Face à l’émergence politique de la question raciale en France, on peut voir se dégager plusieurs types de réponses de gauche, qui ont toutes en communs d’être des d’avatars « respectables » d’un même discours raciste. Un même discours raciste qui fait des immigrés et des fils d’immigrés des facteurs de division et qui justifie leur invisibilisation, donc leur exclusion de la sphère politique.
Mais c’est encore le raciste Alain Soral qui synthétise le mieux ce discours, citons le donc ici :
« Le regroupement familial ne fut pas une naïveté humaniste de grand bourgeois qui plane, mais un projet pervers, dégueulasse : transformer les banlieues rouges à très forte conscience et solidarité de classe (avec un PCF à 30 %) en banlieues beurs.
Car on ne dira jamais assez à quel point la maghrébisation, l’africanisation, la tiers-mondisation de la France ont fait baisser vertigineusement le niveau de civisme et de civilité de la population française. » [1]
Alain Soral, peu soucieux de parler d’exploitation et de restructuration du capitalisme et de l’organisation du travail, met sur les dos de l’immigration la détérioration de la conscience de classe. Discours raciste- populiste classique dira t- on, mais pourtant ce discours n’est pas cantonné à l’extrême- droite si l’on y regarde de plus près. Nous allons voir comment cet argument de la division, au cœur de ce discours, est repris à gauche, et même à l’extrême- gauche sous des formes respectables.
Le discours humaniste social- démocrate [2] fait du racisme une cause morale abstraite, soluble dans un grand fourre- tout qui regrouperait indistinctement toutes les formes de dominations, réduites à de simples discriminations [3] et les dépolitise ainsi en empêchant de les analyser dans leurs spécificités respectives.
Il est assez proche, finalement, du discours anarchiste- individualiste à ce sujet, dans la mesure où l’anarchisme individualiste ne s’est ouvert ni à la critique de l’économie politique (comme les communistes- libertaires), ni aux sciences- sociales : dépourvue de méthode et de critique de la méthode, ce courant est donc resté bloqué au paradigme de la philosophie des Lumières et sa réflexion est essentiellement moraliste.
De façon assez parlante, l’anarchisme-individualiste et la sociale- démocratie ont également en commun le fait d’être les courants idéologiques les plus virulents contre la non-mixité politique, allant jusqu’à la comparer au fascisme [4].
De son côté, le discours marxiste- orthodoxe [5], s’il n’essaie évidemment pas d’évacuer en douce la question de classe, essaye d’y inféoder la question raciale en faisant du racisme un simple faux discours dont le seul effet néfaste serait de briser la solidarité au sein du prolétariat. Le racisme n’est donc pas traité pour lui- même, comme rapport de domination particulier, mais comme simple idéologie, qui ne serait problématique que du point de vue de la classe.
Bien que ces discours soient de gauche, l’accusation de division, typique de l’argumentaire raciste, n’est jamais bien loin. Pour la gauche, le racisme reste au mieux une lutte secondaire, et sa mise sous tutelle paternaliste est obligatoire. Les racisés doivent accepter de rester de simples victimes du Racisme, dont on prend généreusement soin comme les petits- enfants de l’aide humanitaire, et ne doivent surtout pas tenter de se constituer en sujets politiques autonomes. Dès que les racisés n’acceptent plus de dissoudre la spécificité de leur oppression et de la rendre invisible ou secondaire voila que les potes d’hier auxquels il ne fallait pas toucher deviennent soudain ni plus ni moins que les nazis d’aujourd’hui pour avoir commis le crime de prétendre s’organiser en non- mixité.
Cette nostalgie de l’unité et de la conscience de classes perdues que déplore Alain Soral est partagée par de nombreux gauchistes qui, au lieu d’en rendre l’immigration responsable comme le fait l’extrême- droite, adoptent le discours, plus respectable, d’en rendre les mouvements antiracistes responsables. Ce sont donc les luttes spécifiques qui feraient barrage à l’unité du prolétariat. Au sujet de ce mythe de l’unité du prolétariat nous avions écrit :
Pour résumer, il faut bien comprendre que le prolétariat n’a pas été crée en bloc à un moment X originel, puis divisé artificiellement à un second moment Y par un faux discours dont il suffirait de dévoiler la fausseté pour que le prolétariat renoue avec son essence unitaire. Le critère vrai/faux qui opposerait le racisme à la solidarité de classe repose sur une conception idéaliste du social : pour un prolétaire blanc, le racisme offre de réels avantages à courts termes, comme toute attitude égoïste, parce que l’on ne fait pas croire aux prolétaires qu’ils sont en concurrence sur le marché du travail, ils le sont réellement.
