Avez-vous remarqué ces individus aux regards vagues, à l’allure indécise, qui encombrent tous les groupements, de la mutuelle en passant par le syndicat, jusqu’aux universités populaires ?
S’il vous advient de leur demander ce qu’ils pensent, en deux mots, ils vous répondront : « rien ». Ils ne pensent, en effet à rien, et ils ne sauraient faire autrement, se nourrissant le plus souvent de la substancielle lecture du Petit Idiot, de la Petite Publique, ou de quelques autres, Journal ou Matin.
Ils ne pensent à rien quand tout conspire contre leur liberté, contre leur bonheur. Ils ne voient pas les politiciens dans leurs louches agissements, leurs tromperies et leurs vols. Ils continuent à les prendre pour maîtres, à les imposer même à ceux qui n’en veulent pas. Ils ne voient pas l’attitude outrancière de la clique judiciaire qui arrête, perquisitionne et condamne sans aucune limite, sans aucun frein, sans aucun souci de la vérité même « légale » si je puis m’exprimer ainsi.
Ils ne s’aperçoivent pas que d’un jour à l’autre, ils peuvent être jetés à la frontière par suite du caprice de quelque gouvernant en mal de destruction ou par suite de l’intérêt de quelques capitalistes. Ils continuent à s’acclamer lorsque passe, sous la livrée militaire, la masse enrégimentée de ceux qui ne pensent pas, qui suivent leurs chefs jusqu’à la tuerie de leurs parents… lorsque survient la grève ou l’émeute.
Lorsqu’ils paient l’impôt au percepteur, ou à l’épicier, ils songent bénévolement aux retraites ouvrières, et ils s’estiment fort heureux qu’on ne les vole pas davantage. Ils coupent dans tous les ponts. Ils marchent pour la séparation et ils plaignent quand même ces pauvres prêtres que vient de tranquilliser la bonne petite retraite.
Demandez-leur des nouvelles de leurs enfants ? Il vous sera répondu que le garçon vient de s’engager et que la fille va faire sa première communion. Ils se targuent pourtant d’antimilitarisme et d’anticléricalisme. Et si vous prolongez la conversation avec eux, toute une kyrielle de mots prévus, s’évaderont de leur bouche : « Pernod, Tafia, cartes, houles, vélos, courses, paris, billards, Bordel. » Quelques-uns déclancheront les mots syndicats ou coopératives dans lesquels ils vont moutonnièrement voir leurs délégués leur lire des procès-verbaux de séance, des ordres du jour et des comptes-rendus de caisse, truqués en toute facilité car les suiveurs acceptent tout.
Si vous leur parlez de disparition des salaires, d’affranchissement intégral, ils restent ahuris. Ils ne rateront jamais une conférence de politiciens, mais n’iront jamais écouter un de leurs amis soulever un problème social. Ils ont toute leur instruction à faire, mais ils n’achèteront jamais un livre sérieux pour la commencer. Ils ne souscriront jamais pour faire venir des brochures ou des journaux à idées avancées, mais ils sont toujours prêts à marcher pour l’achat d’une couronne pour un copain qui n’a plus besoin de rien. Ils trouvent toujours l’argent pour aller se goinfrer dans un banquet de n’importe quelle couleur.
Aussi religieux que les chrétiens, ils attendent tout de leur « dieu » et meurent avant d’avoir rien obtenu. Ils sont prêts à suivre n’importe quel Messie, fût-il anarchiste, qui voudra bien penser pour eux.
Tant qu’on acceptera cette race dans les groupements, on ne pourra rien y faire. Ces individus forment un poids mort qui gêne la marche des hommes d’action. Ils paraissent grossir le nombre, mais ils en diminuent la valeur, en de ceux qui sont prêts à agir.
Dans les groupements, dans les ligues, qui se targuent d’esprit révolutionnaire, il ne faut pas les laisser s’implanter. S’ils y sont, suivons un moyen. Quand les termites pullulent dans un meuble, il n’y a qu’à le brûler et à le refaire avec des matériaux nouveaux.
C’est radical et pratique.
Les suiveurs sont les parasites d’un groupe où l’on veut penser et agir.
LEBAGAUD
l’anarchie N°51, jeudi 29 mars 1906.