Alors que des centaines de milliers de jeunes Français passent le bac et s’interrogent sur leur avenir, le gouvernement leur a clairement annoncé la couleur : sélection partout ! Le (dys)fonctionnement de Parcoursup a suscité la colère légitime des lycéens et étudiants. Les représailles sont tombées immédiatement. On ne conteste pas les merveilleuses « réformes » du tout puissant Jupiter impunément. Les lycéens d’Arago et leurs parents en savent quelque chose.
J’enrage.
Comment peuvent-ils brutalement décider de casser les rêves de nos enfants ? Oh ! je sais, tout n’a pas commencé avec Jean-Michel Blanquer et Frédérique Vidal. Mais aujourd’hui, à l’école comme ailleurs, le mépris est de mise. Le mépris de classe envers ceux qui ne sont pas partis en voyage linguistique à l’étranger, ceux qui ont redoublé, ceux qui ne sont pas dans les « bons » lycées.
J’étais, pendant quelques années, secrétaire de la commission des Affaires culturelles et Éducation de l’Assemblée nationale. J’avais des rêves, des modèles, quelques « figures tutélaires ». Tous à l’opposé de cette sélection destructrice.
Parmi ces figures cohabitent Jean Zay (je vous expliquerai pourquoi une prochaine fois, promis) et trois pédagogues anarchistes qui ont montré le chemin à suivre il y a plus d’un siècle. Ils sont guidés par le postulat, extrêmement puissant, que l’émancipation de l’individu par l’instruction aboutirait naturellement à la transformation de la société et que l’observation et le respect de la nature sont indissociables du développement personnel de chaque enfant. C’est ainsi que le catalan Francisco Ferrer a imaginé son école moderne. Il a ouvert la première à Barcelone en 1901. Il y en aurait près de cent dans toute l’Espagne quelques années plus tard, et l’école moderne de New York a ouvert en 1911.
Francisco Ferrer a rencontré Sébastien Faure et Paul Robin à Paris. Ce dernier avait déjà réfléchi à son concept d’école intégrale car, entre 1880 et 1894, il dirigeait l’orphelinat de Cempuis, dans l’Oise, en promouvant l’émancipation par le travail manuel et l’observation de la nature : « Laissez l’enfant faire lui-même ses découvertes, attendez ses questions, répondez-y sobrement, avec réserve, pour que son esprit continue ses propres efforts, gardez-vous par-dessus tout de lui imposer des idées toutes faites, banales, transmises par la routine irréfléchie et abrutissante. » S’ils avaient vécu aujourd’hui, Jean-Michel Blanquer les aurait traités de « pédagogistes » en remettant fissa au programme la dictée, l’uniforme, la leçon de morale et les fables de La Fontaine !
En 1904, s’appuyant sur les expériences de Ferrer et Robin, Sébastien Faure créa à son tour une école, « la Ruche ». Il ne voulait ni dépendre de l’État ni créer une école privée. L’enseignement était gratuit pour des enfants issus de milieux très modestes. Pour rémunérer les enseignants et nourrir les enfants, la Ruche fonctionnait selon le modèle coopératif. Faure donnait des conférences pour financer son école. Toutes les communautés éducatives des trois pédagogues étaient en autogestion et permettaient de développer à la fois les libertés et les responsabilités.
Ces trois libres-penseurs prônaient, entre autres, un enseignement mixte dans une école laïque. Cela leur valut les foudres, et l’acharnement contre eux, de l’Église catholique. Francisco Ferrer est mort fusillé en 1909 sous la pression cléricale, Paul Robin dut démissionner de Cempuis. Quant à Sébastien Faure, resté farouchement pacifiste comme Errico Malatesta, il ne put poursuivre ses conférences pendant la guerre et ferma la Ruche en 1917.
Aujourd’hui, les pédagogies Montessori et Freinet poursuivent ce travail d’émancipation, de construction de l’individu, sans compétition, sans stress inutile. Les écoles démocratiques alternatives se développent en se heurtant malheureusement souvent à des problèmes financiers.
Une des écoles héritières de la Ruche, de Cempuis et de l’école moderne se trouve en Espagne, près d’Alicante. Ojo de Agua existe depuis 1999 et regroupe près de 80 jeunes. L’écologie est partout comme le respect (respect de la nature, de l’individu et des autres), la liberté et l’entraide. Les notes n’existent pas…
Ferrer, Robin et Faure étaient tous trois opposés au système de notation. Sébastien Faure disait : « Ainsi, ce qu’on sème, par le classement, c’est : chez les premiers, la vanité, la présomption, le mépris des inférieurs, l’arrivisme quand même ; chez les derniers, l’envie, le découragement, le dégoût de l’effort, la résignation. »
Voilà ce que sème Jupiter. Rien de positif n’en germera. Sauf si les jeunes eux-mêmes en décident autrement !