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Qu'est-ce que les conseils ouvriers ? (5) : 1917-21 : les soviets face à la question de l'Etat

posté le 29/08/13 par Un sympathisant du CCI Mots-clés  réflexion / analyse 

Dans l’article précédent de cette série (Revue internationale n° 143), nous avons vu comment les soviets, qui avaient pris le pouvoir en Octobre 1917, le perdirent progressivement au point de ne plus être qu’une façade, maintenue en vie artificiellement pour occulter le triomphe de la contre-révolution capitaliste qui s’était instaurée en Russie. Le but de cet article est de comprendre les causes de ce processus et de tirer les leçons qui sont indispensables aux futures tentatives révolutionnaires.

La nature de l’État qui naît de la révolution

Marx et Engels, analysant la Commune de Paris de 1871, tirèrent quelques leçons sur la question de l’État que nous pouvons brièvement résumer : 1) Il est nécessaire de détruire l’appareil d’État bourgeois de fond en comble ; 2) au lendemain de la révolution, l’État se reconstitue, pour deux raisons principales : a) la bourgeoisie n’a pas encore été complètement défaite et éradiquée ; b) dans la société de transition subsistent encore des classes non exploiteuses (petite bourgeoisie, paysannerie, marginaux urbains…), dont les intérêts ne coïncident pas avec ceux du prolétariat.

Cet article n’a pas pour but d’analyser la nature de ce nouvel État (1), néanmoins, pour éclairer le sujet que nous traitons, nous devons mettre en évidence que si ce nouvel État n’est pas identique à ceux qui l’ont précédé dans l’histoire, il garde cependant des caractéristiques qui constituent un obstacle pour le développement de la révolution ; c’est bien pour cela que, comme Engels l’avait déjà signalé et comme insistait Lénine dans l’État et la Révolution, le prolétariat doit commencer un processus d’extinction du nouvel État le jour même de la révolution.

Après la prise du pouvoir, le principal obstacle sur lequel trébuchèrent les soviets en Russie fut l’État qui en était issu. Celui-ci "malgré l’apparence de sa plus grande puissance matérielle, (…) est mille fois plus vulnérable à l’ennemi que les autres organismes ouvriers. En effet, l’État doit sa plus grande puissance matérielle à des facteurs objectifs qui correspondent parfaitement aux intérêts des classes exploiteuses mais ne peuvent avoir aucun rapport avec la fonction révolutionnaire du prolétariat" (2), "La menace redoutable d’un retour au capitalisme se trouvera essentiellement dans le secteur étatisé. Cela d’autant plus que le capitalisme se trouve ici sous sa forme impersonnelle pour ainsi dire éthérée. L’étatisation peut servir à camoufler longtemps un processus opposé au socialisme" (3).

Dans l’article précédent, nous avons décrit les faits qui favorisèrent l’affaiblissement des soviets : la guerre civile, la famine, le chaos général de l’économie dans son ensemble, l’épuisement et la décomposition progressive de la clase ouvrière, etc. La "conspiration silencieuse" de l’État soviétique, qui participa aussi de l’affaiblissement des soviets, est intervenue selon trois axes : 1) le poids croissant que prenaient les institutions par excellence étatiques : l’armée, la Tcheka (la police politique) et les syndicats ; 2) "l’interclassisme" des soviets et la bureaucratisation accélérée qui en résultait ; 3) l’absorption progressive du Parti bolchevique par l’État. Nous avons abordé le premier point dans l’article précédent, cet article est consacré aux deux derniers.

L’irrésistible renforcement de l’État

L’État des soviets excluait la bourgeoisie mais n’était pas l’État exclusif du prolétariat. Il comprenait des classes sociales non exploiteuses comme la paysannerie, la petite-bourgeoisie, les diverses couches moyennes. Ces classes tendent à préserver leurs petits intérêts et posent inévitablement des obstacles à la marche vers le communisme. Cet "interclassisme" inévitable pousse le nouvel État, comme le dénonça l’Opposition ouvrière 4 en 1921, à ce que "la politique soviétique pousse dans plusieurs directions et que sa configuration par rapport à la classe soit défigurée",et à ce que se constitue le terreau de la bureaucratie étatique.

Peu de temps après Octobre, les anciens fonctionnaires tsaristes commençaient à occuper des postes dans les institutions soviétiques, en particulier lorsqu’il fallait prendre des décisions improvisées face aux problèmes qui se présentaient. Ainsi, par exemple, face à l’impossibilité d’organiser l’approvisionnement de produits de première nécessité en février 1918, le Commissariat du peuple dut recourir à l’aide des commissions qui avaient été mises en place par l’ancien Gouvernement provisoire. Leurs membres acceptèrent à condition de ne dépendre d’aucun bolchevik, ce que ces derniers acceptèrent. De façon similaire, la réorganisation du système éducatif en 1918-19 dut se faire en recourant à d’anciens fonctionnaires tsaristes qui finirent par altérer progressivement les programmes d’enseignement proposés.

En outre, les meilleurs éléments prolétariens se convertissaient progressivement en bureaucrates éloignés des masses. Les impératifs de la guerre absorbèrent de nombreux cadres ouvriers aux tâches de commissaires politiques, inspecteurs ou chefs militaires. Les ouvriers les plus capables devinrent des cadres de l’administration économique. Les anciens bureaucrates impériaux et les nouveaux-venus d’origine prolétarienne formèrent une couche bureaucratique qui s’identifiait à l’État. Mais cet organe a sa propre logique, et ses chants de sirène parvinrent à séduire des révolutionnaires aussi expérimentés que Lénine et Trotski.

Les anciens fonctionnaires provenant des élites bourgeoises étaient les porteurs de cette logique, et ils pénétrèrent dans la forteresse soviétique par la porte que leur ouvrait le nouvel État : "des milliers d’individus, plus ou moins intimement liés à la bourgeoisie expropriée, par des liens routiniers et culturels, recommencèrent à jouer un rôle (…) fusionnés avec la nouvelle élite politico-administrative, dont le noyau était le Parti lui-même, les secteurs les plus "ouverts" et les plus capables techniquement de la classe expropriée, ne tardèrent pas à revenir à des positions dominantes" (5). Ces individus, comme le signale l’historien soviétique Kritsman, "dans leur travail administratif, faisaient preuve de désinvolture et d’hostilité envers le public" 6

Mais le danger principal venait de l’engrenage étatique lui-même, avec le poids croissant mais imperceptible de son inertie. Comme conséquence de cela, même les fonctionnaires les plus dévoués tendaient à se séparer des masses, à se méfier d’elles, adoptant des méthodes expéditives, imposant sans écouter, expédiant les affaires qui concernaient des milliers de personnes comme de simples questions administratives, gouvernant à coups de décrets. "En laissant de côté ses tâches de destruction pour celles d’administration, le Parti découvre les vertus de la loi, de l’ordre et de la soumission à la juste autorité du pouvoir révolutionnaire" (7).

