Jusqu’où ira Bernard Cazeneuve ? Personnalité modérée et discrète au sein du Parti Socialiste, M. Cazeneuve se retrouve depuis deux mois dans un corps-à-corps extrêmement brutal avec le mouvement de protestation contre la Loi El-Khomry. Sous couvert d’anonymat, un de ses conseillers le reconnaît : « Il ne sait plus comment faire, il perd pied ».
Il y a d’abord eu la Brigade Anti Criminalité envoyée devant les lycées afin de dissuader les élèves de bloquer leurs établissements et les interminables rangées de CRS et gardes mobiles qui encadrent toutes les manifestations avec le soutien de hordes de policiers en civil qui viennent se battre avec les manifestants jusqu’au cœur même des cortèges. Il y a eu les tentatives ratées de « nasser » les manifestants par milliers. Il y a eu tous les efforts des communicants pour réduire cet incontrôlable et persistant mécontentement à quelques poignées d’individus mystérieusement qualifiés de « casseurs ».
Jeudi 12 mai à Paris, c’est le service d’ordre de la CGT qui fut pris au piège par les intrigants du ministère de l’intérieur. Le syndicat s’étant entendu avec la préfecture pour encadrer et éventuellement réprimer leur propre manifestation, c’est sans surprise mais non sans heurts que le service d’ordre dût remballer en panique ses matraques téléscopiques et ses bombes lacrymogènes pour courir derrière les lignes de CRS et échapper à la vindicte des manifestants.
A Rennes vendredi 13 au petit matin, c’est en toute simplicité que le RAID a été envoyé pour expulser la Maison du Peuple dans laquelle se tenaient les assemblées générales du mouvement depuis plus d’une semaine. Réponse du berger à la bergère, le soir même une émeute se propageait dans le centre-ville.
Interdictions de manifester
Depuis samedi 14 avril, c’est une offensive d’un genre nouveau qui semble avoir été déclenchée par M. Cazeneuve et son gouvernement. Grâce à l’état d’urgence et à la « menace terroriste », le ministère s’arroge légalement le droit de choisir quels manifestants seront autorisés à défiler mardi 17 mai. Selon les témoignages que nous avons recueilli, il y a déjà eu au moins 11 « punis de manifestations », tous en région parisienne à l’exception d’au moins une personne à Nantes. Nous reproduisons à la fin de cet article l’arrêté préfectoral qui annonce et motive cette décision. Précisons qu’il ne s’agit pas ici d’une décision de justice que les victimes pourraient contester et dont elles seraient en mesure de se défendre mais bien d’une décision administrative prise de manière unilatérale et incontestable par la Préfecture de Police. Jusqu’à maintenant, toutes les personnes visées par cet arrêté l’ont été par une visite de la police à leur domicile. Il semblerait qu’en cas de non délivrance, l’arrêté soit frappé de nullité.
Comme le droit de manifester est constitutionnel et irrévocable dans le Droit français, la préfecture n’a pas d’autre choix que de convoquer la menace terroriste et donc l’état d’urgence. Cela avait déjà été vu à l’occasion de la COP21 et des assignations à résidences de militants écologistes qui en avait résulté. Aussi effarante qu’elle soit, cette mesure se doit d’être minimalement justifiée. Les motivations sont sans équivoque.
Humour
Commençons par reconnaître ce trait d’humour au juriste qui a rédigé la missive. Il n’est jamais question du mouvement contre la loi « El-Khomri » ou « loi travail » mais bien du « projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs ». On hésite entre Georges Orwell et le Gorafi, Goebbels et les bronzés font du ski : tyrannie du LOL.
La préfecture de police de Paris se doit donc de nous expliquer les raisons de sa décision :
« Considérant que des groupes composés d’individus déterminés, organisés, masqués, portant des casques, violents et très mobiles, sur lesquels les organisateurs n’ont aucune prise ou capacité d’encadrement, sont systématiquement à l’origine des débordements ; que ces désordres, à l’occasion desquels sont perpétrés des atteintes graves aux personnes et aux biens entrainant de nombreux blessés en particulier au sein des forces de l’ordre et des dégradations importantes du mobilier urbain, de commerces et de véhicules, sont commis pas des groupes et éléments radicaux qui cherchent à en découdre avec les forces de l’ordre et commettent des déprédations de biens public et privés ; »
Comme nous avons pu l’écrire dans de nombreux articles :
ces désordres et atteintes graves aux personnes, en l’occurrence les forces de l’ordre, ainsi que les dégradations massives et systématiques contre les banques et assurances sont effectivement très répandues depuis le début de ce « mouvement ». Cependant, si les « groupes » sont souvent, comme le dit avec sagacité la préfecture, « composés d’individus » ce qui a pu être constaté sur le terrain ou dans les journaux, c’est que c’est toute la manifestation qui est « déterminée », « organisée » et pour une bonne moitié « masquée ». Continuons.
