Disons-le tout net : comme toutes les religions, l’islam (ses dogmes et ses croyances, les prescriptions du Coran ou de ses interprètes, les pratiques sociales et politiques de ses fidèles) n’est pas au-dessus de toute critique. L’islam – ou plutôt les islams, car ils sont aussi divers que les christianismes. Mais toutes les critiques ne se valent pas. Et tous les journalismes qui prétendent enquêter à leur propos, encore moins : une nouvelle preuve nous en est donnée avec le dossier de 40 pages que vient de leur consacrer l’hebdomadaire Marianne (daté du 13 mai), avec un titre qui annonce la couleur : « France-Europe. Pourquoi l’islam fait peur ».
Le moins que l’on puisse dire est que le dossier de Marianne est volumineux. Et que l’on y trouve de tout : analyses, enquêtes, sondage… Il est structuré comme suit : une longue introduction par deux journalistes de l’hebdomadaire, une petite dizaine de reportages dans divers pays européens, un sondage (sur lequel nous reviendrons), une longue conclusion (des deux mêmes journalistes). Le tout est entrecoupé d’analyses : plusieurs écrivains, d’origine arabe, sont invités à s’exprimer quant à l’épineux problème de l’islam en Europe. Un dossier d’une grande richesse ? C’est loin d’être certain. Un concentré des pratiques journalistiques les plus contestables ? Sans nul doute.
I. Des enquêtes et des reportages ? Confusions et clichés
Première question : pourquoi l’islam fait-il peur… à Marianne ? Première pratique journalistique : un cadrage confus et confusionniste.
Le dossier de la peur
La lecture du dossier permet de mesurer à quel point son titre est trompeur, pour ne pas dire mensonger. Officiellement, il ne s’agit pas de se demander si l’islam fait peur et à qui (« L’islam fait-il peur ? »), ni même de s’interroger sur le bien-fondé de cette peur (« Faut-il avoir peur de l’islam ? »). Marianne laisse ces questions accessoires à d’autres. Qui a peur de l’islam ? Marianne ne le précise pas. De quel islam a-t-on peur ? C’est tout aussi vague. Quant à savoir « pourquoi l’islam fait peur », ainsi que le dossier l’annonce, nous n’en saurons rien.
Certes, l’article d’ouverture met en cause les « semeurs de panique », mais l’ensemble du dossier nous apprend qu’un titre plus pertinent aurait probablement été « France-Europe. Pourquoi il faut avoir peur de l’islam ». Ou encore : « France-Europe. Pourquoi la rédaction de Marianne a peur de l’islam ». Le sens général du dossier est, en effet, comme on va le voir, de récolter toute ce qui peut faire peur, à commencer par les signes plus ou moins manifestes de « difficultés d’intégration ». Intégration de qui ? Difficile de le savoir. Car entre procédés dramatisants, clichés, confusion et amalgames, nous voilà servis… Et ce, dès la « une ».
Le lecteur est invité, on l’a dit, à un « tour d’horizon » européen, avec plusieurs reportages ayant vocation à nous présenter les déclinaisons nationales de la peur de l’islam. Et de nouveau, les titres des articles parlent d’eux-mêmes : « Pays-Bas. Quand les bobos d’Amsterdam déchantent » ; « Suède. La fin d’un modèle » ; « Autriche : crispations turco-viennoises » ; « Espagne. L’ombre de la Reconquista »… Etc.
L’inquiétude est là, pas de doute, renforcée par les inquiétantes questions posées par les deux journalistes de Marianne en charge du dossier dans le long, très long article qui ouvre ce dernier : « Pourquoi, dans le monde, l’islam a-t-il plutôt tendance à chasser les autres religions lorsqu’il est majoritaire ? Est-il est vrai que le Premier ministre turc, qui souhaite intégrer l’Union européenne, présente les mosquées comme des “casernes”, les minarets comme des “baïonnettes” et incite les immigrés turcs à ne pas apprendre l’allemand à leurs enfants, parlant de l’intégration comme d’un “crime contre l’humanité” ? » Des questions d’une précision à toute épreuve (« plutôt tendance à », « est-il vrai que »), d’une rigueur extrême (pas d’exemples pour la première, pas de source pour la deuxième) et auxquelles les auteurs ne prennent même pas le temps de répondre : mais le problème n’est pas là. Il s’agit, comme avec les titres, de planter l’inquiétant décor de l’imposant dossier.
