« Ma langue arabe est muette
étranglée dans ma gorge
elle s’insulte elle-même
sans prononcer un mot
dans l’air étouffant des refuges de mon âme
elle se dissimule
aux yeux des membres de ma famille
derrière la jalousie de l’hébreu »
Ces lignes sont tirées de « Ma langue arabe est muette » d’Almog Behar, poète, écrivain et chercheur. Ce poème figure dans son intégralité en ouverture de la pétition exceptionnelle qui a été déposée ce matin [mardi 1er janvier 2018] devant la Cour suprême, contre la loi sur l’État-nation : environ cinquante Juives et Juifs [1] [israélien.nes] issu.es du monde arabo-musulman exigent le retrait de cette loi, non seulement parce qu’elle est « fondamentalement irrecevable, dommageable, humiliante et raciste, anti-démocratique et négatrice du statut de la minorité arabo-palestinienne en tant que minorité nationale en Israël, ou parce qu’elle instaure une hiérarchie et une inégalité sociales », mais aussi – et en cela réside la singularité de cette pétition – parce qu’il s’agit « d’une loi anti-juive, qui rejette l’histoire et la culture arabe, rabbinique et populaire contemporaine des Juifs issus des pays arabo-musulmans, qu’elle accroît l’infériorisation de la culture judéo-arabe dans l’espace public de l’État d’Israël et qu’elle défend au niveau constitutionnel la carte d’identité de l’État d’Israël comme État anti-arabe ».
Parmi les signataires figurent notamment l’écrivain Sami Michael, le professeur [sociologue] Yehuda Shenhav, le professeur [sciences juridiques] Yossi Dahan, la professeure [sciences politiques et sociales] Henriette Dahan-Kalev, le militant associatif et ancien membre des Panthères noires [israéliennes] Reuven Abergil, l’artiste de spoken word et acteur Yossi Zabari. La pétition a été rédigée et déposée par l’avocate Netta Amar Shiff.
Le texte de cette pétition, à l’élaboration de laquelle j’ai eu le privilège de participer et que j’ai signée, demande donc l’annulation de la loi sur l’État-nation dans sa totalité, tout en se référant plus spécifiquement à deux de ses articles : l’article 4, qui réduit le statut de l’arabe, de langue officielle à une langue « de statut particulier », et l’article 7, qui parle d’encourager et de perpétuer la colonisation juive.
En outre la pétition exprime le regret que les mizrahim [2] , en tant que collectif, aient été tenus à l’écart du processus d’élaboration de la loi sur l’État-nation et que leur voix n’ait pas été entendue dans les débats qui l’ont précédée. Ceci en dépit du fait que cette loi a des conséquences immédiates et destructrices non seulement (bien que principalement) sur les citoyens palestiniens de l’État [d’Israël], mais aussi sur l’ensemble des mizrahim, en portant atteinte à leur droit de cultiver leur héritage, leurs attachements et leurs traditions culturelles et historiques ainsi que leurs liens avec l’espace où s’est formée leur identité culturelle, et que l’orientation anti-arabe dont témoigne la loi sur l’État-nation retentit également sur la situation des citoyens juifs originaires des pays arabes.
Les mizrahim ont été spoliés de la langue arabe
Le texte de la pétition est suivi d’une série d’avis de personnalités universitaires de premier plan dans leurs domaines respectifs, et qui non seulement interrogent les fondements sur lesquels les législateurs ont voulu établir la loi, mais portent également un éclairage sur l’atteinte que constitue cette loi pour la collectivité mizrahie en Israël. Ainsi, le linguiste et spécialiste de la langue hébraïque Elitzur Bar-Asher déclare que contrairement à ce que soutient le législateur, l’hébreu ne se trouve pas en situation de faiblesse et que la crainte d’une « perte d’identité » est absolument infondée. « L’hébreu n’est pas en danger, ni d’un point de vue linguistique, ni du point de vue de sa valorisation », déclare Bar Asher. « L’objectif de la loi n’est donc pas d’améliorer le statut de l’hébreu, mais d’affaiblir celui de sa compagne arabe » ainsi que, comme il s’ensuit, le statut des locuteurs de la langue arabe et avec lui celui des juifs orientaux.
