Si « Retours sur une saison à Gaza », le livre de Vivian Petit, est assurément un témoignage en faveur d’un peuple opprimé, pour autant il ne cache aucun aspect et nous présente un visage composite et authentique d’une société solidaire quoique mise à mal. C’est pourquoi ce livre constitue une véritable introduction, une fenêtre avec mémoire sur la situation de et à Gaza.
« Je n’ai qu’une vague idée de ce que pourrait signifier « devenir soi-même ».
Je considère aussi que les choix auxquels on se livre pour décrire sa trajectoire […]
sont souvent plus significatifs que les événements eux-mêmes. » 1
Fait colonial 2 criant, Israël n’aura su se départir des violents ressorts de sa création. Il en est toujours à se débattre avec lui-même. Considérant les indéfectibles soutiens impérialistes à Israël – soutien déterminant des États-Unis, développement grandissant des échanges économiques avec l’Europe, on pourrait dire que, d’une certaine façon, en dépit d’une politique toujours plus vindicative et objectivement indéfendable des gouvernements israéliens, la croisade se poursuit contre les Palestiniens, que certains aimeraient d’ailleurs montrer sous le seul visage musulman, pour ne pas dire islamiste (le Hamas en alibi utile d’une répression sans scrupules). Le sort des Palestiniens, s’il fait assez facilement la une de la presse, n’intéresse pas pour autant nos gouvernements au point qu’ils agissent en leur sens (et quand ils agissent, au-delà des proclamations, c’est généralement contre eux). Encore moins ceux de là-bas que ceux d’ici, le sort des « citoyens » de base ne concernent pas les banquiers ou militaires aux commandes effectives de nos « démocraties ».
C’est dans ce contexte, ci-dessus décrit au pas de course, tel que je le perçois, que des militants de divers pays tentent d’apporter une aide concrète sur le terrain, ainsi Vivian Petit, qui relate son expérience à Gaza dans un livre à la fois personnel et éclairant sur la situation au quotidien des deux millions d’habitants de cette prison à ciel ouvert, cible continuelle de la pression militaire israélienne.
Sensible à la cause des Palestiniens, ayant déjà effectué quelques années auparavant un court séjour à Jérusalem et en Cisjordanie, Vivian Petit est diplômé ès Lettres modernes ; en 2013, non sans les difficultés d’usage, il arrive comme chargé de cours pour un semestre à l’université Al-Aqsa. Aux étudiants il fait lire Baudelaire, Maupassant, Léo Ferré ou Jean Genet. Les conversations en classe tournent souvent autour de l’occupation militaire et du blocus, du manque de perspectives ou, plus crûment encore, de la disparition d’un proche mort en martyr ou emprisonné.
« Après une heure d’exposé sur la situation à Jérusalem dans la première partie du XXe siècle, la discussion se trouve en effet vite déviée par les étudiants sur la mauvaise qualité de l’eau à Gaza, très salée en raison de la position géographique, mais aussi à cause du pompage exercé par l’occupant dans le reste de la Palestine, notamment dans les puits autour de la bande de Gaza. C’est donc l’eau de mer qui, dans les robinets, remplace l’eau volée par Israël, dont on ne peut s’empêcher de penser qu’elle sert parfois à remplir les piscines ou nettoyer les tanks. À Gaza, des cancers et des dysenteries sont développées par ceux qui n’ont pas les moyens de s’acheter l’eau désalinisée vendue par des camions citernes qui annoncent leur arrivée quotidienne au son de la Lettre à Élise. Aussi, lorsqu’il pleut en Cisjordanie, l’eau venue des collines irrigue Gaza depuis que l’occupant israélien a détourné le trajet de l’eau à Hébron, afin de déverser les eaux usées sur Gaza. Gaza est souvent inondée, puisque Gaza est plate. Il se dit que « Va boire la mer à Gaza » était l’une des expressions favorites de Yasser Arafat pour envoyer promener ses collaborateurs. » 3
Après nous avoir donné quelques éléments éclairants parfois peu connus sur l’histoire récente de cette bande côtière de 40 kilomètres sur six (douze au maximum), Vivian Petit nous rapporte les conversations toujours instructives qu’il peut avoir avec les étudiants, mais aussi avec les jeunes qui l’abordent au café ou avec diverses personnalités enclines à un échange. Panel d’opinions variées, mais surtout accumulation de détails qui s’ajoutent les uns aux autres et font bientôt un ensemble, donnant une idée en relief de ce qu’est Gaza. Soit une survie rendue presque impossible dans ces moindres détails par la situation d’occupation oppressive : les files d’attente, le rationnement de l’électricité, les drones ou les chasseurs israéliens survolant la ville, la menace incessante, les immeubles coupés en deux par une bombe, ou simplement en ruines, et jamais reconstruits.