Des reportages
Des reportages, vraiment ? Mais sur quoi ? Alors que l’on aurait pu espérer lire des « enquêtes » approfondies qui permettent d’aller au-delà de la « peur », on cherche – souvent en vain – à savoir quel est exactement leur objet. Qu’est allée faire, en Allemagne, l’envoyée spéciale de Marianne ? Enquêter ? Que nenni. Tenter de résumer la position, au demeurant intéressante, de Necla Kelek, « intellectuelle d’origine turque », dont le modèle est « la laïcité et l’intégration à la française », une position ultra-minoritaire outre-Rhin. Pourquoi pas… Mais en aucun cas un tel « angle » ne peut permettre au lecteur de se faire une quelconque idée de la place et du rôle de l’islam en Allemagne, et des « peurs » qu’il suscite. Qu’est allée faire, en Autriche, l’envoyée spéciale de Marianne ? Constater que, face au violent courant de haine, notamment orchestré par les partis d’extrême droite, la communauté turque se radicalise, elle aussi. En quoi cette radicalisation est-elle imputable à l’islam ? On ne le saura pas. Qu’a découvert en Grande-Bretagne le correspondant permanent de Marianne ? Que le multiculturalisme est en crise. Une thèse intéressante. Mais si l’on se souvient que la « question » posée par Marianne est « Pourquoi l’islam fait peur ? », on ne manque de rester sur sa faim. Et l’on pourrait multiplier les exemples… Or, s’il est avare d’explications et d’analyses, le dossier l’est beaucoup moins, comme on va le voir, en ce qui concerne les clichés et les amalgames inquiétants…
Des clichés
Marianne semble avoir intégré la règle journalistique selon laquelle un dossier consacré à l’islam doit comporter son lot de clichés. Exemples : « S’il y a un choc culturel, il est là : [c’est] ce qui sépare l’Européen moyen, qui feuillette vaguement un magazine people ou un quotidien gratuit dans le métro, et son voisin psalmodiant sur le Coran ». Une scène typique, on l’avouera, de la vie quotidienne. Chacun sait en effet que les musulmans ne lisent pas de « magazine people » ou de « quotidien gratuit » : ils préfèrent « psalmodier sur le Coran ». Dans la série « clichés », Londres devient « La Mecque du multiculturalisme », tandis que dans un quartier d’Amsterdam « où cohabitent les immigrés et les jeunes bobos friqués », on n’est pas surpris d’apprendre que « l’odeur du couscous se mêle à celle de l’opulence ». On ne saura pas si les musulmans d’Amsterdam préparent leur couscous en psalmodiant sur le Coran.
Autre exemple de prêt-à-percevoir et à concevoir. Le « reportage » aux Pays-Bas évoque l’assassinat, en 2004, du cinéaste Theo Van Gogh par un jeune extrémiste qui accusait le réalisateur de propager la haine des musulmans. Dans la langue de Marianne, cela devient : « Theo Van Gogh, égorgé en 2004 par un jeune Néerlandais de 24 ans, musulman intégriste portant barbe et djellaba » [1]. En quoi la précision sur les ports de la barbe et de la djellaba est-elle indispensable ? S’agit-il de dire que tous les intégristes portent la barbe et la djellaba ? À vérifier… Ou que la barbe et djellaba sont des signes d’intégrisme ? De quoi inquiéter, sans doute involontairement, sur tous les barbus-portant-djellaba. Les journalistes qui en usent et en abusent devraient le savoir : aucun cliché n’est innocent…
II. Des analystes et des experts ? Brouillages et brouillards
Des « analyses » sont sollicitées par Marianne, qui donne la parole à plusieurs écrivains d’origine arabe. Des « expertises » sont mobilisées au cœur de certains articles. Que dire de leur usage par Marianne ?