Cette série d’avis a pour but de prouver que non seulement l’arabe a historiquement joué un rôle central dans l’élaboration de la culture juive orientale, mais aussi que les communautés orientales en Israël s’efforcent aujourd’hui encore manifestement d’entretenir leur lien spécifique avec la langue arabe, malgré la politique de relégation et d’effacement coutumière de l’État d’Israël à l’encontre de tout indicateur d’identité et de langue arabe dans l’espace public.
Le professeur Moshé Behar montre comment l’arabe faisait partie de manière significative et indissociable du monde des érudits juifs au Moyen-Orient pendant les périodes ottomane et mandataire ; ils considéraient même la connaissance de la langue arabe comme une obligation pour tous les juifs de la région. Dans leurs avis, les universitaires Zvi Ben-Dor Benite, Almog Behar, Nabih Bashir, Yuval Ivri et Vered Madar soulignent que la langue arabe fut adoptée comme langue quotidienne, langue de commerce, langue de pensée et de création au point de constituer la troisième langue juive utilisée de manière continue, après l’hébreu et l’araméen ; la langue arabe est restée l’une des principales langues juives jusqu’au milieu du vingtième siècle, époque à laquelle elle comptait environ un million de locuteurs juifs, et elle est rapidement devenue l’une des principales langue de création rabbinique (dans le domaine des idées) au Moyen-Âge.
Shira Ohayon, chercheuse en études culturelles décrit, dans sa contribution, l’influence de la langue arabe et du lien ininterrompu entre cette langue et le renouveau de l’hébreu, de la poésie religieuse et profane ainsi que la manière dont l’histoire rabbinique et religieuse juive est liée de façon complexe et singulière à la langue arabe.
Le chercheur et réalisateur Eyal Sagui Bizawe souligne quant à lui la manière dont les juifs qui ont vécu dans des pays arabes ont participé activement et de manière significative au développement culturel arabe, expliquant que la culture arabe représente leur héritage et celui des communautés dans lesquels ils se sont épanouis.
Spécialiste de sociologie linguistique et d’arabe, Yoni Mendel montre de son côté que l’arabe a persisté comme langue de création et comme principale langue du quotidien pour les juifs qui vivaient au Moyen-Orient ; selon lui, l’arabe fait partie du répertoire linguistique des juifs vivant en Israël, constituant une langue qui relie les juifs à la fois entre eux et avec les communautés musulmanes et chrétiennes arabes vivant dans le pays et dans la région.
Un autre aspect intéressant de la contribution de Mendel est celui qui porte sur la « sécurisation et l’ashkénazisation » de la langue arabe dans le contexte israélien : le fait de dépouiller la langue de sa légitimité en tant que porteuse d’une charge identitaire et culturelle a conduit à en priver les juifs orientaux qui cherchaient à se dissocier des connotations négatives qui lui étaient attachées. Parallèlement, l’arabe a acquis une légitimité dans le contexte sécuritaire qui lui était attaché – c’est-à-dire dans tout ce qui était lié à la « sécurité nationale », à savoir le travail de renseignement, de hasbara [propagande], etc., bien souvent exécuté par des juifs d’origine ashkénaze. Dans le même contexte, la psychologue Iris Hefetz décrit la tension qui existe entre la langue arabe considérée comme langue de l’ennemi et le monde émotionnel de ceux qui sont originaires du monde arabo-musulman en Israël. Malgré tout, comme le montrent les avis et les déclarations individuelles jointes à la pétition, de nombreux mizrahim – y compris de deuxième ou de troisième génération – considèrent toujours l’arabe comme un espace culturel et identitaire pertinent pour eux, et avec lequel ils entretiennent une multitude de liens.
Le texte de la pétition insiste surtout sur l’article 4 de la loi sur l’État-nation et sur le tort fait au statut de la langue arabe en Israël du point de vue mizrahi. Mais il porte aussi sur un autre article de cette loi qui vise à encourager la colonisation juive. Le texte affirme ainsi que chaque fois que l’État prend sur lui l’« ingénierie » démographique de l’espace, cette politique porte atteinte non seulement aux citoyens arabes, mais aussi aux mizrahim, essentiellement de deux manières : d’une part par leur « périphérisation », c’est-à-dire en les incitant à s’installer dans les marges géographiques, et d’autre part en leur fermant l’accès à un marché immobilier plus « désirable », par l’institution de commissions d’admission réputées pour leur exclusivisme. Dans sa contribution, le professeur Erez Tzfadia insiste sur ce projet politique de dispersion de la population depuis les années cinquante jusqu’à la « mode » des colonies communautaires aux fins d’une domination spatio-démographique [dans les territoires palestiniens occupés N.d.T.].