« Si, face au cycle Destruction/Reconstruction/Destruction, je me disais, en 2013, qu’il n’était pas possible d’imaginer Sisyphe heureux, j’observe aujourd’hui qu’il n’y a même plus de cycle, puisque ce n’est pas la reconstruction qui succède à la destruction, mais l’attente des financements et celle de la levée de l’embargo israélien sur le ciment. » 4
Vivian Petit rapporte les opinions entendues dans toutes leurs diversités, qui peuvent, dans certains cas, relever du négationnisme, plus couramment de l’imagerie patriote, religieuse ou jihadiste (le terme jihad 5 étant le plus souvent mal compris chez nous comme chez les « fous de dieu » et associé à tort à la violence, au crime) traîne bien sûr ici et là, comme en écho à l’humiliation subie au quotidien, aux crimes commis par les soldats israéliens, aux pressions diverses, aux bombardements répétés. Globalement, c’est une population perdue, qui ne croit plus en rien d’autre qu’au jour le jour et à l’indispensable solidarité interne, qui seule permet de tenir. Le sentiment d’abandon l’emporte, l’absence de confiance dans les diverses instances politiques. Ainsi « pour beaucoup de Palestiniens, la Palestine est plus représentée dans les chansons de Mohamed Assaf, vainqueur gazaoui du programme de télé-réalité Arab Idol, ou via sa sélection nationale de football, que par les discours de Mahmoud Abbas à la tribune de l’ONU. » 6
Comme le note très justement son préfacier, le politiste Julien Salingue, « le livre de Vivian opère des allers-retours entre la France et Gaza, entre l’individuel et le collectif, entre la petite et la grande histoire ». On y apprend en même temps que lui un certain nombre de choses, aussi bien sur l’histoire de Gaza que sur le quotidien des habitants vivant sous la menace permanente. Si Retours sur une saison à Gaza est assurément un témoignage en faveur d’un peuple opprimé, pour autant il ne cache aucun aspect et nous présente un visage composite et authentique d’une société solidaire quoique mise à mal. C’est pourquoi ce livre constitue une véritable introduction, une fenêtre avec mémoire sur la situation de Gaza. En outre, remarque Julien Salingue, ce livre est « par son existence même, et a fortiori par son contenu, un instrument de rupture du blocus de Gaza ; en donnant à voir ce qu’Israël ne veut pas que le monde voie […], en convainquant que Gaza a besoin de notre soutien, et que ce soutien n’a pas à avoir honte de s’exprimer, bien au contraire ».
