Moi je suis Charlot
Au lendemain de l’attentat contre les Twins Towers ou de Charly Hebdo je me suis senti inconditionnellement en faveur des victimes. Il n’y a en cela aucun dilemme. A ceux qui voudraient nous faire croire qu’on peut être partagé ou divisé, je n’ai sur cette question aucun état d’âme : je condamne sans appel toute forme d’agression. De la même façon je me suis reconnu juif dans l’ombre de Cohn Bendit. Je me suis même senti Berliner en 89, en souvenir de tous ceux dont les ongles s’étaient usés aux parois du mur de la honte. Je me suis senti Julie et Mélissa, à jamais dans le souvenir de l’enfance inconsolablement sacrifiée.
Dès lors, quand un tournoi d’éloquence ramène la question du Congo belge à : assumer ou s’excuser… De surcroît en se donnant des airs d’impolitiquement correct, - je trouve que la bienséance est au comble de l’hypocrisie, infiniment bourgeoise, j’allais dire « bobo-coloniale ».
Les centaines de milliers de vies sacrifiées, de ressources pillées, des villages incendiés, l’âme de tout un peuple immolée sur l’autel du caoutchouc, tout cela n’est rien au regard du maître, qui ressasse ses aigreurs de conscience et qui voudrait que tout ne fut finalement qu’une bévue de l’histoire ; où le mot de la fin revient de nouveau à ceux qui l’ont faite et qui emportent à nouveau la partie : « il y a eu de bonnes choses et de moins bonnes » … 55% d’encore !...
Remarquez cet art de la rhétorique, qui a emporté Lumumba dans la tombe parce qu’on ne supportait pas qu’un évolué tienne la dragée haute au Prince… Ne jamais concéder à l’adversaire, le moindre mot qui risquerait de faire pencher la balance, a fortiori celle de la justice et de la vérité.
L’audimat est content, le consensus à la belge est atteint. Qu’on décide d’assumer ou de s’excuser, cela ne troublera pas l’ordre mondial établi, qui sur les mêmes bases inégalitaires n’est pas près de vaciller. Grâce à Dieu, Rio Tinto a encore de beaux jours !
A tel point que ça n’effraye plus d’amorcer le débat. Mieux vaut ouvrir soi-même la boîte de Pandore, c’est le plus sûr moyen d’en contrôler le flux. Dans la foulée des Verhofstadt, Michel, Chirac, Macron… l’air du temps est aux excuses ! Quelle personne sensée d’ailleurs soutiendrait que la traite des êtres humains, la torture, la mutilation, la chicotte, le pillage, le viol, le harcèlement moral, la razzia - bref tout le bréviaire d’un machiavel casqué - est une chose soutenable ?
Bien sûr nous n’avons pas le monopole du sans-cœur, les Arabes avant nous avaient fait pire, et la Société des Nations ne nous a-t-elle pas confié le Rwanda-Burundi en raison de notre bonne gestion ?...
De là à remercier Léopold II pour avoir éduqué et soigné les autochtones au même titre que ceux qui les maltraitaient, il n’y a qu’un pas. D’autant plus facile, quand tapis dans l’ombre encore fraîche de la mémoire flamande surgissent les massacres lumumbistes de 64…
Massacre pour massacre, tout cela n’est-il pas finalement sujet à interprétation ? N’y aurait-il pas au fond de chacun de nous un Janus qui sommeille, capable, au gré du vent, de révéler son meilleure visage ou son moins bon ? Lumumba lui-même n’a-t-il pas tenu deux discours à quelques heures d’intervalle : l’un en tant que Père de la Nation, l’autre en tant que fils prodigue de la Métropole ?
Et tout mis ensemble, tout ne tournait-il pas mieux en 60 au Congo ? Ecoles, centrales, hôpitaux ?... Dos à dos, colonisation et décolonisation se toisent !... CQFD
Qu’on ne se méprenne pas sur mon propos ! Il ne s’agit pas de déboulonner les statues de Léopold II, de brûler Tintin ou de repeindre Zwarte Pitre ?... Trois fois non !
L’heure n’est pas au passé mais au présent. Assumer comme prétendent le faire certains se limite trop souvent à ce faux examen de conscience qui est en fait tautologie, prétérition… ce qui n’entame en rien l’avenir : les paroles s’envolent les actions restent !
A croire que l’infamie diffère que l’on soit vainqueurs ou vaincus. La mémoire vacille quand elle a à rompre avec le déterminisme qu’elle s’évertue à appeler destin ou hasard, et qui tache d’une même et si longue traînée de sang les dates que nous vénérons.
Quand il s’agit de corrida, bon nombre d’âmes à juste titre sensibles s’en outragent et conviennent que meurtre et culture ne peuvent rimer. Quand il s’agit de nos guerres, nos crimes collectifs, nous les enfermons dans un musée, les élevons sur nos tréteaux, en colportons la rumeur, dans une immense chanson de geste, impuissants à se prémunir, et dont la ritournelle fascine tout autant qu’elle exorcise nos vieux démons.
Pas une seule famille en Belgique n’est exempte d’un petit casque colonial à mettre sur la cheminée en guise de pantoufles sous le sapin. C’est peut-être de cette force-là dont on cherche à faire notre union !
Ni assumer ni s’excuser, il faut s’amender. Primo en dédommageant le Congo comme il se doit pour les exactions commises et le pillage permanent. Secundo en reconnaissant la colonisation comme un crime contre l’humanité et en s’engageant à ne plus jamais reproduire le schéma. Tercio en cessant toute politique néocoloniale et impérialiste, qu’il s’agisse d’économie ou de politique étrangère. Quarto en aidant l’Afrique à se développer comme elle l’entend, en la laissant exploiter et manufacturer ses propres ressources.
Passée aux quatre cribles, la détermination belge sera alors recevable.
En attendant, je suis Charlot.
Meilleurs vœux
P. Delgleize