Article paru dans l’anarchie en Avril 1912.
Sur la solidarité
La solidarité est l’ordre du jour dans tous les milieux, et comme c’est un de ces mots qu’on prononce sans se donner la peine de se demander ce qu’il signifie, on le trouve sur les lèvres ou sur la plume d’orateurs ou d’écrivains se réclamant d’opinions les plus divergentes. MM. Guesde, Jaurès, Léon Bourgeois, de Mun ; le prince Victor, le duc d’Orléans et le Pape en ont pleine la bouche. Pierre Kropotkine et certains anarchistes individualistes s’en servent constamment. Les ministres, à la tribune des parlements ; les professeurs, du haut des chaires des grandes écoles, les curés, aux prônes du matin ; les officiers, au rapport, tous y font allusion dans leurs discours, leurs allocutions ou leurs prêches.
J’avoue que je me méfie d’une expression qui a le don de réunir sous son égide tant d’hommes aux idéals si divers. Etant anarchiste, de ceux qui ne croient en rien, j’entends ne pas me laisser imposer par une telle unanimité. A en croire les encyclopédies, solidarité veut dire « dépendance mutuelle entre les hommes qui fait que les uns ne peuvent être heureux, se développer que si les autres le peuvent aussi, d’où résulte l’obligation de s’entraider ».
J’avais bien raison de me méfier de ce concert de louanges ; « ...dépendance... », « ...obligation... », voilà deux termes qui résonnent bien mal aux oreilles de l’anarchiste-individualiste que je suis. La solidarité, comme on l’entend ordinairement, comme l’entendent Pie X et le pontife du radicalisme, la solidarité implique le devoir, pour l’être individuel, de se sentir lié à des semblables dans tous les actes qui sont de nature à perpétuer et faire évoluer l’ensemble social. « Vous êtes les enfants du même Père qui est aux Cieux », proclame l’homme du Vatican. « Vous êtes les membres d’une même société », affirme Léon Bourgeois. Et de ce postulat découle un impératif formidable, catégorique, écrasant qui se résume en ceci : c’est que, moi, cellule de l’organisme social, je dois donner, sacrifier, livrer tout ce que j’ai et tout ce que je suis, consacrer tous mes efforts et tout mon labeur pour que ce grand Corps vive et se développe.
Eh bien ! je repousse cette solidarité. Je la rejette non pas parce que je suis une « mauvaise tête » ou que je possède un « sale caractère ». Ce serait puéril. Je la repousse non seulement parce que, par nature, je me sens un réfractaire et un révolté, mais aussi parce que j’ai étudié sérieusement la question, parce que j’ai analysé la valeur des liens qui me rattachaient à l’ensemble social, parce que j’ai soumis à la critique de mon examen personnel la réalité des obligations que j’avais soi-disant contractées à l’égard de la société.
Et de cette étude, de cette analyse, de cette critique, voici ce qui est résulté :
J’ai découvert que venu, par le jeu d’un phénomène naturel, dans la société des hommes, je m’étais, à l’origine, trouvé en face de conditions morales, intellectuelles, économiques qu’il m’a fallu subir sans pouvoir les discuter. Dès mon enfance la plus tendre, les institutions et les hommes, tout s’est ligué pour me déterminer à être un constituant résigné et solidaire du Milieu social. Dans la famille, à l’école, à la caserne, à l’usine, tout le monde me disait que je devais être solidaire de mes semblables. Solidaire de mes parents, même lorsqu’ils m’empêchaient par force d’aller rejoindre la fille vers laquelle mes sens m’attiraient ; solidaire de l’instituteur qui me retenait l’été de longues heures dans la classe, alors que dehors les fleurs s’épanouissaient et les oiseaux gazouillaient ; solidaire du caporal ou du sergent qui m’imposait je ne sais quels exercices répugnants ou quelles corvées répugnantes ; solidaire du patron dont chaque heure de mon travail augmentait le revenu en même temps que le bien-être... Je compris alors que « solidarité » signifiait « esclavage ».
Plus tard, un peu plus de réflexion m’appris que j’étais aussi esclave de ceux que le hasard avait placés dans des circonstances meilleures que les miennes que de ceux dont les conditions étaient pires. Le sans-le-sous qui acclame la retraite qui passe, le gardien qui maintient le malchanceux en prison, l’ouvrier qui moucharde ses camarades afin de passer contre-maître, le policier qui emploie toutes sortes de ruses pour priver ses semblables de la liberté, le paysan qui me toise avec mépris parce que je préfère flâner le long des sentiers plutôt que respirer l’air empuanti des usines, le syndicaliste qui me ferait volontiers renvoyer de mon travail parce que je refuse de m’immatriculer dans l’association ouvriériste dont il fait partie - tous ces êtres affirmaient que je leur étais solidaire, que c’est pour eux et avec eux que je devais penser, œuvrer, produire, c’est-à-dire consacrer le meilleur de mes facultés.