Analyses ou décorations ?
Force est de constater que les avis des écrivains interrogés sont divers et… éclairants. Samia Labidi, écrivaine tunisienne, s’insurge : « J’ai l’impression que tout le monde a terriblement envie que la communauté musulmane, dans son intégralité, soit perçue à travers le prisme de l’islamisme. Or c’est totalement faux. » Le philosophe Abdennour Bidar explique : « On parle beaucoup de religion, et l’islam est une religion qui a encore des progrès à faire en matière de tolérance et d’ouverture à autrui, mais il faut déplacer aussi la question sur le terrain socio-économique : la République française, qui prétend faire dialoguer ses citoyens, les éloigne en les divisant spatialement en classes sociales qui ne communiquent plus assez ». Latifa Ben Mansour, écrivaine algérienne, développe d’autres préoccupations : « Concernant la situation des femmes de confession musulmane [en France], une forte régression est observable. Nombre d’entre elles revendiquent comme un étendard – et, encore plus surprenant, comme un symbole de liberté – le voile que leurs aînées ont déchiré et rejeté ! » Etc.
Marianne aurait donc bien fait son travail ? Le problème est qu’à aucun moment dans « l’enquête », il ne semble être tenu compte de la pluralité des opinions qui s’expriment, et des thématiques avancées par certains de ces écrivains… pourtant sollicités par Marianne ! C’est ainsi par exemple, que le « terrain socio-économique » n’est à aucun moment exploré. C’est ainsi, également, que la distinction entre musulmans (y compris pratiquants) et islamistes n’est jamais clairement établie, sous prétexte que, pour Marianne, comme on le verra, il serait difficile (et inutile ?) de l’établir. Les analyses des invités insistent, à juste titre, mais de façons très diverses, sur la situation des femmes musulmanes, en France et en Europe, tant il est évident que les femmes subissent au premier chef les violences des intégristes religieux. Mais, indifférent à la diversité des approches, Marianne ne semble retenir, pour son propre compte, de la diversité des thèmes et des approches, que ce qui nourrit un discours monocolore dont l’objet principal est d’établir en quoi et pourquoi « l’intégration » des populations issues des pays majoritairement musulmans est difficile, voire impossible, pour imputer cette difficulté à l’islam lui-même et à l’impasse du modèle multiculturel.
Expertises ou enluminures ?
Marianne, en outre, dans le corps de ses propres articles, fait appel à des experts. Manifestement, ils sont été rapidement lus et sont très sélectivement cités.
Certains sont des spécialistes reconnus de l’islam, comme Olivier Roy ou Gilles Kepel. Mais, de toute évidence, ils n’ont pas été sollicités par la rédaction de Marianne lors de la rédaction du dossier, puisque les propos rapportés sont des extraits de livres, d’articles ou d’interviews antérieurs. Ce que Marianne oublie parfois de préciser, quitte à être plus qu’approximatif sur les références.
Exemple : « Il y a une dizaine d’années, le chercheur français Gilles Kepel […] avait attiré l’attention sur l’année 1989, date, selon lui, de “l’entrée du monde musulman dans la géopolitique mondiale”. Avec notamment la fatwa de l’ayatollah Khomeyni contre Salman Rushdie : “Par principe, une fatwa concerne un territoire circonscrit sur lequel l’imam prescripteur exerce le pouvoir politique. Or Khomeyni, en visant Rushdie, citoyen britannique qui vit en Grande-Bretagne, fait de l’Europe un territoire qu’il place sous le spectre de la fatwa”. » Vérification faite, ces citations sont des copier-coller d’une interview donnée par Gilles Kepel à L’Express en janvier 2006. « Une dizaine d’années »...
