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Le Guatemala, très encombrant allié d’Israël

posté le 01/01/18 Mots-clés  antifa  Peuples natifs 

La vieille amitié qui expliquerait la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël par le Guatemala cache une relation moins avouable : les armes fournies par Israël et les conseillers israéliens ont joué un rôle majeur dans les opérations antiguérilla des dictateurs guatémaltèques qui ont coûté la vie, dans les années 1980, à près de 200 000 membres des communautés autochtones.

Pourquoi le Guatemala a-t-il été le seul pays – à ce jour – à imiter les États-Unis en reconnaissant Jérusalem comme capitale d’Israël et en annonçant le prochain transfert de son ambassade de Tel-Aviv à la Ville sainte ? Selon le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, cette décision est intervenue à la suite d’une conversation avec son « ami », le nouveau président guatémaltèque, Jimmy Morales, ancien comique de télévision, élu chef de l’État en 2015 sur un programme d’extrême droite qui interdit l’avortement et défend la peine de mort.

Au cours de cet échange, le chef du gouvernement israélien aurait remercié son « ami » pour son vote favorable à Israël, le 21 décembre dernier, à l’Assemblée générale des Nations unies. Un vote sans surprise compte tenu des relations amicales nouées entre les deux pays depuis près de 70 ans. L’État d’Israël n’existait pas encore lorsque le Guatemala manifesta pour la première fois, en 1947, son soutien à ses créateurs. Leurs successeurs ne l’ont pas oublié.

Ambassadeur du Guatemala aux Nations unies, Jorge Garcia Granados appartenait alors à la commission ad hoc créée par l’ONU pour régler la question de la Palestine. Il y déploya un zèle remarqué, notamment auprès des délégations latino-américaines, en faveur du partage de la Palestine mandataire et de la création d’un État pour le peuple juif. Après l’adoption du plan de partage et la naissance d’Israël, il fut d’ailleurs, en 1954, le premier ambassadeur du Guatemala dans le nouvel État juif.

En rejoignant les neuf pays qui ont voté contre la résolution condamnant l’initiative de Washington sur Jérusalem, puis en annonçant la reconnaissance de Jérusalem comme capitale, Jimmy Morales a fait d’une pierre deux coups : il montrait qu’il restait fidèle à un engagement historique de son pays, et il adressait un témoignage de gratitude et d’allégeance à son modèle, Donald Trump, dont le gouvernement verse au Guatemala une aide annuelle de plusieurs dizaines de millions de dollars.

Mais il y avait peut-être aussi, derrière ce geste du président guatémaltèque à destination d’Israël, d’autres considérations, moins avouables mais tout aussi importantes, voire beaucoup plus concrètes pour les relations entre les deux pays. Car au-delà de cette contribution historique du Guatemala à la naissance d’Israël, ce qui lie étroitement les deux pays, c’est une collaboration militaire de plus de quatre décennies dont nul ne peut se vanter.

Entre 1964 et 1996, une guerre civile impitoyable a opposé les multiples régimes militaires, plus ou moins autoritaires, qui se sont succédé aux commandes du Guatemala, à une guérilla paysanne et aux communautés autochtones, essentiellement d’origine maya, qui la soutenaient.

Dans un premier temps, la CIA et les conseillers militaires issus de la sinistre École des Amériques, installée alors au Panamá, travaillaient main dans la main avec les militaires guatémaltèques et les dirigeants de la United Fruit Company pour combattre les guérilleros et liquider leurs soutiens au nom de la lutte contre l’expansion du communisme sur le continent.

Il leur arrivait aussi de fomenter ensemble des coups d’État pour écarter et remplacer les dirigeants qui prêtaient une oreille trop attentive aux revendications des paysans pauvres, ou allaient jusqu’à parler de réforme agraire. Les armes, les équipements militaires, la doctrine anti-insurrectionnelle, la formation, les conseillers : tout, en ce temps-là, était fourni par les États-Unis.

En 1971, cependant, après un voyage en Israël du chef d’état-major de l’armée guatémaltèque, Kjell Laugerud Garcia, qui est reçu par le ministre de la défense Moshe Dayan, un premier accord de coopération est conclu entre les deux pays. Et trois ans plus tard, Laugerud Garcia, devenu président, signe un premier contrat de livraison d’armes. Il comprend la fourniture d’avions de transport bimoteurs à décollage court Arava, utilisables comme appareils de lutte antiguérilla, de véhicules blindés, de pièces d’artillerie et d’armes individuelles, notamment des pistolets-mitrailleurs Uzi.

Ces livraisons, pas toujours discrètes, vont parfois jusqu’à inquiéter les voisins. Alarmés par les prétentions guatémaltèques sur le Belize, les services secrets britanniques font alors intercepter à la Barbade un avion argentin chargé de 26 tonnes d’armes israéliennes à destination du Guatemala.