La logique bureaucratique de l’État va comme un gant à la bourgeoisie, qui est une clase exploiteuse et peut tranquillement déléguer l’exercice du pouvoir à un corps spécialisé de politiciens et de fonctionnaires professionnels. Mais elle est fatale au prolétariat qui ne peut à aucun moment l’abandonner à de tels spécialistes, qui doit apprendre par lui-même, commettre des erreurs et les corriger, qui non seulement prend des décisions et les applique mais en outre, ce faisant, se transforme lui-même. La logique du pouvoir du prolétariat n’est pas dans la délégation de ce pouvoir mais dans la participation directe à la prise en charge de celui-ci.

La révolution en Russie se trouva face à un dilemme en avril 1918 : la révolution mondiale n’avançait pas et l’invasion impérialiste menaçait d’écraser le bastion soviétique. Le pays entier sombrait dans le chaos, "l’organisation administrative et économique déclinait dans des proportions alarmantes. Le danger ne venait pas tant de la résistance organisée que de l’effondrement de toute autorité. L’appel à détruire l’organisation étatique bourgeoise de l’État et la Révolution devenait singulièrement anachronique maintenant que cette partie du programme révolutionnaire avait triomphé au-delà des espérances" (8).

L’État soviétique se confrontait à des questions dramatiques : mettre sur pieds l’Armée rouge dans la précipitation, organiser les transports, relancer la production, assurer l’approvisionnement alimentaire des villes affamées, organiser la vie sociale. Tout ceci devait se résoudre malgré le sabotage total des entrepreneurs et des managers, ce qui poussa à la confiscation généralisée d’industries, de banques, de commerces, etc. C’était un défi supplémentaire lancé au pouvoir soviétique. Un débat passionné anima alors le Parti et les soviets. Tout le monde était d’accord pour résister militairement et économiquement jusqu’à l’explosion de la révolution prolétarienne dans d’autres pays et principalement en Allemagne. La divergence portait sur la façon d’organiser la résistance : à partir de l’État en renforçant ses mécanismes ou en développant l’organisation et les capacités des masses ouvrières ? Lénine prit la tête de ceux qui défendaient la première solution alors que certaines tendances de gauche du Parti bolchevique incarnaient la seconde.

Dans la brochure Les tâches immédiates du pouvoir soviétique, Lénine "défend que la première tâche à laquelle la révolution devait faire face (…) était celle de (…) reconstruire une économie ruinée, d’imposer une discipline du travail et de développer la productivité, d’assurer un rapport et un contrôle strict du processus de production et de distribution, d’éliminer la corruption et le gaspillage et, peut-être plus que tout, de lutter contre la mentalité petite-bourgeoise (…) Il n’hésite pas à utiliser ce qu’il traitait lui-même de méthodes bourgeoises, y compris l’utilisation de spécialistes techniques bourgeois (…), le recours au travail aux pièces ; l’adoption du "système de Taylor" (…) Il a donc appelé à la ’direction d’un seul homme’" (9).

Pourquoi Lénine défendit-il cette orientation ? La première raison était l’inexpérience : le pouvoir soviétique s’affrontait en effet à des tâches gigantesques et urgentes sans recours possible à une quelconque expérience et sans qu’une réflexion théorique préalable ait pu être menée sur ces questions. La seconde raison était la situation désespérée et insoutenable que nous avons décrite. Mais nous devons aussi considérer que Lénine était à son tour victime de la logique étatique et bureaucratique, se convertissant peu à peu en son interprète. Cette logique le poussait à faire confiance aux vieux techniciens, administrateurs et fonctionnaires formés dans le capitalisme et, par ailleurs, aux syndicats chargés de discipliner les ouvriers, de réprimer leurs initiatives et leur mobilisation indépendante, les liant à la division capitaliste du travail et à la mentalité corporatiste et étroite qu’elle suppose.

Les adversaires de gauche dénonçaient cette conception selon laquelle "La forme du contrôle de l’État sur les entreprises doit se développer dans la direction de la centralisation bureaucratique, de la domination de différents commissaires, de la privation d’indépendance des soviets locaux et du rejet dans la pratique du type d’"État-Commune" dirigé par en bas (...) L’introduction de la discipline du travail en lien avec la restauration de la direction capitaliste dans la production ne peut pas accroître fondamentalement la productivité du travail, mais elle affaiblira l’autonomie de classe, l’activité et le degré d’organisation du prolétariat" (10).

L’Opposition ouvrière dénonçait : "au vu de l’état catastrophique de notre économie, qui repose encore sur le système capitaliste (salaire payé avec de l’argent, tarifs, catégories de travail, etc.), les élites de notre Parti, se méfiant de la capacité créatrice des travailleurs, cherchent le salut au chaos économique dans les héritiers du capitaliste bourgeois passé, à travers des hommes d’affaires et des techniciens dont la capacité créatrice est corrompue sur le terrain de l’économie par la routine, les habitudes et les méthodes de production et de direction du mode capitaliste" (11).

Loin d’avancer sur la voie de son extinction, l’État se renforçait de façon alarmante : "Un professeur "blanc" qui arriva à Omsk venant de Moscou en automne 1919 racontait qu’à la tête de plusieurs centres et des glavski se trouvaient les anciens patrons, fonctionnaires et directeurs. Quiconque connaît personnellement le vieux monde des affaires sera surpris, en visitant les centres, de retrouver dans les Glavkoh les anciens propriétaires des grandes industries de la peau et, dans les organisations centrales du textile, les grands fabricants." (12) En mars 1919, pendant le débat du Soviet de Petrograd, Lénine reconnût : "Nous avons chassé les anciens bureaucrates, mais ils sont revenus avec la fausse étiquette de communistes ; ils arborent un ruban rouge à la boutonnière et cherchent une sinécure" (13).

La croissance de la bureaucratie soviétique finit par écraser les soviets. Elle comptait 114 259 employés en juin 1918, 529 841 un an plus tard, et 5 820 000 en décembre 1920 ! La raison d’État s’imposait implacablement à la raison du combat révolutionnaire pour le communisme, "les considérations étatiques de caractère général commencèrent à sourdre face aux intérêts de classe des travailleurs" (14).