Quant à Olivier Roy, il n’est pas directement cité, mais expli-cité par des journalistes qui se réfèrent à l’un de ses ouvrages, L’Islam mondialisé, qui semblerait, à les lire, appuyer leurs thèses concernant le combat des « néofondamentalistes » contre la laïcité. De toute évidence, Marianne n’a pas cherché plus loin à comprendre les travaux d’Olivier Roy, et aurait dû, par exemple, feuilleter son ouvrage, publié en 2005, La Laïcité face à l’islam, à bien des égards contradictoire avec les thèses développées dans le dossier. Un simple coup d’œil à la présentation que l’éditeur fait de ce livre convaincra les sceptiques : « […] Olivier Roy, nourri de sa connaissance approfondie des mouvements musulmans, souligne que l’islam contemporain est profondément sécularisé et ne représente donc pas une exception parmi les religions. En revanche, les formes diverses de retour au religieux traduisent un besoin d’affirmation identitaire. Attentif à la dimension de contestation sociale du renouveau musulman en France, l’auteur met en garde contre la tentation de faire de la laïcité une religion civile exigeant l’adhésion des citoyens à un corpus de valeurs communes ».
Marianne oublie en outre de convoquer des experts dans la conclusion du dossier, qui entreprend en particulier un démontage du terme « islamophobie ». Celui-ci résulterait du « projet habile de diaboliser la laïcité en la faisant passer pour du racisme ». Avides de clichés, les journalistes de Marianne reprennent à leur compte la thèse, développée notamment par Caroline Fourest, selon laquelle ce seraient « les mollahs iraniens » qui auraient « inventé » le terme islamophobie « pour stigmatiser les Iraniennes qui refusaient le port du voile […] ainsi que celles qui les soutenaient dans le monde ». Peut-on à ce point confondre l’origine d’un terme et la diversité de ses usages ?
S’ils avaient pris le temps de consulter un spécialiste, les auteurs de cet article de conclusion auraient pu apprendre, entre autres, que le mot « islamophobe » apparaît, en français, dans un ouvrage publié... au début des années 1920, L’Orient vu de l’Occident, coécrit par Etienne Dinet et Sliman Ben Ibrahim… Et s’ils avaient, plutôt que de faire leur marché dans ses écrits, consulté Olivier Roy, ils auraient appris que celui-ci ne rechigne pas à utiliser ce terme qui vise, d’après Marianne, à « déconsidérer ceux qui s’opposent à l’intégrisme, au communautarisme, et défendent la laïcité ». En témoigne une récente interview du chercheur, publiée sur Rue89, dans laquelle il explique que les révolutions arabes « casse[nt] la “fatalité musulmane”, ressassée par les islamophobes de droite ou de gauche, qui disent que l’islam serait incompatible avec la démocratie ». A-t-il raison ou tort d’employer ce terme ? On peut en discuter. Mais la façon dont Marianne fait appel à des « experts » seulement lorsque leur avis conforte ses propres thèses est des plus déconcertantes [2].
De façon plus générale, ce ne sont pas les « thèses » défendues par Marianne (pour peu qu’on parvienne à en démêler l’écheveau…) qui sont ici en cause. Elles sont discutables ? Discutons-en. Ce qui mérite avant tout d’être relevé, ce sont les méthodes d’instrumentalisation des « analyses » que l’on rapporte et des « expertises » que l’on mentionne.
III. Des « musulmans » ? Un pot-pourri d’origines et d’identités
Comme de juste, le dossier de Marianne est agrémenté d’un sondage. Réalisé par l’Ifop, celui-ci est supposé éclairer les lecteurs sur les pratiques et les aspirations des musulmans de France.
« Français d’origine musulmane » ?
La « fiche technique » du sondage nous apprend qu’il a été réalisé « sur un échantillon de 547 personnes d’origine musulmane, âgées de 18 ans et plus ». Qui sont ces personnes ? Qu’est-ce qu’une « origine musulmane » ?