De manière avisée, Vivian Petit n’hésite pas à se faire l’écho des mouvements de solidarité en Europe. Les associations non gouvernementales qui soutiennent les Palestiniens sont connues, par exemple Association France Palestine Solidarité (AFPS) ou encore International Solidarity Movment (ISM) qu’il nous présente ainsi :
« L’ISM occupe une place particulière dans la galaxie des mouvements internationaux qui opèrent ne Palestine, ce pour avoir en partie résisté à deux tendances de fond qui ont modifié en profondeur les mouvements de solidarité. D’une part, contrairement à ce qu’ont entendu nombre de militants qui se sont rendus en Palestine ces dix dernières années, les activistes de l’ISM ne sont pas appelés à seulement observer la situation pour en rendre compte plus tard dans leurs pays respectifs, mais aussi à agir. En raison de cela, les membres de l’ISM sont fréquemment insultés dans les médias israéliens parce qu’ils s’interposent face aux soldats dans des manifestations en Cisjordanie et arrivent parfois à éviter l’arrestation de manifestants ou émeutiers palestiniens. D’autre part, à l’inverse de nombreuses ONG qui se sont donné pour but d’accompagner le « processus de paix », l’ISM s’est développé contre la normalisation de l’occupation et de la colonisation, et en soutien à la résistance. » 7
Il y a aussi le Boycott National Committee et la campagne BDS (Boycott – Desinvestissement – Sanctions), et il s’agit avec eux de montrer du doigt Israël et ses alliés. Faire pression sur les entreprises qui travaillent avec Israël, ou dénoncer les violences policières ici et là, avec les mêmes armes, les mêmes méthodes (la Palestine comme champ d’expérimentation du contrôle des populations, c’est une évidence pour les marchands d’armes et de ce type de « savoir-faire ». Là-bas, les militaires israéliens tirent à balles réelles, en Europe les policiers se préparent à faire de même). « Les militants de la campagne BDS n’agissent pas tous au nom d’un principe abstrait de solidarité, mais aussi, "par exemple, parce que ce sont des drones israéliens qui surveillent actuellement nos banlieues. " » 8
Vivian Petit souligne également la présence de la cause palestinienne dans d’autres combats. En Italie, dans la vallée de Susa notamment, la lutte contre les constructions en lien avec la future ligne à grande vitesse, un véritable peuple NO TAV s’est constitué, s’opposant à l’État. Et, comme remarqué par le collectif Mauvaise Troupe, que cite Vivian Petit, il existe là-bas « une proximité […] envers ces peuples sans État – pour certains d’entre eux, contre l’État – que sont les Kurdes, Les Basques, les Palestiniens ou les peuples amérindiens. » 9
Le livre de Vivian Petit nous fait sentir les liens qui devraient nous apparaître à tous entre les forces qui cherchent à nous contraindre chaque jour davantage et celles qui opèrent à Gaza depuis trop longtemps avec – fût-elle réputée « moderne » – la plus sauvage brutalité, positivement criminelles. Les combats comme les solidarités pourraient aller de soi, « nous sommes aux prises avec le même pouvoir logistique et les mêmes forces économiques, il ne doit pas y avoir de séparation théorique entre une lutte de solidarité avec la Palestine et la participation à un mouvement de révolte en France. »
Notes :
1) Vivian Petit, Retours sur une saison à Gaza, éd. Scribest, 2017, p. 25.
2) On peut se reporter au n° de la revue Les Temps modernes (1967) consacré au conflit israélo-arabe, et plus spécialement au fameux article de l’intellectuel orientaliste Maxime Rodinson, « Israël, fait colonial ? », repris dans Peuple juif, problème juif ?, éditions La Découverte, 1997.
3) Vivian Petit, Retours sur une saison à Gaza, éd. Scribest, 2017, p. 65-66.
4) Ibid., p. 89.
5) « En arabe, l’étymologie de jihad indique l’effort dirigé vers un objectif déterminé. De là dérivent plusieurs acceptions : s’atteler résolument à une tâche ; résister opiniâtrement à l’adversité ; ou simplement lutter pour survivre, éventuellement en combattant un adversaire. » Muhammad Saïd al-Ashmawy, L’islamisme contre l’islam, trad. Richard Jacquemond, éd. La Découverte/éd. Al-Fikr, 1989.
6) Ibid., p. 98.
7) Ibid., p. 68.
8) Ibid., p. 117. La citation est de Pierre Stambul, auteur avec Sarah Katz de Chroniques de Gaza, éd. Acratie, 2016.
9) Ibid., p. 114. Voir aussi : La Mauvaise Troupe, Contrées, éd. de l’Éclat, 2016. - 15 €