L’absorption du Parti bolchevique par l’État

Le renforcement de l’État entraîna l’absorption du Parti bolchevique. Celui-ci a priori n’envisageait pas de se convertir en parti étatique. Selon les chiffres de février 1918, le Comité central des bolcheviks ne comptait que six employés administratifs contre 65 pour le Conseil des Commissaires, les soviets de Petrograd et de Moscou en comptant plus de 200. "Les organisations bolcheviques dépendaient financièrement de l’aide que leur apportaient les institutions soviétiques locales et, dans l’ensemble, leur dépendance était compète. Il arriva même que des bolcheviks en vue – comme ce fut le cas de Preobrajensky – suggérassent devant le nouvel état des choses, que le parti acceptât de se dissoudre complètement pour se fondre dans l’appareil soviétique". L’anarchiste Leonard Schapiro reconnaît que "les meilleurs cadres du parti s’étaient intégrés dans l’appareil, central et local, des soviets". Beaucoup de bolcheviks considéraient que "les comités locaux du parti bolchevique n’étaient rien de plus que les sections de propagande des soviets locaux" (15). Les bolcheviks eurent même des doutes sur leur compétence pour exercer le pouvoir à la tête des soviets. "Au lendemain de l’insurrection d’octobre, quand le personnel du gouvernement soviétique s’est formé, Lénine a eu une hésitation avant d’accepter le poste de président du soviet des commissaires du peuple. Son intuition politique lui disait que cela freinerait sa capacité à agir comme avant-garde de l’avant-garde, à être à la gauche du parti révolutionnaire comme il l’avait si clairement été entre avril et octobre 1917" (16). Lénine craignait, non sans raisons, que si le parti et ses membres les plus avancés se mobilisent au jour le jour dans le gouvernement soviétique, ils ne finissent attrapés dans ses engrenages et perdent de vue les objectifs globaux du mouvement prolétarien qui ne peuvent être liés aux contingences quotidiennes de la gestion étatique (17).

Les bolcheviks ne recherchaient pas non plus le monopole du pouvoir, partageant le premier Conseil des Commissaires du peuple avec les Socialistes-révolutionnaires de gauche. Certaines délibérations de ce Conseil furent même ouvertes à des délégués mencheviques internationalistes et à des anarchistes.

Le gouvernement ne devient définitivement bolchevique qu’à partir de juillet 1918, date du soulèvement des socialistes-révolutionnaires de gauche opposés à la création de Comités de paysans pauvres : "Le 6 juillet, deux jeunes tchékistes membres du Parti s.r. de gauche et pièces maîtresses de la conspiration, A. Andreiev et Ia. G. Blumkine, se présentaient à l’ambassade d’Allemagne munis de documents officiels attestant de leur qualité et de leur mission. Admis dans le bureau de l’ambassadeur, le comte von Mirbach, ils l’abattirent et prirent la fuite. Dans la foulée, un détachement de tchékistes commandés par un s.r. de gauche, Popov, procéda par surprise à plusieurs arrestations, dont celles des dirigeants de la Tcheka, Dzejinski et Latsis, du président du soviet de Moscou, Smidovitch, et du commissaire du peuple aux Postes, Podbielsky. Il s’empara aussi des locaux centraux de la Tcheka et du bâtiment central des Postes" (18).

Comme conséquence de ceci, le Parti se voit alors envahi par toute sorte d’opportunistes et d’arrivistes, d’anciens fonctionnaires tsaristes ou de dirigeants mencheviques reconvertis. Noguine, un vieux bolchevik, "avait exprimé l’horreur que lui inspiraient l’ivrognerie, la débauche, la corruption, les cas de vol et le comportement irresponsable que l’on rencontrait parmi beaucoup de permanents du parti. Vraiment, ajoutait-il, les cheveux se dressent sur la tête" (19). En mars 1918, devant le Congrès du Parti, Zinoviev raconta l’anecdote de ce militant qui, recevant un nouvel adhérent, lui dit de revenir le lendemain retirer sa carte de membre ; celui-ci lui répondit que "non, camarade, j’en ai besoin de suite pour obtenir une place au bureau".

Comme le signale Marcel Liebman, "Si tant d’hommes qui n’avaient de communiste que le nom tentaient de pénétrer les rangs du parti, c’est que celui-ci était devenu le centre du pouvoir, l’institution la plus influente de la vie sociale et politique, celle qui réunissait la nouvelle élite, sélectionnait les cadres et les dirigeants et constituait l’instrument et le canal de l’ascension sociale et de la réussite" ; et il ajoute que "les privilèges des cadres moyens et subalternes soulevaient des protestations dans les rangs du parti" (20), alors que tout ceci est normal et courant dans un parti bourgeois.

Le Parti tenta alors de combattre cette vague en réalisant de nombreuses campagnes d’épuration. Mais ce ne pouvait être que des mesures impuissantes puisqu’elles ne s’attaquaient pas à la racine du problème dans la mesure où la fusion du Parti et de l’État se renforçait inexorablement. Ce danger en contenait un autre, parallèle, l’identification du Parti avec la nation russe. En effet, le Parti prolétarien est international et sa section dans un ou plusieurs pays où le prolétariat occupe un bastion avancé ne peut en aucun cas s’identifier avec la nation, mais uniquement et exclusivement avec la révolution mondiale.

La transformation du bolchevisme en un parti-État finit par être théorisée par la thèse selon laquelle le Parti exerce le pouvoir au nom de la classe, la dictature du prolétariat étant la dictature du parti (21), ce qui le désarma théoriquement et politiquement, achevant de le précipiter dans les bras de l’État. Dans une de ses résolutions, le 8e Congrès du Parti (mars 1919) accorde que le Parti doit "s’assurer la domination politique complète au sein des soviets et le contrôle pratique de toutes leurs activités" (22). Cette résolution se concrétise les mois suivants par la formation de cellules du Parti dans tous les soviets pour les contrôler. Kamenev proclama que "le Parti communiste est le gouvernement de Russie. Ce sont ses 600 000 membres qui gouvernent le pays" (23). La cerise sur le gâteau fut apportée par Zinoviev au cours du 2e Congrès de l’Internationale communiste (1920) qui déclara que "tout ouvrier conscient doit comprendre que la dictature de la classe ouvrière ne peut être réalisée que par la dictature de son avant-garde, c’est-à-dire par le Parti communiste" 24 et par Trotski au Xe Congrès du Parti (1921), qui affirma, en réponse à l’Opposition ouvrière : "Comme si le parti n’avait pas le droit d’affirmer sa dictature même si celle-ci heurte momentanément l’humeur velléitaire de la Démocratie ouvrière ! Le parti a le droit de maintenir sa dictature sans tenir compte des vacillations passagères de la classe ouvrière. La dictature n’est pas fondée à chaque instant sur le principe formel de la démocratie ouvrière" (25).

Le parti bolchevique fut perdu en tant qu’avant-garde du prolétariat. Ce n’était plus lui qui utilisait l’État au bénéfice du prolétariat, mais l’État qui fit du parti son bélier contre le prolétariat. Comme le dénonça la Plate-forme des Quinze, groupe d’opposition qui surgit au sein du Parti bolchevique au début de 1920, "La bureaucratisation du parti, la dégénérescence de ses éléments dirigeants, la fusion de l’appareil du parti avec l’appareil bureaucratique du gouvernement, la perte d’influence de la partie prolétarienne du parti, l’introduction de l’appareil gouvernemental dans les luttes intérieures du parti -tout cela montre que le comité central a déjà dépassé dans sa politique les limites du bâillonnement du parti et commence la liquidation- et la transformation de ce dernier en un appareil auxiliaire de l’État. L’exécution de cette liquidation du parti signifierait la fin de la dictature prolétarienne dans l’Union des Républiques socialistes soviétiques. Le parti est l’avant-garde et l’arme essentielle dans la lutte de la classe prolétarienne. Sans cela, ni sa victoire, ni le maintien de la dictature prolétarienne ne sont possibles." 26.