Marianne s’insurge, dans la conclusion du dossier, contre le concept de « racisme antimusulman », un « néologisme » au « succès inquiétant », qui n’est rien d’autre qu’une « absurde biologisation de la religion – comme s’il s’agissait d’une question de gènes et non d’un choix individuel ». Mais quand vient le moment de sonder, on n’hésite pas à considérer ou à laisser entendre qu’être musulman est une question d’« origine », et non de croyances ou de pratiques religieuses. Comment détermine-t-on cette insaisissable « origine musulmane » ? On ne le saura pas. Il n’empêche : la « fiche technique » nous apprend comment on parvient à établir un échantillon de cette population non identifiée… alors qu’il n’existe pas de statistiques qui permettent de le faire : « Il n’existe pas de statistiques permettant de construire, à proprement parler, un échantillon de quotas sur cette population. L’Ifop a déterminé, à partir des statistiques de l’Insee sur l’immigration en France et des données empiriques observées sur la population d’origine musulmane dans ses enquêtes nationales, des quotas indicatifs (sexe, âge, profession), après stratification par région et catégorie d’agglomération ». On se contentera donc de quotas indicatifs, établis à partir d’observations empiriques sur une population non identifiée !
Quelles sont ces « données empiriques » ? On l’apprend seulement dans la partie du sondage qui concerne plus spécifiquement les « jeunes » [3]. Qui sont ces « jeunes » ? La réponse nous est fournie, en tout petits caractères, sous les tableaux récapitulatifs : « Base : personnes de 18 à 30 ans de nationalité française, nées dans une famille d’origine marocaine, algérienne ou tunisienne ». La confusion entre l’origine nationale et l’origine religieuse des familles : voilà sur quoi se fonde l’obscure clarté de la mystérieuse « origine musulmane », en tout cas en ce qui concerne les jeunes : il s’agit, comme le concède Marianne dans le commentaire du sondage, de « jeunes d’origine maghrébine ». Voilà qui va permettre de comprendre les mystérieux résultats de ce mystérieux sondage, dans lequel on apprend, par exemple, que 41 % des « personnes d’origine musulmane » se vivent comme « musulman, croyant et pratiquant », 34 % comme « musulman croyant », et 22 % comme… « d’origine musulmane ». 22 % des « personnes d’origine musulmane » se considèrent comme « d’origine musulmane ». Un chiffre étrange, qui n’a pas l’air de questionner Marianne, ni l’Ifop, sur la pertinence de l’enquête… Pas plus qu’une étrange question posée à ces mêmes jeunes, qui révèle pourtant que « l’enquête » de Marianne se prête allègrement aux amalgames qu’elle prétend dénoncer.
Musulmans ou immigrés ?
Marianne et l’Ifop, en effet, demandent à ces jeunes, rappelons-le, « de nationalité française » : « Vous-même, vous sentez-vous plus proche du mode de vie et de la culture des Français » ou « du mode et de culture de votre famille ? » Éloquente alternative : les sondés seraient donc des Français… pas très français. De toute évidence, Marianne confond « musulmans » et « issus de l’immigration maghrébine ».
Un passage du « reportage » aux Pays-Bas, qui évoque l’attitude trop « laxiste » de l’ancien maire d’Amsterdam à l’égard des intégristes, offre une limpide démonstration de cette confusion. Extraits : « En 2008, une dizaine de conseillers municipaux de Slotervaart, le quartier sensible d’Amsterdam, ont démissionné parce que l’élu n’avait rien trouvé à redire au refus des travailleurs sociaux musulmans de serrer la main des femmes. Il a fallu une grève des ambulanciers, agressés par de jeunes immigrés, pour qu’il admette l’existence de ce que tout le monde ici appelle le “problème marocain” ». Musulmans ou immigrés, immigrés ou issus de l’immigration ? Une fois de plus, on mélange tout. Parce que tout se mêle ?