« Considérant que, en raison de la prégnance de la menace terroriste dont l’extrême gravité et l’importance des risques ont conduit le parlement à proroger pour une seconde fois le régime de l’état d’urgence pour une durée de trois mois à compter du 26 février 2016, les forces de l’ordre demeurent fortement mobilisées pour assurer, dans ces circonstances, la sécurité des personnes et des biens ; »
La préfecture voit donc un rapport, entre d’un côté des manifestations un peu trop « déterminées » à son gout et de l’autre, la « menace terroriste ». Quelle est la nature de ce rapport ? Nous ne le saurons pas, même s’il est administrativement établi.
« Considérant que M. X domicilié à X a été remarqué, à de nombreuses reprises, lors de manifestations contre, notamment, les violences policières et le projet de réforme du code du travail ; que ces manifestations ont dégénéré en troubles graves à l’ordre public et notamment des affrontements violents avec les forces de l’ordre ; que des groupes d’individus masqués et portant des casques sont systématiquement à l’origine de ces désordres ; qu’il y a, dès lors, tout lieu de penser que la présence de M. X aux rassemblements organisés contre le projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs vise à participer à des actions violentes ; que compte tenu de ces éléments, il y a lieu d’interdire sa présence à la manifestation organisée le 17 mai 2016 conjointement par l’Union Régionale d’Ile-de-France CGT, FO, SOLIDAIRES, L’UNEF, l’UNL et la FIDL ainsi que place de la République. »
Résumons. Selon la préfecture, M. X a participé aux manifestations contre la loi El-Khomry et les violences policières ; ces manifestations ayant « dégénéré » il faut interdire à M. X de se rendre à la prochaine manifestation organisée conjointement par la préfecture et les syndicats. Sans plus d’explication, la place de la République lui sera tout autant interdite.
Aucun lien n’est fait entre les « dégradations » et « violences » et les personnes visées par cet arrêté d’interdiction de manifestation, et pour cause : aucun de ceux avec qui nous avons pu nous entretenir n’a été interpellé ou poursuivi à l’occasion de ces manifestations. La justice n’a donc rien à leur reprocher mais la police est cependant fondée à les déchoir d’un droit fondamental, au nom de l’antiterrorisme. Pourquoi eux et pas leurs voisins, pourquoi des personnes ciblées et pas toute la manifestation du 17 mai ? L’arrêté de la préfecture ne permet pas de le comprendre.
La réponse est pourtant simple, en Ile-de-France toutes les personnes visées font parties ou sont proches du Mouvement Inter Lutte Indépendant et de l’Action Antifasciste Paris Banlieue, c’est-à-dire les deux des mouvements de jeunesse les plus actifs, organisés et dynamiques au sein de la lutte.
Etat d’exception, DGSI, maintien de l’ordre
Une question reste en suspend, comment le ministère de l’Intérieur est-il parvenu à identifier, cibler et « condamner » en dehors de tout cadre judiciaire, ces jeunes militants politiques ? Nous avons essayé de joindre en vain et à plusieurs reprises la chargée de communication de la préfecture de police. Sauf erreur de notre part, il semble donc établi que sous l’état d’urgence, le ministère de l’Intérieur, grâce au travail de la police antiterroriste de la DGSI, est en mesure de sélectionner, arbitrairement et hors de tout cadre judiciaire, les personnes ayant le droit de manifester contre « le projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs ».
Alors que des agents de police venaient lui délivrer son interdiction de manifester, un récipiendaire leur demanda ce qu’il risquait s’il allait malgré tout manifester. Gênée et très certainement mal informée, une policière répondit : « des représailles ».
En réalité, l’arrêté ne le stipule pas,
mais il s’agit de 6 mois de prison
et 7500 euros d’amende.