La nécessité de l’organisation autonome du prolétariat face à l’État transitoire

Comment le prolétariat pouvait-il en Russie renverser le rapport de forces, revitaliser les soviets, mettre un frein à l’État surgi après la révolution, ouvrir la voie à son extinction effective et avancer dans le processus révolutionnaire mondial vers le communisme ?

Cette question ne pouvait se résoudre que par le développement de la révolution mondiale. "En Russie, le problème ne pouvait être que posé" (27). "Il était évident qu’il est bien plus difficile de commencer la révolution en Europe et bien plus facile de la commencer chez nous, mais qu’ici il sera plus difficile de la continuer" (28).

Dans le cadre de la lutte pour la révolution mondiale, il y avait en Russie deux tâches concrètes : récupérer le parti pour le prolétariat en l’arrachant aux griffes de l’État et s’organiser en conseils ouvriers capables de redresser les soviets. Nous ne traiterons ici que ce dernier point.

Le prolétariat doit s’organiser indépendamment de l’État transitoire et exercer sur lui sa dictature. Ceci peut passer pour une stupidité pour ceux qui s’en tiennent aux formules faciles et propres du syllogisme selon lesquelles le prolétariat est la classe dominante et l’État ne peut être que son organe le plus fidèle. Dans l’État et la Révolution, revenant sur la Critique du Programme de Gotha faite par Marx en 1875, Lénine écrit :

"Dans sa première phase, à son premier degré, le communisme ne peut pas encore, au point de vue économique, être complètement mûr, complètement affranchi des traditions ou des vestiges du capitalisme. De là, ce phénomène intéressant qu’est le maintien de l’’horizon borné du droit bourgeois’, en régime communiste, dans la première phase de celui-ci. Certes, le droit bourgeois, en ce qui concerne la répartition des objets de consommation, suppose nécessairement un État bourgeois, car le droit n’est rien sans un appareil capable de contraindre à l’observation de ses normes.

Il s’ensuit qu’en régime communiste subsistent pendant un certain temps non seulement le droit bourgeois, mais aussi l’État bourgeois – sans bourgeoisie !" (29).

L’État de la période de transition au communisme (30) est un "État bourgeois sans bourgeoisie" (31) ou, pour parler plus précisément, est un État qui conserve des traits profonds de la société de classes et de l’exploitation : subsistent encore le droit bourgeois (32), la loi de la valeur, l’influence spirituelle et morale du capitalisme, etc. La société de transition rappelle encore par beaucoup d’aspects la vieille société, mais elle a subi un changement fondamental qui est précisément ce qu’il faut conserver à tout prix car c’est la seule chose qui puisse amener au communisme : l’activité massive, consciente et organisée de la grande majorité de la classe ouvrière, son organisation en classe politiquement dominante, la dictature du prolétariat.

L’expérience tragique de la Révolution russe montre que l’organisation du prolétariat en classe dominante ne peut être réalisée à travers l’État transitoire (l’État des soviets), "la classe ouvrière elle-même en tant que classe, considérée unitairement et non comme unité sociale diffuse, avec des nécessités de classe unitaires et semblables, avec des tâches et des intérêts univoques et une politique semblable, conséquente, formulée de façon claire et nette, joue un rôle politique de moins en moins important dans la République des soviets" (33).

Les soviets étaient l’État-Commune dont parlait Engels comme association politique des classes populaires. Cet État-Commune joue un rôle indispensable dans la répression de la bourgeoisie, dans la guerre défensive contre l’impérialisme et dans le maintien d’un minimum de cohésion sociale, mais n’a pas et ne peut avoir comme horizon la lutte pour le communisme. Marx l’avait déjà entrevu. Dans son ébauche de la Guerre civile en France, il argumentait : "...la Commune n’est pas le mouvement social de la classe ouvrière, et, par suite, le mouvement régénérateur de toute l’humanité, mais seulement le moyen organique de son action. La Commune ne supprime pas les luttes de classes, par lesquelles la classe ouvrière s’efforce d’abolir toutes les classes, et par suite toute domination de classe..." (34). De plus, L’histoire de la Commune de Paris de Lissagaray en particulier "contient beaucoup de critiques des hésitations, confusions et, dans certains cas, des positions creuses de certains délégués au Conseil de la Commune dont beaucoup incarnaient, en fait, un radicalisme petit-bourgeois obsolète qui était fréquemment mis en question par les assemblées des quartiers plus prolétariens. Un des clubs révolutionnaires locaux au moins déclara qu’il fallait dissoudre la Commune parce qu’elle n’était pas assez révolutionnaire !" 35

"l’État est entre nos mains ; eh bien sur le plan de la Nouvelle Politique économique, a-t-il fonctionné comme nous l’entendions ? Non. Nous ne voulons pas l’avouer : l’État n’a pas fonctionné comme nous l’entendions. Et comment a-t-il fonctionné ? La voiture n’obéit pas : un homme est bien au volant, qui semble la diriger, mais la voiture ne roule pas dans la direction voulue ; elle va où la pousse une autre force, -force illégale, force illicite …" (36).

Pour résoudre ce problème, le Parti bolchevique appliqua une série de mesures. D’un côté, la Constitution soviétique adoptée en 1918 estima que "Le Congrès panrusse des Soviets est formé de représentants des Soviets locaux, les villes étant représentées par 1 député pour chaque 25 000 habitants et les campagnes par 1 député pour chaque 125 000. Cet article consacre l’hégémonie du prolétariat sur les ruraux" (37), et d’un autre, le Programme du Parti bolchevique, adopté en 1919, préconisait que "1) Chaque membre du soviet doit assumer un travail administratif ; 2) Il doit y avoir une rotation continue des postes, chaque membre du soviet doit acquérir de l’expérience dans les différentes branches de l’administration. Progressivement, l’ensemble de la classe ouvrière doit être incité à participer dans les services administratifs". 38

Ces mesures étaient inspirées des leçons de la Commune de Paris. Elles étaient destinées à limiter les privilèges et prérogatives des fonctionnaires étatiques mais, pour qu’elles soient effectives et efficaces, seul le prolétariat organisé de façon autonome en conseils ouvriers indépendants de l’État (39) était qualifié pour les faire appliquer .

Le marxisme est une théorie vivante, qui a besoin de réaliser, à partir des faits historiques, des rectifications et de nouveaux approfondissements. Tirant les leçons léguées par Marx et Engels sur la Commune de Paris de 1871, les bolcheviks comprirent que l’État-Commune, qui devait aller vers l’extinction, est l’expression des soviets. Mais ils l’avaient en même temps identifié de façon erronée comme un État prolétarien (40), croyant que son extinction pourrait se réaliser de l’intérieur (41). L’expérience de la Révolution russe démontre l’impossibilité pour l’État de s’éteindre de lui-même et rend nécessaire de distinguer les conseils ouvriers et les soviets, les premiers étant le siège de l’authentique organisation autonome du prolétariat qui doit exercer sa dictature de classe sur l’État-Commune transitoire représenté par les seconds.