Autre exemple. Dans un passage du dossier consacré à la situation en France, les auteurs traitent des pressions, grandissantes selon eux, des intégristes musulmans sur le système scolaire français : « À l’école, les professeurs ont commencé à mal supporter d’être mis en cause, leur enseignement de l’histoire du monde musulman ou de la Seconde Guerre mondiale faisant de plus en plus l’objet de censures que l’Église catholique n’a jamais obtenues à propos de l’Inquisition ou de la Saint-Barthélemy ». Quel rapport avec l’islam ? Nul ne le sait. L’allusion à un « monde musulman » (à la place de pays du Maghreb ?) suffit. Mais la suite est encore plus éclairante : « Sa hiérarchie peut aujourd’hui reprocher à un enseignant d’avoir “provoqué la communauté turque” en évoquant le massacre des Arméniens de 1915… » En quoi l’hostilité fondée sur une référence nationaliste à la Turquie est-elle musulmane ? Le principe est le même : on mélange allègrement les populations issues de pays majoritairement musulmans, la religion musulmane elle-même et, pour couronner le tout, ses versions intégristes. Bien malin serait le journaliste de Marianne qui pourrait nous expliquer ce qui, en islam, proscrit l’enseignement du génocide arménien, ou la « vision musulmane » de la Seconde Guerre mondiale…
Toujours dans le reportage consacré aux Pays-Bas, l’envoyée spéciale de Marianne évoque « un avocat trentenaire, excellent parti, propriétaire d’un appart à la décoration scandinave ». Il est d’origine immigrée. Usant d’un jeu de mots éculé, la journaliste le qualifie de « beurgeois » (contraction de « beur » et « bourgeois »). Sauf que la suite de l’article nous apprend qu’il est… turc. Pas vraiment un « beur ». Mais, après tout, n’est-il pas, comme les « jeunes issus de l’immigration maghrébine », d’« origine musulmane » ?
Autre exemple, dans l’enquête conduite à Londres. Une ancienne députée travailliste s’exprime : « Quand j’ai été élue en 1997, la plupart des gosses des familles pakistanaises regardaient les programmes pour enfant de la BBC. Aujourd’hui, ils suivent ceux de la télévision pakistanaise ou des chaînes arabes ». Les Pakistanais sont à ce point accros aux télévisions arabes que leurs gosses sont invités à regarder les programmes pour enfants qu’elles diffusent. Pourquoi pas ? En tout cas, ces programmes doivent être diffusés en anglais, à moins que les Pakistanais de Londres ne soient devenus arabophones… Et surtout : quel rapport avec l’islam ? Pis : non seulement la phrase de l’ancienne élue est reprise, en version raccourcie et en gros caractères, au milieu de la page, mais elle devient ceci : « En 1997, les gosses des familles pakistanaises regardaient la BBC ; en 2011, ils suivent les chaînes arabes ». Heureusement, Marianne se défend de tout amalgame…
Musulmans ou intégristes ?
Le dossier de Marianne est traversé de nombreuses déclinaisons de la thèse de la « minorité intégriste » qui « prend en otage » la « majorité tranquille » : « Les débats permanents sur l’islam […] ne concernent qu’une minorité de la population d’origine musulmane, une grande majorité rejoignant le reste des Français sur la voie de la sécularisation et d’un rapport distancié et tranquille avec la religion. Subsiste néanmoins une minorité encore dans un rapport étroit à l’emprise religieuse… ». On compte donc sur Marianne pour faire la part des choses et éviter toute simplification. Mais la tâche s’avère plus ardue que prévu, et ce malgré les déclarations de bonnes intentions de l’hebdomadaire. Dès l’article d’ouverture du dossier, les lecteurs sont avertis : « Pendant longtemps, la ligne évidente consistait à opposer islam et islamisme. Mais cette distinction, très européenne, apparaît moins nette dans la réalité ». Diantre. On comprend alors mieux pourquoi Marianne n’arrive pas, parfois, à distinguer.