C’est le début d’une coopération très active dans le domaine agricole et dans le domaine militaire. L’un n’excluant d’ailleurs pas l’autre puisque les plans de « réinstallation » des agriculteurs sont coordonnés avec la stratégie de planification rurale de l’armée. Le tout étant enseigné aux militaires guatémaltèques soit sur place, soit dans un centre spécialisé en Israël. L’idée maîtresse est de fournir de l’aide alimentaire et un abri aux paysans chassés de leurs terres par la guerre et rassemblés dans des « villages modèles », en échange de leur participation à des patrouilles armées ou de la fourniture de renseignements sur les mouvements des combattants.

200 000 personnes massacrées ou disparues...

En quelques années, Israël va détrôner les États-Unis et devenir le premier fournisseur d’armes et de conseils militaires du Guatemala. Deux événements distincts jouent un rôle majeur dans cette évolution. Aux États-Unis, Jimmy Carter, qui vient d’être élu, a décidé de suspendre l’aide militaire et financière fournie au Guatemala, accusé de violer les droits humains. Il faut donc trouver un nouveau pourvoyeur, moins regardant sur les questions humanitaires et légales.

En Israël, Menahem Begin, devenu premier ministre, a demandé à son ministre des affaires étrangères d’élargir le cercle des amis d’Israël, notamment parmi les pays du tiers-monde, et le fidèle Guatemala semble être un bon relais pour remplir cette mission en Amérique latine.

Au début des années 1980, plusieurs unités de l’armée guatémaltèque sont équipées de fusils d’assaut israéliens Galil, leurs soldats portent des tenues de combat israéliennes, de nouveaux véhicules blindés ont été livrés. Et surtout, des conseillers militaires israéliens – au nombre d’au moins 300 selon le New York Times – encadrent l’armée locale, la forment et définissent la stratégie de lutte contre la guérilla et ceux qui la soutiennent.

Au même moment, grâce à un programme de bourses mis en place depuis 1976, des officiers guatémaltèques étudient en Israël le fonctionnement des coopératives agricoles et les techniques de contrôle des populations.

S’il est difficile pour les gouvernements israéliens successifs de nier la fourniture des armes et équipements militaires, visibles à l’œil nu sur le terrain, l’envoi d’experts n’a jamais été explicitement admis, sauf pour assurer la formation à l’usage de nouveaux équipements. Le plus souvent, au Guatemala comme ailleurs, ce sont des entreprises privées, employant des soldats et des officiers issus des forces spéciales ou d’autres unités d’élite, qui concluent des contrats avec les gouvernements clients. Ce qui permet au gouvernement israélien de se tenir – au moins juridiquement – à distance de leurs activités et de leurs éventuelles responsabilités dans des actes répréhensibles.

Les témoignages recueillis par Amnesty International et Human Rights Watch, les documents obtenus et analysés par le Programme d’étude des génocides de l’université Yale et le musée de l’Holocauste de Houston indiquent que les années 1980 à 1986, lorsque les conseillers israéliens étaient présents en nombre, ont été parmi les pires de cette guerre civile.

Selon ces sources et le rapport de la Commission de clarification historique (CEH) publié trois ans après la signature des accords de paix de 1996, 93 % des victimes des combats étaient des civils, pour l’essentiel membres des communautés autochtones. Près de 200 000 personnes, au cours de cette période, ont été massacrées, enlevées ou jetées à la mer depuis des hélicoptères, ou ont disparu.

Environ 1,5 million de civils ont été déplacés pour fuir la violence et au moins 150 000 se sont enfuis au Mexique voisin. Toujours pendant la même période, 626 villages ont été rasés et incendiés, leurs récoltes et leurs semences détruites, leurs réserves d’eau souillées, leur bétail abattu par les militaires, les miliciens ou les membres des escadrons de la mort.

Conçue et mise en œuvre au début des années 1980 par les militaires guatémaltèques et leurs conseillers, “l’opération Sofia”, lancée en 1982, avait pour but d’annihiler la guérilla en liquidant la population civile au sein de laquelle elle se cachait. Ce programme visait plus spécialement les communautés d’origine maya accusées de fournir aux combattants aide et soutien. Le plus souvent, ces opérations étaient confiées aux “Kaibiles”, des unités spéciales de l’armée connues pour leur sauvagerie.

En matière de sauvagerie, le pire des trois dictateurs qui se sont succédé entre 1978 et 1986 a été, de l’avis des témoins et des enquêteurs qui se sont intéressés à cette période, Efraín Ríos Montt. Arrivé au pouvoir en mars 1982, au terme d’un putsch militaire, il avait confié à un journaliste de la chaîne américaine ABC qu’il avait pu réaliser un coup d’État sans bavures grâce au professionnalisme de ses soldats entraînés par des conseillers israéliens.

Ce « professionnalisme » avait une autre face. Selon les chercheurs de l’université Yale, c’est pendant les 17 mois de pouvoir de Ríos Montt, assisté par ses conseillers israéliens, que plus de 40 % des crimes de ces années noires ont été commis.

Aujourd’hui âgé de 91 ans, Ríos Montt est le seul des dictateurs de la sinistre période 1970-1986 encore vivant. Et en dehors d’une poignée de militaires de second rang dont certains ont été jugés et condamnés, il est l’unique chef de l’État et des armées, donc responsable suprême des violences imputées aux forces de l’ordre, encore en mesure de répondre de ses crimes.