La division du prolétariat est une division réelle, une réalité empirique, qu’on n’abolit pas, et qu’on ne dépasse pas, en lui opposant une essence qui existerait on ne sait où, dans un ciel des idées. On peut, à la limite, tenter de produire cette unité dans la lutte, mais cette lutte ne fera pas l’économie de la mise en jeu d’un certain nombre de contradictions internes à ce que l’on appelle le prolétariat.
Au delà de cette accusation de division des luttes, les deux seuls arguments, qui tournent en boucle, sont :
– « Mais les races n’existent pas biologiquement ! »
Merci, on le savait, on parle de catégories socialement construites qui font fonctionner des mécanismes que l’on essaie d’analyser, pour cela nous avons besoin d’en parler.
« D’accord, mais même si ce sont des constructions sociales, ce ne sont pas des catégories binaires, il y a les métis par exemple, et tout un tas de facteurs qui rendent cette histoire plus-compliquée-que-ça. »
Merci, on le savait aussi, personne n’a dit que la racialisation était binaire, c’est un processus complexe, qui touches à beaucoup de formes de mécanismes de contrôle social, pas uniquement raciaux d’ailleurs. On essaie d’analyser tout cela, pour cela nous avons besoin d’en parler.
L’argument de « c’est- plus- compliquée- que- ça » est un argument fallacieux classique qui consiste à dire une évidence (« C’est plus compliqué ! », merci, on le savait) pour en tirer les mauvaises conclusions : du coup il faudrait nier cette question et elle disparaitra toute seule. Auquel cas nous répondons que, justement, il faut d’autant plus étudier cette question de fond en comble qu’elle est complexe.
On a donc vu récemment se populariser un concept pour disqualifier ceux qui tenteraient de politiser l’antiracisme : les « racialisateurs ».
Le fond du discours sous-tendu par ce terme est parfaitement similaire au vieux discours d’extrême- droite : il s’agit de dire qu’en fait ce sont les racisés qui sont un facteur de division (de la Nation, du Prolétariat, des luttes etc.), en tout cas au moins autant que le racisme institutionnel lui-même, y compris le racisme de gauche. [6].
Ce discours va même plus loin grâce au terme « racialisateur » on fait des racisés qui tentent de politiser leur oppression les nouveaux racistes.
Les prétextes ne manquent pas pour détailler les manifestations de ce nouveau racisme des racisés : non- mixité, religion, burkini, racisme anti- blancs…
De fait, cette idée n’est pas neuve, les féministes en font déjà les frais depuis longtemps avec l’appellation féminazies. On connaissait aussi les enfants- tyrans, terme qui désigne les enfants (c’est-à-dire sûrement une des catégories socialement les plus opprimée) qui ne supportent pas d’être assis sur des chaises 8 heures par jour pendant 18 ans… quelle bande de petits Hitler en culottes-courtes, en effet.
On peut décliner le concept autant de fois qu’il existe de formes d’oppressions : racialisateurs, féminazies, enfants- tyrans, homofascistes, transdictateurs, une vraie ligue de super- vilains post- modernistes.
Rien de neuf dans ce genre de réactions cela- dit : la situation de domination étant la norme, la rébellion est toujours vécue par les dominants comme une insupportable violence, une injustice qui leur est faite.
Le retournement de situation peut aller assez loin dans l’outrance, on peut donc lire ce genre de commentaires sur un site libertaire [7] :
« Vous êtes bien mignons mes chatons arrivistes avec vos « races » pas si mignonnes, mais votre place est parmi les stars, dans Ce soir ou jamais, sur Acrimed, Streetpress, dans les pépinières d’entreprises anti-discrimination, le community organising, etc. Laissez nous tranquille, parvenez enfin, nous on veut faire la révolution. »
Il aurait tout de même été dommage que la modération du site ne supprime une telle information : il existerait une discrimination positive à l’embauche dans des secteurs économiques valorisés, ouverts exclusivement aux racialisateurs, tandis que, c’est bien connu, les militants d’extrême- gauche auraient toutes les peines du monde à se reclasser.
Cela dit, sur cette question très intéressante des discriminations raciales dans le marché de l’emploi nous conseillons les ouvrages suivant [8].
Que ce genre de fausse polémique, foncièrement raciste, éclate, c’était inévitable ; qui dit racisme structurel dit racisme partout, y compris à la gauche de la gauche.
Si l’on ne peut pas totalement ni immédiatement agir sur la cause première, à savoir le racisme structurel, on peut cependant essayer d’isoler quelques causes secondaires qui ont facilité la croissance de cette pseudo- polémique, à savoir certaines formes d’opportunisme et d’avant- gardisme, ainsi que l’homogénéité sociale propres aux organisations idéologico- affinitaire.