Après la prise du pouvoir par les soviets, le prolétariat devait conserver et développer ses propres organisations qui agissaient de façon indépendante dans les soviets : la Garde rouge, les conseils d’usine, les conseils de quartier, les sections ouvrières des soviets, les assemblées générales.

Les conseils d’usine, cœur de l’organisation de la classe ouvrière

Nous avons déjà vu que les conseils d’usine avaient joué un rôle décisif lors de la crise des soviets en juillet (42), et comment ils les avaient délivrés de la mainmise de la bourgeoisie, leur permettant d’assumer leur rôle d’organes de l’insurrection d’Octobre (43). En mai 1917, la Conférence des Conseils d’usine de Jarkov (Ukraine) avait réclamé que ceux-ci "se convertissent en organes de la révolution dédiés à consolider ses victoires" (44). Entre le 7 et le 12 octobre, une Conférence des Conseils d’usine de Petrograd décida de créer un Conseil central des Conseils d’usine qui prit le nom de Section ouvrière du Soviet de Petrograd, coordonna immédiatement toutes les organisations soviétiques de base et intervint activement dans la politique du Soviet, la radicalisant progressivement. Dans son ouvrage les Syndicats soviétiques, Deutscher reconnaît que "les instruments les plus puissants et redoutables de subversion étaient les conseils d’usine et non les syndicats" (45).

Avec les autres organisations de base émanant directement et organiquement de la classe ouvrière, les conseils d’usine exprimaient beaucoup plus naturellement et authentiquement que les soviets les pensées, les tendances, les avancées de la classe ouvrière, maintenant avec elle une profonde symbiose.

Durant la période de transition au communisme, le prolétariat n’acquiert en rien un statut de classe dominante sur le plan économique. C’est la raison pour laquelle, contrairement à la bourgeoisie sous le capitalisme, il ne peut déléguer le pouvoir à une structure institutionnelle, en l’occurrence à un État. De plus, celui-ci, malgré ses particularités d’État-commune, ne présente néanmoins pas les intérêts spécifiques de la classe ouvrière, déterminés par la transformation révolutionnaire du monde, mais celui de l’ensemble des couches non exploiteuses. Enfin, l’inéluctable tendance bureaucratique de l’État tend à autonomiser cet organe par rapport aux masses et à leur imposer sa domination. C’est pourquoi, la dictature du prolétariat ne peut venir d’un organe étatique mais d’une force de combat, de débats et de mobilisation permanente, d’un organe qui, à la fois, assure l’autonomie de classe du prolétariat, reflète les besoins des masses ouvrières et permet leur transformation dans l’action et la discussion.

Nous avons montré dans le quatrième article de cette série comment, après la prise de pouvoir, les organisations soviétiques de base et instruments de lutte de la classe ouvrière disparurent progressivement. Ce fut un épisode tragique qui affaiblit le prolétariat et accéléra le processus de décomposition sociale dont il souffrait.

La Garde rouge, venue au monde de façon éphémère en 1905, ressurgit en février sous l’impulsion et le contrôle des conseils d’usine, parvenant à mobiliser quelques 100 000 membres. Elle se maintint active jusque vers le milieu de 1918, mais la guerre civile la plongea dans une grave crise. La puissance énormément supérieure des armées impérialistes mit en évidence l’incapacité de la Garde rouge à faire front. Les unités du sud de la Russie, commandées par Antonov Ovseenko, opposèrent une résistance héroïque mais furent balayées et défaites. Victimes de la peur de la centralisation, les unités qui tentèrent de rester opérationnelles manquaient des fournitures les plus élémentaires, des cartouches par exemple. C’était surtout une milice urbaine, avec une instruction et un armement limités, sans expérience d’organisation, qui pouvait tout au plus fonctionner comme unités d’urgence ou comme auxiliaire d’une armée organisée, mais incapable de livrer une guerre en bonne et due forme. Les nécessités du moment rendirent nécessaire la constitution en toute urgence d’une Armée rouge avec toute la rigide structure militaire requise (46). Celle-ci absorba de nombreuses unités de la Garde rouge qui se sont dissoutes en tant que telles. Il y eut des tentatives de reconstituer la Garde rouge jusqu’en 1919, certains soviets offrirent la collaboration de leurs unités avec l’Armée rouge mais celle-ci les rejeta systématiquement quand elle ne les dissolvait pas par la force.

La disparition de la Garde rouge rendit à l’État soviétique une des prérogatives classiques de l’État, le monopole des armes, ce qui ôta au prolétariat une grande partie des moyens de sa défense puisqu’il ne disposait plus de force militaire qui lui soit propre.

Les conseils de quartier disparurent fin 1919. Ils intégraient dans l’organisation prolétarienne les travailleurs des petites entreprises et des commerces, les chômeurs, les jeunes, les retraités, les familles qui faisaient partie de la classe ouvrière comme un tout. C’était aussi un moyen essentiel pour œuvrer progressivement à diffuser la pensée et l’action prolétarienne au sein des couches de marginaux urbains, aux artisans, aux petits paysans, etc.

La disparition des conseils d’usine fut un coup décisif. Comme nous l’avons vu dans le quatrième article de la série, elle fut rapide et ils avaient cessé d’exister fin 1918. Les syndicats eurent un rôle décisif dans leur destruction.

Le conflit se déclara clairement lors d’une tumultueuse Conférence panrusse des conseils d’usine, célébrée la veille de la Révolution d’Octobre. Pendant les débats s’affirma l’idée selon laquelle "lorsque se sont formés les conseils de fabrique, les syndicats ont cessé d’exister et les conseils ont rempli le vide". Un délégué anarchiste déclara que : "les syndicats veulent absorber les conseils de fabrique, mais les gens ne sont pas mécontents de ceux-ci alors qu’ils le sont des syndicats. Pour l’ouvrier, le syndicat est une forme d’organisation imposée de l’extérieur alors que le conseil de fabrique est très proche de lui". L’une des résolutions adoptées par la Conférence disait : "le contrôle ouvrier n’est possible que dans un régime où la classe ouvrière détient le pouvoir politique et économique (…) où sont déconseillées les activités isolées et désorganisées (…) et le fait que les ouvriers confisquent les fabriques au profit même de ceux qui y travaillent est incompatible avec les objectifs du prolétariat" (47).

Les bolcheviks continuèrent à défendre comme un dogme la thèse suivant laquelle "les syndicats sont les organes économiques du prolétariat", et ils prirent partie en leur faveur dans le conflit qui les opposait aux conseils d’usine. Lors de cette même Conférence, un délégué bolchevique défendit que : "les conseils de fabrique devaient exercer leurs fonctions de contrôle au bénéfice des syndicats et, de plus, devaient dépendre financièrement d’eux" (48).

