce qu’il ne s’agit pas uniquement d’une forme de réaction, au sens droitier du terme, parce que le champ lexical de la race a une connotation, en tout cas en France, purement raciste, et qu’il est absurde de vouloir nier cette histoire si l’on se prétend critique.
Certes, le champ lexical de la race est aussi utilisé depuis maintenant longtemps de façon critique, dans les sciences- sociales [2] par exemple, mais cette utilisation est le fait de spécialistes qui maîtrisent la dimension critique de ces termes et le fait qu’ils se réfèrent, non à des réalités biologiques à proclamer mais à des constructions sociales à critiquer.
Lorsque l’on sort un ensemble de termes de leur champ d’utilisation spécifique pour un autre, en l’occurrence pour les projeter dans le champ politique, surtout de façon ouvertement polémiste ou provocatrice, il est inévitable que cela suscite une levée de bouclier. Inévitable et même assez sain parce que cela révèle que ces termes restent choquants, ce qui est tout de même un bon signe même si cela ne produit pas que de bons effets. On ne peut pas nier la portée potentiellement choquante de l’usage de ces termes dans le champ politique en France, ni nier que ceux qui ont polémiqué sur leur usage aient pu le faire en toute bonne foi du fait de leur tradition politique ou de leur sensibilité.
Le débat sur le racisme est un chantier qu’il faut assumer, c’est-à-dire déjà assumer le travail de réflexion, de débat, de pédagogie, voir d’auto- critique éventuelle, qu’il demande.
Pour notre part, nous assumons d’utiliser le mot « race » pour désigner le « système d’assignation des individus à une catégorie, socialement construite, basée sur des marqueurs physiques/biologiques et/ou ethno- culturels, éventuellement justifiés par un discours pseudo- scientifique ».
Si quelqu’un penser avoir un meilleur terme ou une meilleure définition à proposer, nous sommes à l’écoute.
De notre point de vue on ne peut pas écarter a priori l’idée qu’une essentialisation du débat, et l’émergence de mouvements identitaires et racialistes pourraient survenir à la faveur de crises du capitalisme. On ne peut donc pas blâmer gratuitement ceux qui s’en inquiètent et de renvoyer cela à du racisme de leur part.
Il faut donc ici rappeler une chose importante : c’est le racisme qui produit la race. Beaucoup de racisé.e.s se considèrent comme blanc.he.s et découvrent leur assignation raciale vers l’adolescence ou dans le monde du travail après avoir vécu sans aucun lien avec la soi- disant culture d’origine liée à leur racialisation.
L’affirmation d’une identité, qu’elle soit ouvrière, raciale ou autre, à travers une culture réelle ou fantasmée, et les positions d’empowerment, si elles peuvent se comprendre comme formes de réaction à la brutalité de l’oppression subie, relèvent pourtant tout autant de la construction.
Certes il peut être tentant, voir politiquement utile à un moment donné, de retourner le stigmate en revendication et de commencer à se construire un lien avec son assignation raciale sur des bases culturelles, en « cherchant ses racines » comme on dit.
Le discours raciste à dominante biologique a produit des formes de résistance qui ont, en retour, investit le terrain du racialisme, comme le suprématisme noir américain.
Pareillement, il peut être intéressant d’émettre l’hypothèse que le discours ethno-différentialiste, en mettant l’accent sur la culture, produit une réaction de surinvestissement de ce terrain, et donne lieu à l’apparition de discours d’empowerment identitaires, mais cette fois ci sur le mode culturaliste.
De notre point de vue il s’agit cependant d’une stratégie obsolète, justement parce que, notamment du fort métissage, le racisme repose de moins en moins sur des identités fixes et bien définies. Il devient donc de plus en plus difficile de prétendre assigner une identité culturelle stable à une catégorie raciale.
Les races comme catégories, qu’on les dise biologiques, culturelles ou même sociales, se révèlent de plus en plus floues tandis que la race, comme système d’assignation, devient de plus en plus précis et concret dans ses manifestations.
On assiste ainsi, en France, à des offensives racistes se manifestant par des dispositifs législatifs ciblant des éléments matériels. On pensera évidemment aux mesures ciblant prioritairement les femmes, et leur habillement (voile à l’école, burkini sur la plage etc.). On pensera également à l’antiterrorisme et aux récentes polémiques sur les « tests de radicalisation » à l’école, pour ne prendre que cet exemple.
Politiquement, ce ne sont pas les catégories (sans cesse changeantes) qui importent mais le système qui les fait exister, les modifie, les remplace par d’autres, et c’est pourquoi les stratégies d’empowerment identitaire nous paraissent obsolètes : les clichés sur la culture d’origine ou les marqueurs physiques ne sont qu’une partie de la racialisation. Etre racisé.e c’est être aussi un.e sauvage, un.e délinquant.e, un.e terroriste potentiel, une menace pour la civilisation, un archaïsme opposé au progrès etc. Il ne s’agit pas simplement de blagues sur le crépu des cheveux ou sur le fait de manger du couscous : les catégories raciales fonctionnent étroitement avec les catégories criminelles et/ou pénales, elles relèvent donc de problématique de gouvernement de la population.
Population qui, dans les sociétés capitalistes, est essentiellement de la force de travail.
Toujours pour prendre cet exemple, le racisme français se focalise notamment sur la question de l’Islam, et le prend pour prétexte à des avancées en matière sécuritaire et antiterroriste, et ces mesures n’impactent pas que les « racisé.e.s ».
Notre hypothèse de travail, qui se veut critique, est que ce que l’on appelle le racisme semble constituer un moment du contrôle social de la force de travail dans les sociétés capitalistes. Rien ne semble indiquer qu’il existera toujours, en tout cas sous cette forme, ni qu’il ne sera pas intégré et/ou dépassé dans des formes de marquage et de contrôle social plus vastes et plus complexes, peut être hétérogènes à celles que nous connaissons actuellement.
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