Un universitaire est convoqué le 27 janvier devant le tribunal correctionnel d’Avignon: il a été dénoncé par le président de son université pour avoir ironisé sur le Premier ministre. Ironie de la plainte : il est poursuivi pour provocation à la haine raciale… parce qu’il a cité Manuel Valls ! La liberté d’expression est sacrée, paraît-il – à condition de ne pas offenser ceux qui nous gouvernent.
Le 27 janvier 2016, un universitaire est cité à comparaître devant le tribunal correctionnel d’Avignon : Bernard Mezzadri est poursuivi pour provocation à la discrimination, la haine ou la violence raciale. Il y a huit mois, le président de l’université d’Avignon et des Pays de Vaucluse (UAPV), Emmanuel Éthis, s’était félicité de la venue du Premier ministre pour signer le nouveau Contrat de plan État-Région. Sur la liste de discussion de l’établissement, Bernard Mezzadri, helléniste engagé contre les dernières réformes, lui avait répondu le 27 mai 2015 : « J’espère qu’en cette grande occasion la délégation de l’UAPV comptera suffisamment de “blancos” (et pas trop de basanés), afin de ne pas donner une trop mauvaise image de notre établissement. Et s’il faut vraiment serrer la main du chasseur de Roms (qui naguère prônait la livraison des résistants basques aux tortionnaires franquistes), il existe des anti-émétiques moins dangereux que le Motilium… » En retour, le président dénonçait son collègue dans une lettre datée du 28 mai, veille de la visite de Manuel Valls, adressée au procureur, avec en copie le recteur de l’académie, le préfet de Vaucluse et le préfet de région.
Emmanuel Éthis y invoquait l’article 40 du code de procédure pénale : « tout fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République. » Mais de quel crime ou délit Bernard Mezzadri s’était-il rendu coupable ? Si la première phrase renvoie ironiquement aux propos de Manuel Valls en 2009 dans sa ville d’Évry sur les « blancos », la seconde rappelle son soutien à l’extradition de militants basques et sa politique d’expulsion systématique des bidonvilles roms en tant que ministre de l’Intérieur. La dénonciation visait sans doute la « nausée » politique : selon le courrier du président, ces phrases portaient atteinte au Premier ministre ; or l’article 433-5 du code pénal punit l’outrage à une personne dépositaire de l’autorité publique (7500 euros d’amende et 6 mois de prison).
Bref, aucun rapport avec l’incitation à la haine raciale. D’ailleurs, l’université ne se sent nullement concernée par l’action en justice. Il est vrai qu’Emmanuel Éthis en a quitté la présidence : peu après la visite du Premier ministre, ce sociologue de la culture a été promu recteur de l’académie de Nice en conseil des ministres le 31 juillet. Quand la plainte est rendue publique, c’est donc le nouveau président qui se justifie le 18 décembre : « la décision de poursuivre ou non, ainsi que la qualification juridique des faits, dépend du procureur de la République. L’université n’a pas porté plainte, n’est pas victime et ne s’est pas portée partie civile. Les poursuites engagées par le procureur relèvent d’une affaire personnelle dans laquelle l’UAPV n’est pas partie, dans laquelle elle n’est ni présente, ni représentée et dans laquelle elle n’interviendra donc pas. »
Quant au recteur de l’académie d’Aix-Marseille, il ajoute à l’outrage un grief qui ne sera pas non plus repris par le procureur. Dans un courrier du 24 juin à Bernard Mezzadri, il tient à « fortement condamner de tels propos indignes de vos fonctions et des missions que vous exercez en votre qualité d’agent de l’État ». Pour Bernard Beignier, « l’indépendance garantie aux enseignants-chercheurs dans l’exercice de leurs fonctions […] ne saurait à l’évidence autoriser de tels débordements de nature à porter atteinte à la dignité ou au respect dû à la fonction dont est investi le Premier ministre chargé de diriger l’action du gouvernement et disposant de l’administration à laquelle vous appartenez. » Si ce juriste s’abstient de parler de « devoir de réserve », c’est que l’expression ne figure pas dans la loi de 1983 sur les droits et obligations des fonctionnaires : pour l’ancien ministre Anicet Le Pors, ce statut consacrait le passage du « fonctionnaire-sujet » au « fonctionnaire-citoyen », qui cessait d’être condamné au silence.
À défaut, pourquoi pas une plainte pour outrage ? D’abord, le délit d’offense au chef de l’État, en vogue sous Nicolas Sarkozy, a été abrogé par le Parlement en 2013, une fois la France condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (dans l’affaire « Casse-toi, pov’ con ! »). En outre, après le massacre de Charlie Hebdo, la liberté d’expression est célébrée par nos gouvernants comme un principe sacré. Bien sûr, il y a désormais l’état d’urgence ; mais il semblerait un peu exagéré de parler ici d’apologie du terrorisme… Si l’on veut à tout prix poursuivre Bernard Mezzadri, l’accusation de racisme apparaît donc comme le meilleur recours. Toutefois, il n’est pas facile d’échapper à l’absurdité : s’il est raciste de parler de « blancos », alors, c’est Manuel Valls qui devrait être visé par la plainte.
De plus, à quel titre Emmanuel Éthis apparaît-il comme « victime » dans un procès pour incitation au racisme ? D’autant qu’il s’y retrouve aux côtés du MRAP – et c’est là qu’on bascule dans le burlesque. En effet, avant la Voix des Rroms, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples avait porté plainte contre Manuel Valls pour ses propos contre les Roms. Le MRAP de Vaucluse publie d’ailleurs le 19 janvier un communiqué de soutien au « professeur manifestement victime d’une atteinte à la liberté d’expression » : « s’il y a une personne à poursuivre pour propos racistes et discriminatoires, ce n’est pas celle qui est actuellement mise en cause ; nous aimerions que la justice de notre pays mette autant de zèle à poursuivre les auteurs de vrais actes racistes. »
On aurait tort de croire que cette farce est sans conséquence : il s’agit d’intimidation. Si pareilles phrases valent une dénonciation, les remontrances d’un recteur et une plainte en correctionnelle, combien, universitaires ou pas, choisiront de se taire ? L’affaire touche donc à des principes fondamentaux. Elle révèle aussi des dysfonctionnements institutionnels graves qui amènent à poser trois questions.
À la Conférence des présidents d’université, d’autant qu’Emmanuel Éthis était élu à son conseil d’administration : est-ce bien votre rôle de dénoncer pour outrage un collègue, sans le moindre avertissement, à la justice ?
À la ministre de l’Éducation nationale : est-ce bien le rôle d’un recteur d’enjoindre les universitaires « à la neutralité et à la loyauté », soit un devoir de réserve inexistant – voire d’obéissance, « le Premier ministre disposant de l’administration à laquelle vous appartenez » ?
À la garde des Sceaux : est-ce bien le rôle du parquet d’instrumentaliser la justice au risque de ridiculiser la lutte contre le racisme ?
La Révolution française a aboli le délit de blasphème ; selon le Journal Officiel du 22 décembre, il ne serait plus applicable même en Alsace-Moselle. On ne peut que s’en réjouir. Mais quand on voit la collusion de tous les pouvoirs contre un citoyen qui ose moquer le prince, on se prend à rêver : et si la France reconnaissait enfin le droit au blasphème politique ?
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