Le 3 novembre 1917, le Conseil des Commissaires du peuple soumit un projet de décret sur le contrôle ouvrier qui stipulait que les décisions des conseils d’usine "pouvaient être annulées par les syndicats ou par les congrès syndicaux" 49. Cette décision provoqua de vives protestations parmi les Conseils d’usine et des membres du Parti. Le projet fut finalement modifié : sur les 21 délégués qui constituaient le Conseil du Contrôle ouvrier, 10 représentaient les syndicats et 5 seulement les conseils d’usine ! Ce déséquilibre non seulement mit ces derniers dans une position de faiblesse, mais les enferma en outre dans la logique de la gestion de la production, ce qui les rendait encore plus vulnérables aux syndicats.

Bien que le Soviet des Conseils d’usine se soit maintenu actif pendant quelques mois, tentant même d’organiser un Congrès général (voir le 4e article de notre série), les syndicats parvinrent finalement à dissoudre les conseils d’usine. Le IIe Congrès syndical, célébré du 25 au 27 janvier 1919, réclama que soit donné un "un statut officiel aux prérogatives des syndicats dans la mesure où leurs fonctions sont chaque fois plus étendues et se confondent avec celles de l’appareil gouvernemental d’administration et de contrôle étatiques" (50).

Avec la disparition des conseils d’usine, "dans la Russie soviétique de 1920, les ouvriers étaient de nouveau soumis à l’autorité de la direction, à la discipline du travail, aux stimulants financiers, au management scientifique, à toutes les formes traditionnelles de l’organisation industrielle, aux anciens directeurs bourgeois, la seule différence étant que le propriétaire était à présent l’État" (51), les ouvriers se retrouvaient complètement atomisés, n’avaient plus la moindre organisation propre qui les réunisse et la participation au soviet s’assimila à l’électoralisme classique de la démocratie bourgeoise et les soviets devinrent de simples chambres parlementaires.

Après la révolution, l’abondance n’existe pas encore et la classe ouvrière continue de subir les conditions du règne de la nécessité, y inclus l’exploitation pendant toute la période pendant laquelle la bourgeoisie mondiale n’est pas vaincue. Après celle-ci et tant que l’intégration des autres couches de la société au travail associé n’est pas achevée, c’est sur le prolétariat que repose l’effort essentiel de production des richesses pour toute la société. La marche vers le communisme inclut donc, pendant tout un temps, une lutte sans trêve pour diminuer l’exploitation jusqu’à la faire disparaître (52). "Afin de maintenir sa domination politique collective, la classe ouvrière a besoin d’assurer au moins les besoins matériels fondamentaux de la vie et, en particulier, d’avoir le temps et l’énergie de s’engager dans la vie politique" (53). Marx disait que "si la classe ouvrière lâchait pied dans son conflit quotidien avec le capital, elle se priverait certainement elle-même de la possibilité d’entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande envergure" (54). Si le prolétariat, après avoir pris le pouvoir, acceptait l’augmentation croissante de son exploitation, il se rendrait incapable de continuer le combat pour le communisme.

C’est ce qui se passa dans la Russie révolutionnaire. L’exploitation de la clase ouvrière augmenta jusqu’à atteindre des limites extrêmes, au rythme de sa désorganisation en tant que classe autonome. Ce processus devint irréversible quand il s’avéra que l’extension internationale de la révolution avait échouée. Le groupe Vérité ouvrière (55) exprima clairement la situation : "La révolution a abouti à une défaite de la classe ouvrière. La bureaucratie et les hommes de la NEP sont devenus une nouvelle bourgeoisie qui vit de l’exploitation des ouvriers et profite de leur désorganisation. Avec les syndicats aux mains de la bureaucratie, les ouvriers sont plus désemparés que jamais. Après s’être converti en parti dirigeant, en parti de dirigeants et organisateurs de l’appareil d’État et de l’activité économique de type capitaliste, le Parti communiste a irrévocablement perdu tout type de lien et de parenté avec le prolétariat".

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1 Voir les articles publiés sur le thème : "La Période de transition", Revue internationale no 1 ; "L’État et la dictature du prolétariat", Revue internationale no 11. Voir aussi les articles de notre série sur le communisme : Revue internationale nos 77-78, 91, 95-96, 99, 127-130, 132, 134 et 135.

2 Bilan, no 18, organe de la Fraction de la Gauche communiste d’Italie, p. 612. Bilan poursuivit les travaux de Marx, Engels et Lénine sur la question de l’État et plus particulièrement sur son rôle dans la période de transition du capitalisme au communisme qu’il considéra, reprenant la formulation d’Engels, comme "fléau dont hérite le prolétariat, nous garderons à son égard, une méfiance presque instinctive" (Bilan n° 26 p 874 .

3 Internationalisme, no 10, organe de la Gauche communiste de France (GCF), 1945-1953. La Gauche communiste de France poursuivit l’œuvre de Bilan et fut l’ancêtre de notre organisation.

4 Tendance de gauche qui surgit au sein du Parti bolchevique en 1920-21. Le but de cet article n’est pas d’analyser les différentes fractions de gauche qui surgirent du Parti bolchevique en réaction à sa dégénérescence. Nous renvoyons le lecteur aux nombreux articles que nous avons déjà publiés sur cette question.

Citons entre autres "La Gauche communiste en Russie", Revue internationale nos 8-9 ; "Manifeste du Groupe ouvrier du Parti communiste russe", Revue internationale nos 142,143, 144 et 145. La citation, traduite par nous, est reprise de l’ouvrage Démocratie des travailleurs ou Dictature du Parti ?, chapitre "Qu’est-ce que l’opposition ouvrière", page 179 de l’édition espagnole. Il faut souligner que si l’Opposition ouvrière eut le mérite et la lucidité de constater les problèmes que connaissait la révolution, la solution qu’elle proposait ne faisait qu’empirer les choses. Elle pensait que les syndicats devaient avoir toujours plus de pouvoir. Partant de l’idée juste que "l’appareil des soviets est un composé de différentes couches sociales" (p. 177 op. cit.), elle conclut par le besoin que "les rênes de la dictature du prolétariat dans le domaine de la construction économique doivent être les organes qui, de par leur composition, sont des organes de classe, unis par les liens vitaux avec la production de façon immédiate, c’est-à-dire les syndicats" (idem). Elle restreint d’un côté l’activité du prolétariat au domaine étroit de la "construction économique" et, de l’autre, donne à des organes bureaucratiques et annihilateurs des capacités du prolétariat, les syndicats, la mission utopique de développer l’activité autonome des masses.

5 Cf. M. Brinton, Les Bolcheviks et le Contrôle ouvrier, "Introduction", page 17 de l’édition espagnole, traduit par nous.