Alors que dès 1999 le rapport de la CEH a fourni à la justice des témoignages assez nombreux, précis et concordants pour établir que plusieurs groupes ethniques indiens avaient été victimes de stratégies d’extermination gouvernementales assimilables dans certains cas à des actes de génocide, pendant la présidence Ríos Montt, la défense du général, forte de 36 avocats, s’efforce d’empêcher la déclassification des archives militaires, invoquant des “secrets d’État” qui porteraient atteinte à la sécurité nationale et – curieusement – à la vie privée du général.

La plainte de Rigoberta Menchú

Il faudra attendre dix ans et le rejet d’une multitude de recours des avocats du dictateur, pour qu’un ministre de la défense, Abraham Valenzuela, accepte de livrer au Centre d’action légale pour les droits humains (CALDH) puis aux magistrats deux des quatre plans militaires mis en œuvre par l’armée dans les années 1980.

Le plan “Firmeza 83” et le plan “Victoria 82” ont été remis au juge chargé d’enquêter sur le crime de génocide. Mais le ministre a déclaré qu’il n’avait pu retrouver le plan “Operativo Sofia” mis en œuvre par Ríos Montt en juillet 1982, et le plan “Asuntos civiles de Operation Ixil”, de 1982 également.

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Deux instructions distinctes sont alors ouvertes contre l’ancien dictateur. La première par des magistrats guatémaltèques, courageux et indépendants, qui doivent se battre contre la stratégie de procrastination de leur propre gouvernement. L’autre par le juge espagnol Santiago Peréz, à la suite de la plainte déposée en 1999 par la prix Nobel de la paix guatémaltèque Rigoberta Menchú, figure de proue de la lutte pour les droits des peuples autochtones.
En juillet 2006, le juge espagnol, qui entend poursuivre Ríos Montt pour « génocide, terrorisme et torture », délivre un mandat d’arrêt international contre l’ancien chef d’État qui, loin de tenter de se faire oublier, veut faire son retour sur la scène politique. La demande d’extradition est rejetée par la Cour constitutionnelle du Guatemala en 2007.

Quant au procès ouvert devant la justice guatémaltèque, il tourne court. Accusé de “génocide et crimes contre l’humanité”, le dictateur ne reconnaît rien et nie. En mai 2013, il est condamné à cinquante années de prison ferme pour génocide et trente années pour crimes contre l’humanité. Son ancien chef des services de renseignement, José Mauricio Rodríguez Sánchez, qui comparaissait avec lui est acquitté. Ríos Montt qui dénonce « un show international » ne passera qu’une nuit en prison avant d’être transféré dans un hôpital militaire. Dix jours après le verdict, la Cour constitutionnelle, saisie par la défense, casse le jugement.

Où en est-on aujourd’hui ? Un rapport de 56 pages, rendu public le mois dernier par Human Rights Watch – « Running out the clock, how Guatemala courts could doom the fight against impunity » –, dresse un constat accablant de la stratégie déployée par les régimes guatémaltèques successifs, y compris celui de Jimmy Morales, pour intimider les témoins et les défenseurs des droits humains, faire obstacle à la manifestation de la vérité et au jugement des responsables.

« La bataille contre l’impunité au Guatemala a atteint un seuil critique, écrit Daniel Wilkinson, directeur du secteur Amériques à HRW. Après avoir survécu aux efforts désespérés du président du congrès pour saboter son travail, la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG), soutenue par l’ONU, qui enquête sur la corruption et les abus de pouvoir doit maintenant affronter une branche judiciaire dont les défaillances pourraient empêcher les affaires les plus importantes d’être un jour soumises à un tribunal. »

Adossé à une Cour constitutionnelle et à une Cour suprême qui font tout, selon HRW, pour protéger l’impunité du pouvoir, présent et passé, le président Morales – « l’ami » de Netanyahou – est allé, en août dernier, jusqu’à ordonner l’expulsion du juriste colombien Iván Velásquez qui dirige la CICIG. Son crime : il avait demandé la levée de l’immunité du président pour enquêter sur des soupçons d’irrégularités dans sa campagne de 2015.

« La loi guatémaltèque prévoit une multitude de recours et de protections au bénéfice des accusés, constate le rapport. Ces droits doivent être maintenus et préservés. Mais ce système de protections a été manipulé et perverti pour protéger les puissants et pour empêcher les victimes d’obtenir justice. »

Selon le document de HRW, c’est de ce bouclier procédural détourné et de lenteurs administratives délibérées que bénéficie aujourd’hui le général Ríos Montt, poursuivi pour génocide, qui risque fort de finir sa vie libre, sans avoir eu à rendre de comptes à ses victimes et à leurs proches.

Les dirigeants israéliens qui proclament en toute occasion que leur pays est la seule démocratie du Proche-Orient – ce que leurs concitoyens de la minorité arabe et leurs voisins palestiniens contestent – ont trouvé dans le régime guatémaltèque, défenseur acharné de l’impunité des crimes de ses dirigeants, un piètre allié pour promouvoir le rayonnement de Jérusalem.


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