En entrant dans le local du Monde libertaire, un ami, avisant le tableau des articles prévus, lit de loin un mot vite griffonné : « crétinisme ». Il s’agissait en fait du mot « créationnisme » (la croyance que l’univers, le vivant, l’Homme, l’âme sont, d’une manière ou d’une autre, créés par Dieu)… La confusion, tant visuelle que thématique, allait de soi ! Mais, plaisanterie mise à part, soyons vigilants et ne laissons pas penser, notamment par confort, que le créationnisme ne relèverait que du crétinisme de quelques illuminés confits en dévotion. Malheureusement, ce mouvement pluriel, aux agissements et aux stratégies multiples, prétend redevenir, dans des domaines pourtant débarrassés de la tutelle des religions (la science et l’enseignement), le héraut d’une doctrine dangereuse, celle qui voit le spiritualisme et le finalisme, fût-ce sous des formes atténuées, se présenter comme les maîtres-étalons de la pensée relative au monde et aux êtres.
Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau, dans leur livre Enquête sur les créationnismes. Réseaux, stratégies et objectifs politiques 1, contribuent de manière magistrale à l’analyse de la situation française et européenne quant à cette nouvelle irruption des religions dans les sciences (biologie, cosmologie, etc.) et dans l’enseignement. Il est malheureusement courant d’entendre affirmer péremptoirement que la France, et plus largement l’Europe, seraient protégées contre ce type d’attaques spiritualistes qui trouve certes un terreau plus propice aux États-Unis. Or, l’existence en Europe de nombreux gouvernements ou parlements de droite, voire de droite confessionnelle, rend caduc ce tableau simpliste.
La récente mobilisation en France du ban et de l’arrière-ban d’une droite catholique revancharde, ultraréactionnaire, homophobe, sexiste et « théoguidée » – du genre travail-famille-patrie – est aussi un indice inquiétant : dans un contexte favorable, avec l’amplification des désastres socio-économiques, cette droite aura à cœur de tout placer sous sa férule, les mœurs bien sûr, mais aussi les sciences et leur enseignement, à l’instar de ce qui est réclamé par des groupes de pression homologues aux États-Unis, lorsqu’ils veulent imposer dans les écoles l’enseignement de la Bible comme récit de la création conjointement à la théorie de l’évolution, ravalée au rang d’hypothèse dont on peut se dispenser. Autre idée préconçue sur les créationnismes : ils ne seraient que l’émanation des franges fondamentalistes des trois monothéismes, et ne feraient pas partie de l’appareil doctrinal des religions dites normalisées. Forts d’un solide argumentaire issu de plusieurs années d’enquête et de la collecte d’une vaste documentation (entièrement référencée dans le livre), et d’un courage politique qui fait défaut à bien des commentateurs dès lors qu’il s’agit de rentrer dans le lard des religions prétendument honorables 2, Baudouin et Brosseau, en nous proposant un panorama des forces en présence dans l’Europe chrétienne, mais aussi en Turquie, tête de pont du mouvement créationniste musulman à destination de l’Europe, réfutent cette allégation indolente.
Notons encore que ce livre a ceci de particulièrement éloquent qu’il ne se penche pas seulement sur le problème des attaques religieuses contre la biologie darwinienne de l’évolution ; il montre, comme l’indique son sous-titre « objectifs politiques », que ces mouvements créationnistes visent, au-delà de leur métaphysique frelatée sur l’origine de l’univers et du vivant, à imposer un ordre moral implacable. Si les auteurs parlent des créationnismes – le pluriel étant la marque d’une diversité cultuelle (catholicisme, protestantisme, évangélisme, islam et autres sectes) et de stratégies d’attaque et de contre-attaque hétérogènes –, il n’en demeure pas moins que le but ultime et unificateur de ces mouvements est la mainmise morale et politique sur les modes de pensée et de vivre qui affirment se dispenser du magistère de la religion et de ses diktats. Or, les néocréationnismes états-uniens, grâce à leurs centaines de millions de dollars, sont une des forces politiques les plus puissantes du plus puissant des pays : leur capacité de lobbying et de subversion des idées émancipatrices est colossale. Ce livre décrit attentivement les méandres de ces milieux où se mêlent finances, bizness, idéologie ultralibérale en matière d’économie, rigorisme des mœurs, haine du rationalisme, du matérialisme et de l’athéisme, etc.
Une toute dernière remarque, qui n’épuise évidemment pas la richesse documentaire de ce livre. Les moins bourrins de ces mouvements ne relèvent pas d’un créationnisme à l’ancienne (création de la Terre en six jours, Adam et Ève, le Déluge, etc.), mais usent d’une rhétorique alambiquée amalgamant une sorte d’évolutionnisme (conforme en grande partie à ce que la science en dit) et une théologie qui la surplombe 3. L’idée forte, ici, vise à « déboulonner la statue de Darwin », leur ennemi absolu (car il a conçu une théorie de l’évolution matérialiste, dépourvue de tout recours à un ordre divin, incluant le hasard, etc.). Or, cette éviction de Darwin, c’est ce que réclament aussi certains libertaires chez qui il est de bon ton de vouer aux gémonies la théorie darwinienne de l’évolution, avec les mêmes pseudo-arguments (la prétendue faillite de la théorie darwinienne, les lacunes explicatives de la théorie, l’idéologie de la compétition capitaliste qui serait inhérente au darwinisme, etc.) 4. Certes, les uns se tournent vers Dieu là où les autres sont, je l’espère, athées, mais ces convergences basées sur des contre-vérités, et parfois sur une incompétence manifeste, sont troublantes pour tous ceux qui considèrent la théorie darwinienne de l’évolution comme l’un des piliers du patrimoine universel d’une humanité qui ne s’abstient pas de penser. Les créationnistes peuvent leur dire merci pour cette proximité qu’on aurait voulu croire impossible…
notes
1. Éditions Belin, 2013, préface de Guillaume Lecointre, 335 pages, 21,50 euros. À commander à Publico.
2. Il faut savoir qu’en France un des spécialistes de la question est un prêtre dominicain, missionné par le Vatican pour défendre l’Église catholique contre l’accusation pourtant évidente qu’il s’agit de la plus puissante des religions œuvrant pour soumettre les sciences à son message théologique…
3. Le livre offre une typologie des formes variées des créationnismes et permet de comprendre en quoi elles diffèrent et en quoi elles sont tout de même redevables de la même appellation. Soulignons l’effort des auteurs qui ont su conduire le lecteur sur les chemins parfois escarpés de l’épistémologie (= philosophie des sciences) de la biologie de l’évolution, notamment grâce à des entretiens avec des spécialistes.
4. Voir un exemple récent qui condense l’essentiel des erreurs, mésinterprétations et manipulations des faits et des idées : Thierry Lodé, « Gène égoïste, gène généreux ? La biologie dans tous ses états », Le Monde libertaire, n° 1699. Et également Jean Monjot, « L’être humain et le darwinisme », Le Monde libertaire, n° 1701.