6 Citation du livre de Marcel Liebman Le léninisme sous Lénine, p 167.

7 E. H. Carr, la Révolution bolchevique, Chap. VIII, "L’ascension du parti", p. 203 de l’édition espagnole.

8 Idem, note A, "La théorie de Lénine sur l’État", page 264 de l’édition espagnole.

9 Cf. Revue internationale, no 99, "Comprendre la défaite de la Révolution russe" (1re partie).

10 Idem. Citation de Ossinski, membre d’une des premières tendances de gauche dans le Parti.

11 Démocratie des travailleurs ou Dictature du Parti ?, op. cit., p. 181 de l’édition espagnole, traduit par nous.

12 Brinton, op. cit., note 7, p. 121 de l’édition espagnole, traduit par nous. Les Glavki étaient les organes étatiques de gestion étatique économique.

13 Lénine, mars 1919, Intervention au Soviet de Petrograd.

14 Démocratie des travailleurs ou Dictature du Parti ?, op. cit., p. 213 de l’édition espagnole, traduit par nous.

15 Citations empruntées à l’ouvrage de Marcel Liebman, le Léninisme sous Lénine, p. 109.

16 Revue internationale, no 99, op. cit.

17 Cette préoccupation fut reprise par les communistes de gauche qui "exprimèrent, en 1919, le désir d’accentuer la distinction entre Etat et parti. Il leur semblait que celui-ci avait plus que celui-là une préoccupation internationaliste qui répondait à leur propre inclination. Le parti eût dû, en quelque sorte, jouer le rôle de conscience du gouvernement et de l’Etat" (Marcel Liebman, P. 112). Bilan insiste sur ce risque que le Parti soit absorbé par l’État, faisant perdre à la classe ouvrière, son avant-garde, et aux organes soviétiques, leurs principaux animateurs : "La confusion ente ces deux notions de parti et d’Etat est d’autant plus préjudiciable qu’il n’existe aucune possibilité de concilier ces deux organes, alors qu’une opposition inconciliable existe entre la nature, la fonction et les objectifs de l’Etat et du parti. L’adjectif de prolétarien ne change pas la nature de l’Etat qui reste un organe de contrainte économique et politique, alors que le parti est l’organe dont le rôle est, par excellence, celui d’arriver non pas par la contrainte, mais par l’éducation politique à l’émancipation des travailleurs" (Bilan n° 26, p. 871)

18 Pierre Broué, Trotski, p. 255. L’auteur rapporte le récit de l’auteur anarchiste Léonard Schapiro.

19 Marcel Liebman, op. cit., p. 149.

20 Idem, p. 151.

21 Cette théorisation s’enracinait dans les confusions que traînaient tous les révolutionnaires par rapport au parti, ses rapports avec la classe et la question du pouvoir, comme nous le signalons dans un article de notre série sur le communisme, Revue internationale no 91 : "les révolutionnaires de l’époque, malgré leur engagement envers le système de délégation des soviets qui avait rendu obsolète le vieux système de représentation parlementaire, étaient encore tirés en arrière par l’idéologie parlementaire au point qu’ils considéraient que c’était le parti ayant la majorité dans les soviets centraux, qui devait former le gouvernement et administrer l’État". En réalité, les vieilles confusions se virent renforcées et poussées à l’extrême par la théorisation de la réalité toujours plus évidente de la transformation du parti bolchevique en Parti-État.

22 Marcel Liebman, op. cit., p. 109.

23 Idem, p. 110.

24 Idem, p. 110

25 Cité dans la brochure de Brinton, p. 138, note 7, traduit par nous. Trotski a raison de dire que la classe peut passer par des moments de confusion et d’hésitation et que le Parti, au contraire, armé par un rigoureux cadre théorique et programmatique, est porteur des intérêts historiques de la classe et doit les lui transmettre. Mais cela, il ne peut le faire au moyen d’une dictature sur le prolétariat, laquelle ne fait qu’affaiblir celui-ci, augmentant encore plus ses hésitations.

26 La plateforme du "Groupe des quinze” fut initialement publiée hors de Russie par la branche de la Gauche italienne qui publiait le journal Réveil communiste à la fin des années 1920. Elle parut en allemand et en français sous le titre A la veille de Thermidor, révolution et contre-révolution dans la Russie des soviets -Plate-forme de l’Opposition de gauche dans le parti bolchevique (Sapranov, Smirnov, Obhorin, Kalin, etc.) au début de 1928

27 Rosa Luxemburg, la Révolution russe.

28 Lénine, "Rapport sur la guerre et la paix” au VIIe Congrès du Parti. 7 Mars 1918.

29 Chapitre V, "La phase supérieure de la société communiste, p. 375.

30 Comme Marx, Lénine utilise de façon impropre le terme "phase inférieure du communisme", quand en réalité, une fois détruit l’État bourgeois, nous sommes encore sous "un capitalisme avec une bourgeoisie défaite", ce qui nous fait considérer plus exact de parler de "période de transition du capitalisme au communisme".

31 Dans la Révolution trahie, Trotski reprend la même idée lorsqu’il parle du caractère "double" de l’Etat, "socialiste" d’un côté mais aussi "bourgeois sans bourgeoisie" de l’autre. Voir notre article de la série sur le communisme, Revue internationale no 105.

32 Comme le disait Marx dans la Critique au Programme de Gotha, le principe dominant "à travail égal, salaire égal" n’a rien de socialiste.

33 Alexandra Kollontai, dans une intervention au Xe Congrès du parti, Op cit page 171 de l’édition espagnole, traduit par nous. Anton Ciliga, dans son livre Au pays du grand mensonge, va dans le même sens : "Ce qui séparait cette Opposition du trotskisme, ce n’était pas seulement la façon de juger le régime et de comprendre les problèmes actuels. C’était avant tout la façon de comprendre le rôle du prolétariat dans la révolution. Pour les trotskistes, c’était le parti, pour les groupes d’extrême gauche, c’était la classe ouvrière qui était le moteur de la révolution. La lutte entre Staline et Trotsky concernait la politique du parti, le personnel dirigeant du parti ; pour l’un comme pour l’autre le prolétariat n’était qu’un objet passif. Les groupes de l’extrême gauche communiste au contraire s’intéressaient avant tout à la situation et au rôle de la classe ouvrière, à ce qu’elle était en fait dans la société soviétique et à ce qu’elle devait être dans une société qui se donnerait sincèrement pour tâche d’édifier le socialisme". (traduit par nous)

34 Revue internationale no 77, "1871 : la première révolution prolétarienne – Le communisme, une société sans État".

35 Idem

36 Lénine, "Rapport politique du Comité central au XIe Congrès". 27 mars 1922.

37 Víctor Serge, l’An I de la Révolution russe, Tome II, La constitution soviétique.

38 Lénine. Brouillon du projet du programme du parti communiste bolchevique. "Les thèses fondamentales de la dictature du prolétariat en Russie". Point 9. Traduit par nous à partir de la version espagnole des œuvres complètes, Tome 38.