***
Depuis les années 1950, le problème mizrahi a traversé de nombreuses phases sans jamais quitter l’ordre du jour. Ces dernières années, on a parfois l’impression que le discours mizrahi remplace, dans une large mesure, la lutte mizrahie [3], un processus qui ne sert pas forcément la cause elle-même : trop souvent, ce discours permet à des décideurs politiques porteurs d’intérêts spécifiques d’adopter des rhétoriques mizrahies creuses, tout en agissant de manière à réprimer et à réduire au silence tout germe arabe dans l’espace israélien, y compris chez les juifs mizrahim. C’est dans ce contexte que la pétition qui vient d’être déposée constitue un jalon important, voire révolutionnaire, de la lutte mizrahie en Israël. Parmi les signataires, on trouve des femmes et des hommes, religieux, laïcs ou traditionalistes, certains se disant sionistes et d’autres non. Ce qui leur est commun à toutes et tous, c’est la reconnaissance de la langue arabe et de l’arabité elle-même comme part intégrante de l’identité collective mizrahie en Israël, et l’indignation devant la tentative de porter atteinte à cette composante de l’identité, au profit d’une version contemporaine de la politique du creuset, avec la volonté de s’en prendre au statut des citoyens palestiniens.
Il y a plus de soixante ans, devant l’arrivée [en Israël] des juifs en provenance de pays d’Orient, Abba Eban déclarait : « L’une des grandes inquiétudes que suscite l’examen de notre situation culturelle, est que la multiplication de ceux qui immigrent chez nous des pays d’Orient ne cause un nivellement culturel d’Israël avec les pays voisins. Ne considérons pas ces immigrés orientaux comme un pont destiné à nous inscrire dans le monde arabophone ; il nous incombe de leur insuffler l’esprit occidental, sans leur permettre de nous entraîner vers une orientalité contre-nature. » Pendant quelque soixante-dix ans, cette approche a façonné, dans une large mesure, le rapport entretenu par les institutions aux mizrahim. Fidèle à la conception de la « villa dans la jungle », l’establishment a exigé des Juifs orientaux qu’ils se débarrassent du noyau arabe constitutif de leur identité, en approfondissant de manière constante à la fois l’abîme qui les séparait de leur héritage historique, culturel et linguistique et leur éloignement par rapport à la population arabe non-juive. Cette pétition a pour but de fonder l’identité mizrahie sur sa signification profonde, d’exiger le respect du droit de la collectivité mizrahie à sa culture, à sa langue et à son histoire, et de s’opposer par des moyens juridiques, universitaires et surtout moraux à la tentative de le séparer de son espace naturel au profit d’un enfermement non naturel dans cette villa imaginaire et blanche.
[1] Nous écrivons ici les noms « Juif » et « Juive » avec une capitale dans la plupart des cas, car en Israël c’est une « nationalité », distincte de la citoyenneté (le passeport d’un citoyen israélien indique que le porteur est de « nationalité » arabe ou juive). Nous écrivons en revanche « juif-arabe » en minuscule, car c’est une formation qui contredit l’impossibilité qui semble découler de l’alternative posée par l’idée de « nationalité ». (La question ne se pose pas en hébreu car il n’y a pas de capitale dans cette langue) (N.d.T.)
[2] Le mot « mizrahi » signifie « oriental » et constitue, depuis le début des années 1990, le nom par lequel la plupart des Juif.ves israélien.nes issu.es du monde arabo-musulman se désignent eux-mêmes. L’expression « juif.ve-arabe » est une alternative plus ancienne, qui recouvre une dimension similaire de critique politique des discriminations dont font l’objet ces groupes en Israël depuis la création de l’État. (N.d.T.)
[3] Titre d’un ouvrage majeur du sociologue et poète Sami Shalom Chetrit sur les luttes menées par les juifs-arabes en Israël depuis la création de l’État. (N.d.T.)