En dehors du fait que l’émergence d’un antiracisme politique constitue une menace pour la stabilité des rapports raciaux au sein du gauchisme [9], cette émergence a aussi fait de ce sujet une thématique politique incontournable. Il faut donc s’y positionner le plus rapidement possible, quitte à donner la parole à n’importe qui, quitte à ce qu’il dise n’importe quoi, et d’ailleurs tant mieux : plus c’est polémique et plus ça buzz.
On a donc pu voir une partie des milieux libertaires [10] se mettre à discuter le plus sérieusement du monde des racialisateurs, sur la base de textes écrits par des personnes parfaitement ignorantes du sujet, au mépris de tout le travail déjà réalisé par des personnes concernées et des antiracistes sérieux.
On surf ainsi sur l’effet de mode pour produire du bavardage dans lequel on ne dit rien parce que le but n’est pas d’élaborer une méthode, ni même de produire un contenu, mais d’occuper une place.
De l’organisation d’un débat pour contester le terme d’islamophobie [11] en passant par le relais des pamphlets anti-racialistes [12] une partie du milieu libertaire bavarde tout seul sans prendre la peine de se renseigner, et se livre plus ou moins consciemment à une petite série de provocations racistes en règle.
Le problème est que ce genre de petites agressions racistes l’air de rien (racistes donc violentes) sont de nature à produire l’effet que les anti-racialistes prétendent dénoncer : à savoir le fait que beaucoup de personnes racisées de ces milieux, ou proches de ces milieux, vont se radicaliser dans des postures identitaires.
A ce sujet, l’auto- critique n’est visiblement toujours pas autorisée : il est permis, sur les sites d’informations libertaires, de critiquer publiquement l’antisémitisme, l’antiféminisme et l’homophobie d’organisations comme le Parti des Indigènes de la République en citant le nom de cette organisation et en la visant spécifiquement [13]. Mais lorsque des critiques du racisme ou de l’antisémitisme internes au milieu gauchiste essaient d’être publiées sur ces sites [14], curieusement, il ne faut surtout pas citer les organisations visées. Pourquoi ? Pour ne pas relayer, nous dit- on, des « embrouilles internes ». Parce que le racisme et l’antisémitisme, c’est bien connu, sont des embrouilles. On se croirait dans la célèbre scène du deuxième film OSS 117 :
« La Shoah ? Ah oui : quelle histoire ça aussi ! ».
Il faut peut- être être clair : ou bien on peut mettre en cause publiquement des organisations politiques parce que ce sont des personnalités publiques et que c’est leur rôle, justement, d’intervenir en tant que telle dans le champ politique, y compris en étant critiquées, ou bien on ne peut pas le faire. Il ne nous semble pas que les milieux libertaires soient moins sexistes, antisémites et racistes que le P.I.R alors pourquoi un traitement à deux vitesses ? Si ce n’est pas du copinage de milieu on ne sait pas ce que c’est, mais dans ce cas inutile d’essayer de le justifier politiquement. Et plus du copinage de milieu il y a aussi comme un arrière fond de racisme : ce ne sera ni la première fois ni la dernière fois qu’on essaie de faire du prolétariat colonial le bouc- émissaire sur le dos duquel rejeter le sexisme et l’antisémitisme français. Le P.I.R est donc devenu un repoussoir idéal, sujet de tous les fantasmes, ce qui empêche justement les racisés de pouvoir développer leur propre critique de cette organisation puisque le terrain est déjà piégé à l’avance par des arguments racistes. On se retrouve donc toujours pris entre deux chantages : devoir hurler contre le P.I.R avec les loups racistes de gauche, ou se taire et laisser passer toutes les prises de positions intolérables de cette organisation.
Ce repoussoir est une autre manière d’évacuer la question des rapports de domination dans les milieux libertaires. Evidemment, puisque les libertaires acceptent de reconnaître le fait que ces rapports sont structurels il faut bien qu’ils acceptent le fait qu’ils existent aussi dans leurs milieux, mais à entendre certains tout se passe comme si ces rapports n’existaient pas de façon concrète. Ils se contenteraient de planer au dessus de tout le monde, comme un esprit démoniaque qui frapperait au hasard. La seule manière de le conjurer est que chacun se livre au petit auto- examen quotidien de ses privilèges, et fasse sa petite déconstruction [15]. Les vrais racistes, sexistes, homophobes, antisémites incarnés sont toujours dehors. Et eux, on peut les citer.