Extrait du « reportage » en Espagne : « Président de la Fédération des entités religieuses islamiques et principal interlocuteur des pouvoirs publics, Mohamed Hamed Ali reconnaît que l’intégrisme gagne du terrain : “On compte aujourd’hui un peu plus de 1 million de musulmans en Espagne. […] Si les 2 400 associations inscrites au registre des entités religieuses observent toutes un islam modéré, il faut admettre que, sur les 500 lieux de prière, mosquées ou oratoires, financés par l’Arabie Saoudite, la Syrie, l’Iran et le Maroc, quelques-uns dispensent des enseignements salafistes ou wahhabites. De là peuvent provenir certains débordements susceptibles de troubler l’ordre public, même si cela reste un phénomène minoritaire” ». Il faut être journaliste à Marianne pour en déduire que l’interviewé pense que « l’intégrisme gagne du terrain ». Et pour ajouter : « Avis que ne partage pas Riay Tatary, président de l’Union des communautés islamiques d’Espagne, pour qui les rares problèmes rencontrés sont montés en épingle par une presse islamophobe ». On cherche encore le caractère contradictoire des deux « avis ».
– Ou encore, dans l’article consacré à la Suède : « Quand cette année, lors du week-end de Pâques, Stockholm se vide de ses habitants, avides de canotage et de pêche, les jeunes musulmans, eux, prennent le chemin de Kistamassan, un Palais des congrès situé à une vingtaine de kilomètres de la capitale [pour assister à des conférences] ». « Les jeunes musulmans ». Tous ? Sont-ils « tranquilles » ? Sont-ils « intégristes » ? On ne le saura pas. Mais on saura, en revanche, que l’organisateur de l’événement est « proche des Frères musulmans ». De là à en déduire que « les jeunes musulmans » de Suède, qui semblent, d’après Marianne, former un groupe homogène qui préfère « acheter les cassettes de prédicateurs moyen-orientaux » plutôt que d’aller à la pêche, sont sous l’influence des Frères musulmans, il n’y a qu’un pas que le lecteur est implicitement invité à franchir…
***
Français ou immigrés, immigrés ou musulmans, musulmans ou intégristes : les imprécisions et les amalgames sèment la confusion dans l’esprit des lecteurs. Les quelques avis d’experts sont soigneusement ignorés lorsqu’ils ne cadrent pas avec le propos général du dossier, qui consiste à faire porter à « l’islam », sans plus de discernement, la responsabilité des « difficultés d’intégration » des populations immigrées ou d’origine (aussi lointaine soit-elle) immigrée. Et à inviter le lecteur à la méfiance… Marianne prétend faire preuve de nuance, mais le titre de la conclusion du dossier résonne comme un aveu : « Islamophobie ou islamophilie ? » De toute évidence, Marianne a choisi. À défaut d’enquêter vraiment sur la place de cette religion dans les sociétés européennes, l’hebdomadaire accumule des pratiques journalistiques plus que douteuses. Et parvient à confirmer, sur la base d’un cadrage confusionniste, de reportages hétéroclites, de clichés insistants, d’un sondage hasardeux, que l’islam, réduit à une entité confuse, devrait être un objet de peur. Et c’est tout.
Julien Salingue et Henri Maler
Notes
[1] Passons, pour ne pas cultiver les polémiques morbides, sur le raccourci qui omet de mentionner que Theo Van Gogh a été tué par balles avant d’être égorgé.
[2] Presque autant que la soudaine apparition d’Alexandre Adler dans l’article consacré à l’Allemagne, dans lequel on apprend que l’omniscient journaliste du Figaro est un « bon connaisseur de la scène intellectuelle allemande ». Sans doute parce qu’il a écrit un ouvrage sur la chute du Mur de Berlin…
[3] Notons au passage que si le panel global est de 547 personnes, le nombre de « jeunes » âgés de 18 à 30 ans doit allègrement dépasser la centaine, ce qui donne une idée de la fiabilité du « sondage ».
http://www.acrimed.org/article3595.html