J’ai réagi. A ce déterminisme terrifiant, j’ai opposé mon déterminisme personnel. Je refuse d’accepter de bon gré une solidarité dont il m’a été impossible de débattre les bases ou de prévoir les conséquences. Je maintiens que là où la solidarité m’est imposée, elle est nulle, et que je ne suis pas tenu à l’observer. En vain les solidaristes « à outrance » - et il s’en trouve parmi nos camarades - m’objecteront ils que le paysan dévot, le tailleur radical, l’employé des postes socialiste, le boulanger bonapartiste, le marin patriotard sont nécessaires à ma vie, qu’ils contribuent, anonymement ou non, directement ou non, à me fournir les utilités sans lesquelles je ne saurais subsister. Je leur répondrai que dans les conditions où évolue actuellement la société, ces différents membres du milieu social ne sont pas des producteurs uniquement, ils sont des électeurs, parfois des jurés, souvent des géniteurs de magistrats, d’officiers, des exploiteurs chaque fois qu’ils le peuvent ; ce sont des gens partisans de l’autorité et qui emploient leur autorité morale ou intellectuelle à maintenir ou à faire maintenir, par délégation, le régime de solidarité forcée que nous subissons.
Solidaire de la foule qui voulut écharper Soudy et Carouy, par exemple, alors que, maintenus par des agents solides, de cette masse qui fuirait éperdue si elle les voyait surgir seuls contre cent un browning à la main ? Vous n’y pensez pas. Producteurs utiles ou non, je méprise cette cohue vile. Solidaire des gardes de Paris qui encadrent ma bonne camarade Henriette Maîtrejean quand elle monte au cabinet de M. Gilbert ? Pour qui me prenez-vous ? Non, je ne suis pas solidaire de qui, par son approbation, son silence ou sa résignation, continue à maintenir des conditions d’être ou de faire impliquant la contrainte ou l’exploitation - peu importe sous quelle forme. Il n’est pas un anarchiste qui diffère avec moi sous ce rapport.
Je ne repousse pas a priori et avec entêtement toute solidarité. Je me refuse simplement à être solidaire de ceux dont l’effort vient à l’encontre de mon dessein : vivre le moment actuel en pleine liberté, et cela sans empiéter sur la liberté d’autrui. Je repousserai même la solidarité a priori avec ceux de mes plus chers amis accomplissant des gestes pour lesquels ils ne m’ont pas consulté et aux résultats desquels je n’ai aucune part. C’est a posteriori - ayant tous les éléments d’appréciation en main, - que je veux me déclarer solidaire des êtres qui ne vivent pas à mes côtés ou des actes qui se commettent, sans ma participation, de près ou de loin. Je m’élève contre toute solidarité imposée.
Cela ne veut pas dire que je ne me sente pas en général solidaire de tous les négateurs d’autorité, de tous les révoltés contre l’exploitation, de tous les critiques du fait établi et de la chose jugée - des anarchistes, enfin. S’ils sont miens, ils appartiennent à mon espèce. Où je me séparerais d’eux, c’est s’ils voulaient me contraindre à accepter la responsabilité de formes de lutte ou de propagande qui ne sont pas miennes.
L’histoire nous montre que le concept de « solidarité » imposée a surtout servi à édifier des dogmes ou à susciter des dominateurs. Pour rendre concrète et effective la solidarité entre des êtres que n’associaient ni le tempérament, ni l’intérêt, il a fallu la Religion ou la Loi ; pour que les rapports entre les hommes qu’elles déterminaient ne restent pas lettre morte, il a fallu des exécutifs de la religion ou de la loi, des prêtres ou des magistrats. Quiconque accepte bénévolement l’obligation de la solidarité ou la contrainte de l’entr’aide, n’est pas des nôtres : il appartient au monde de l’autorité.
En résumé, l’anarchiste tend à n’accepter de solidarité que celle qu’il a pesée, voulue, examinée, discutée. Il s’efforce de faire en sorte que la solidarité qu’il accepte ne le lie pas à jamais. Et de s’en dégager aussitôt qu’il s’aperçoit que sa pratique le conduirait à accomplir des actes lui répugnant. Ou à souscrire à des responsabilités pour lesquels ils ne se sent aucun goût. C’est pourquoi il ne se sent intérieurement rattaché à l’ensemble social par aucun lien moral et intellectuel et qu’il fait faux bond au milieu dès qu’il trouve une occasion de se dérober aux obligations forcées qu’il lui impose. Dans ce domaine comme dans tous les autres, une seule préoccupation domine sa pensée : Retirerai-je personnellement, de la voie où je m’engage, plus de liberté d’être et de faire, et cela sans priver autrui de sa liberté de penser ou d’agir ? De la réponse dépend la façon dont il tente de déterminer sa vie, tous les actes de son existence.
Bien que peu nouvelles, ces choses-là, sont bonnes à répéter de temps à autre.
E. ARMAND.
l’anarchie N°366 - Jeudi 18 Avril 1912.