En tentant de prendre le cortège de tête sur la question raciale (comme sur toutes les autres) avec un savant mélange d’opportunisme politicien, d’ignorance, de copinage, d’avant- gardisme, et de racisme, voila comment certaines franges du milieu libertaire peuvent saboter tranquillement tout le travail des antiracistes matérialistes. Travail de formation d’un antiracisme politique qui ne nierait pas la spécificité de la question raciale tout en cherchant à dégager ses intrications avec la question de classe, de sexe et toutes les autres. Mais encore faut- il élaborer cette intrication car celle- ci ne tombe visiblement pas sous le sens. Si c’était le cas cela ferait des décennies que le taux de syndicalisation serait à 90%, et les syndicats majoritairement investis par des femmes et des racisés qui en auraient la direction politique.
D’ailleurs il est assez intéressant de voir qu’aucun de ces pamphlets anti- racialisateurs ne traite ni de la question de classe ni de la question raciale : ils se content de faire jouer l’une contre l’autre. On n’est finalement pas loin du discours homophobe tenu par les anti- mariage- pour- tous qui se découvraient subitement une conscience sociale lorsqu’il s’agissait de souligner grassement que :
« Pendant qu’on parle de mariage gay on ne s’occupe pas des ouvriers de PSA et de Continental ».
On n’a, évidemment, jamais vu aucun de ces réactionnaire ouvriéristes de salon lors des manifs de soutien à PSA ou à Continental, la question de classe ne les intéressant que de façon populiste, lorsqu’elle permet d’être mise en concurrence avec d’autres luttes, en l’occurrence celle contre l’homophobie. Pour l’esprit de convergence des luttes on repassera donc.
Entre la gauche radicale et le prolétariat colonial il y a comme une relation d‘amour/haine étrange qui s’explique notamment du fait que la racialisation de la force de travail remet en question un certain nombre de fantasmes et de postures d’identifications populaires des militants.
Le prolétariat est une réalité segmentée, y compris par des coupes transversales à la classe : se déclasser, se mettre au RSA, ouvrir un squat, s’acheter un jogging, se mettre au graffiti et se faire des tatouages ne suffisent donc pas à vous transformer en ce lumpen viril que vous rêvez d’être.
Vous n’êtes pas, et vous ne serez jamais, un jeune de banlieue. Ouvrir un squat dans un quartier populaire en voie de gentrification pour y monopoliser l’espace politique en déclarant qu’il s’agit de VOS quartiers (vos parents sont dans l’immobilier ?) n’y changera rien. Jamais.
Du fantasme à la déception, et de la déception à la haine de l’objet de son fantasme il n’y a qu’un pas à chaque fois : les émeutes de 2005 avaient promus la figure du jeune- de- banlieue nouveau sujet révolutionnaire du fait de ses stigmates sociaux et raciaux (pauvre, viril et sauvage). La déception passée, voila que le sujet révolutionnaire de la veille se fait désormais taxer d’être le nouveau sujet fasciste du jour. Voila qui lui apprendra à refuser les avances qui lui avaient été faites si gentiment [16].
La question raciale reste une question irréductible, toute tentative de la diluer a été un échec, y compris avec l’antifascisme, qui semble constituer surtout un avatar de la réponse sociale- démocrate : dissoudre la spécificité des oppressions dans un fourre- tout qui permet leur mise sous tutelle par les groupes dominants.
Mais cette question revient sans cesse : au sein du prolétariat issu de l’immigration colonial c’est toujours de racisme dont on parle. Pas de fascisme : de racisme.
Ni le moralisme anarchiste, ni le marxisme orthodoxe, ni l’universalisme social- démocrate, ni l’antifascisme qui est son avatar jeune et gauchiste, ne sont parvenus à étouffer l’irréductibilité de la question raciale.
Ca ne veut pas dire que la question raciale existe hors de l’horizon du capitalisme, ça signifie simplement que son intrication avec le capitalisme est une intrication spécifique : elle doit d’abord être démêlée, décortiquée, analysée en elle-même.
Il serait peut- être temps d’accepter enfin de politiser cette lutte dans sa spécificité parce qu’on ne comblera pas le fossé entre la gauche et le prolétariat colonial en niant l’existence de ce fossé, on ne fera que continuer de le creuser.
Pour que la convergence des luttes puisse opérer, il faut visiblement (et c’est logique) qu’elle se fasse à partir d’un point de départ matériel, pas d’un principe abstrait.
Ce point de départ matériel, ou plutôt ces points de départ matériels, ce sont les différentes formes de dominations spécifiques, et leurs intrications respectives : si l’on veut poser une passerelle il faut qu’elle repose sur du concret à chacune de ses extrémités, il ne sert à rien de la balancer dans le vide en proclamant qu’elle doit tenir quand même.