39 Dans sa lettre à la République des Conseils ouvriers de Bavière – qui ne vécut que trois semaines car écrasée par les troupes du gouvernement social-démocrate en mai 1919 – Lénine semble orienter vers l’organisation indépendante des conseils ouvriers : "L’application la plus urgente et la plus large de ces mesures, ainsi que d’autres semblables, faite en s’appuyant sur l’initiative des soviets d’ouvriers, de journaliers, et, séparément, de petits paysans, doit renforcer votre position" (27 avril 1919)

40 Sur cette question, Lénine exprima cependant des doutes, puisqu’en maintes occasions il signala avec raison qu’il s’agissait "d’un État ouvrier et paysan avec des déformations bureaucratiques” et, par ailleurs, lors du débat sur les syndicats (1921), il argumenta que le prolétariat devait être organisé en syndicats et avoir le droit de grève pour se défendre de "son" État : "[Trotsky] prétend que, dans un État ouvrier, le rôle des syndicats n’est pas de défendre les intérêts matériels et moraux de la classe ouvrière. C’est une erreur. Le camarade Trotski parle d’un "État ouvrier". Mais c’est une abstraction ! Lorsque nous parlions de l’État ouvrier en 1917, c’était normal ; mais aujourd’hui, lorsque l’on vient nous dire : "Pourquoi défendre la classe ouvrière, et contre qui, puisqu’il n’y a plus de bourgeoisie, puisque l’État est un État ouvrier", on se trompe manifestement car cet État n’est pas tout à fait ouvrier, voilà le hic. C’est l’une des principales erreurs du camarade Trotski. Des principes généraux, nous sommes passés aujourd’hui à la discussion pratique et aux décrets, et l’on veut nous détourner de ce travail pratique et concret pour nous tirer en arrière. C’est inadmissible. En fait, notre État n’est pas un État ouvrier, mais ouvrier-paysan, c’est une première chose. De nombreuses conséquences en découlent. (Boukharine : "Comment ? Ouvrier-paysan ?"). Et bien que le camarade Boukharine, crie derrière : "Comment ? Ouvrier-paysan ?", je ne vais pas me mettre à lui répondre sur ce point. Que ceux qui en ont le désir se souviennent du Congrès des Soviets qui vient de s’achever ; il a donné la réponse.

Mais ce n’est pas tout. Le programme de notre Parti, document que l’auteur de l’"ABC du communisme" connaît on ne peut mieux, ce programme montre que notre État est un État ouvrier présentant une déformation bureaucratique. Et c’est cette triste, comment dirais-je, étiquette, que nous avons dû lui apposer. Voilà la transition dans toute sa réalité. Et alors, dans un État qui s’est formé dans ces conditions concrètes, les syndicats n’ont rien à défendre ? On peut se passer d’eux pour défendre les intérêts matériels et moraux du prolétariat entièrement organisé ? C’est un raisonnement complètement faux du point de vue théorique. Il nous reporte dans le domaine de l’abstraction ou de l’idéal que nous atteindrons d’ici quinze ou vingt ans, et encore, je ne suis pas sûr que nous y parvenions dans ce délai. Nous sommes en face d’une réalité que nous connaissons bien, si toutefois nous ne nous grisons pas, nous ne nous laissons pas entraîner par des discours d’intellectuels ou des raisonnements abstraits, ou encore, par ce qui semble parfois être une "théorie", mais n’est en fait qu’une erreur, une fausse appréciation des particularités de la période de transition. Notre État est tel aujourd’hui que le prolétariat totalement organisé doit se défendre, et nous devons utiliser ces organisations ouvrières pour défendre les ouvriers contre leur État et pour que les ouvriers défendent notre État." (http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1920/12/vil19201230.htm)

41 Lénine impulsa une Inspection ouvrière et paysanne (1922) qui échoua rapidement dans sa mission de contrôle et se convertit en une structure bureaucratique supplémentaire.

42 Cf. Revue internationale no 141, "Qu’est-ce que les conseils ouvriers ? (II) : de février à juillet 1917 : resurgissement et crise".

43 Cf. Revue internationale no 142, "Qu’est-ce que les conseils ouvriers (III) : la révolution de 1917 (de juillet à octobre), du renouvellement des conseils ouvriers à la prise du pouvoir".

44 Brinton, op. cit., voir note 10 p. 32 de l’édition espagnole, traduit par nous.

45 Idem, p. 47 de l’édition espagnole, traduit par nous.

46 Sans entrer dans une discussion sur la nécessité ou non d’une Armée rouge pendant cette partie de la période de transition, que nous pouvons appeler période de guerre civile mondiale (c’est-à-dire tant que le prolétariat n’a pas pris le pouvoir dans le monde entier), quelque chose apparaît comme évident dans l’expérience russe : la formation de l’Armée rouge, sa rapide bureaucratisation et affirmation comme organe étatique, la totale absence de contrepoids prolétariens en son sein, tout ceci reflète un rapport de forces avec la bourgeoisie très défavorable au prolétariat au niveau mondial. Comme nous le remarquions dans l’article de la série sur le communisme publié dans la Revue internationale no 96, "plus la révolution s’étend mondialement, plus elle sera directement dirigée par les conseils ouvriers et leurs milices, plus les aspects politiques de la lutte prédomineront sur le militaire, moins il y aura besoin d’une ’Armée rouge’ pour mener la lutte".

47 Cité par Brinton, op. cit., p. 48 de l’édition espagnole, traduit par nous. Enthousiasmé par les résultats de la Conférence, Lénine déclara : "nous devons transférer le centre de gravité vers les conseils de fabrique. Ils doivent devenir les organes de l’insurrection. Il nous faut changer de mot d’ordre et, au lieu de dire, "tout le pouvoir aux soviets", nous devons dire "tout le pouvoir aux conseils de fabrique".

48 Idem, p. 35 de l’édition espagnole.

49 Cité par Brinton, op. cit., p. 50 de l’édition espagnole, traduit par nous

50 L’expérience russe montre de façon concluante la nature réactionnaire des syndicats, leur tendance indéfectible à se convertir en structures étatiques et leur antagonisme radical aux nouvelles formes organisationnelles que, depuis 1905, le prolétariat avait développées en dans le contexte des nouvelles conditions du capitalisme décadent et face à la nécessité de la révolution.

51 R.V. Daniels, cité par Brinton, op. cit., p. 120 de l’édition espagnole, traduit par nous.

52 "Une politique de gestion prolétarienne (…) aura un contenu socialiste seulement si le cours économique reçoit une orientation diamétralement opposée à celle du capitalisme, si donc il se dirige vers une élévation progressive et constante des conditions de vie des masses et non vers leur abaissement" (Bilan, no 28, "Les problèmes de la période de transition", cité dans la Revue internationale no 128).

53 Cf. Revue internationale no 95, "1919 – Le programme de la dictature du prolétariat".

54 K. Marx, Salaire, prix et profits.

55 Né en 1922, il fut une des dernières fractions de gauche sécrétées par le Parti bolchevique dans le combat pour sa régénération et sa récupération par la classe.


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