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Une thèse émeutiste

posté le 05/06/18 par http://blog.tempscritiques.net/archives/2058 Mots-clés  luttes sociales  antimilitarisme  histoire / archive 

L’insurrection qui vient tardant à se manifester, il fallait réactiver la prophétie de l’émeute et signifier qu’elle est désormais primordiale. La prophétie, qui arrive cette fois de Californie, est énoncée par un universitaire doublé d’un militant des actions Occupy : Joshua Clover. Si l’on en croit un entretien avec l’auteur de L’émeute prime (Entremonde, 2018) lisible en ligne, Clover cherche à réhabiliter les émeutes comme forme de lutte politique à part entière. Les réhabiliter dit-il, car les marxistes les ont traitées par le mépris, eux qui ne voient en elles que spontanéisme et aveuglement stratégique.

Clover conçoit trois cycles de luttes qu’il périodise selon trois phases du capitalisme : (1) les émeutes dans la période commerciale et manufacturière, car liées au procès de circulation du capital ; (2) les grèves dans la période industrielle et usinière, car liées au procès de production et enfin (3) à nouveau les émeutes mais « émeutes prime » (selon l’écriture mathématique émeute’) dans le capitalisme financier contemporain, car liées à nouveau à la circulation. Cette modélisation s’accompagne d’une référence à la théorie marxiste (pas marxienne) de la valeur-travail et de la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange.

Bien que cohérent et séduisant en apparence, ce modèle théorique et historique n’est pas probant car il contient un présupposé erroné : la séparation entre circulation et production dans le procès total de valorisation/réalisation du capital. Or ces deux procès, s’ils ont été deux moments distincts dans la phase industrielle du capital, ne sont plus aujourd’hui autonomisables, ils sont nécessairement combinés pour ne former qu’un seul et même procès que nous avons nommé procès de totalisation de la capitalisation de toutes les activités humaines (cf. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article206). Pour les besoins de son modèle, Clover se fait contorsionniste ; il donne une version fictionnelle de la dynamique effective du capital au cours de son histoire.

De la même manière, il cherche à fonder sa thèse en opposant la grève et l’émeute. Alors que la grève, était selon lui, l’acte des salariés et donc des productifs, les émeutiers (prime) contemporains sont des hors travail, des surnuméraires qui ne sont reliés à l’économie que par la consommation et l’espace urbain. Avec ce tour de passe-passe, il laisse à l’écart (ou ignore) les nombreuses grèves émeutières (cf. Fourmi 1er mai 1891, etc.) et les non moins nombreuses émeutes-grèves (Le Havre 1922, etc.) dans l’histoire du mouvement ouvrier.

Dans cet ouvrage, on lit aussi des développements sur la segmentation de la classe ouvrière (Clover reste classiste) notamment celle liée à la race (il intègre les convictions des racialistes et autre décoloniaux).

Notons surtout que pour lui la question de l’État ne se pose pas car elle aurait polarisé en vain toutes les tentatives révolutionnaires du mouvement ouvrier. Il ne s’agit pas de prendre le pouvoir d’État ; il faut donc… le laisser tranquille et s’occuper de « la commune » comme forme collective à venir… Voilà qui confirme — s’il fallait le faire — le vide politique de la pensée anarchiste sur l’État aujourd’hui.

Tout cela débouche sur des propos révolutionnaristes qu’on pourrait qualifier de modérément relativisés car Clover prétend ne pas faire une simple défense et illustration de l’émeute, mais il cherche à réhabiliter sa portée politique et théorique… sans percevoir que l’augmentation et l’intensification des émeutes ne sont pas les signes d’un déclin ou d’un affaiblissement du capitalisme mais qu’elles accompagnent sa dynamique chaotique et nihiliste.

Contrairement à l’insurrection (qu’on nommait jadis une « émotion sociale ») qui peut, dans certaines conjectures historiques être annonciatrice de bouleversements politiques et sociaux, l’émeute est immédiatiste ; elle n’est pas porteuse d’un horizon, d’une visée, d’une autre voie pour les émeutiers et les autres humains. L’acte émeutier contient son commencement et sa fin ; il est clos sur lui-même. Expression d’une révolte instantanée et momentanée, l’émeute ne contient pas de médiation autre que sa propre immédiateté. En ce sens, le sous-titre du livre de Clover : « Une nouvelle ère des soulèvements » n’est pas approprié à son objet car au-delà de leurs particularités conjoncturelles, les émeutes comportent une dimension d’invariance historique, de répétition, qui ne permet pas, en tant qu’émeutes, de définir une période historique.

Cette répétitivité historique de l’émeute et la nécessité de la distinguer des manifestations et des insurrections de type ouvrier à conduit les anarchistes des années 1910 à parler de « jacqueries » pour distinguer ces deux formes de soulèvements. (Cf. Anne Steiner, Le Goût de l’émeute. Manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la « Belle époque ». L’échappée, 2012).

Malgré ses efforts de périodisation, la tentative de Clover pour réhabiliter politiquement les émeutes, n’est finalement qu’un coup d’épée dans l’eau ; une vaine rhétorique émeutiste. Les émeutes sont politiques non pas en vertu de l’ancien slogan gauchiste « tout est politique » mais parce que, au-delà de leurs diversités, elles ont toutes une dimension existentielle fondamentale. Cette dimension, ignorée par Clover, que Marx avait bien mise en évidence lorsqu’il écrivait à propos de la révolte émeutière des tisserands de Silésie (1844) : « Mais toutes les émeutes, sans exception, n’éclatent-elles pas dans la séparation funeste des hommes de la communauté humaine ? Toute émeute ne présuppose-t-elle pas cette séparation ? » (Gloses critiques à l’article « Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien »). Rappelons que pour Marx, à cette période de son œuvre, « l’être humain est la véritable communauté des hommes » ; pour lui, l’individu n’est donc pas séparable de la communauté humaine (Gemeinwesen). Or, dans l’émeute, l’individu est enfermé dans son individualité, dans sa subjectivité d’émeutier, cherchant à tirer de son action le meilleur profit pour lui-même ; aucune solidarité, d’aucune sorte, ne peut se manifester. Dans l’émeute, le pôle communauté humaine du rapport individu/communauté est absent. L’acte émeutier est un acte nihiliste sui generis. Clover partage-t-il ce constat ? Emporté par la dynamique émeutiste de son modèle, il ne semble pas se poser ce type de question…

Nul doute que les idéologues-activistes de l’émeute vont faire de ce livre un de leurs évangiles préférés. On comprend dès lors pourquoi après la traduction française de son livre, la tournée de Clover en France le conduira à Montreuil et… à Normale Sup ; deux lieux vénérés du culte insurrectionniste et (désormais) émeutiste.

JG
Le 31 mai 2018

http://blog.tempscritiques.net/archives/2058


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