Le mois de novembre 2018 a vu le développement et l’essor spectaculaire du mouvement des gilets jaunes. Ce mouvement a été lancé à l’origine sur les réseaux sociaux pour dénoncer la hausse des taxes sur le carburant, avant de développer des revendications plus larges [1]. Il s’est traduit par différentes actions de blocages, de péages gratuits, de manifestations à partir du 17 novembre, et plus particulièrement lors des trois journées de mobilisations (17 et 24 novembre, et 1er décembre).
Ce mouvement singulier a été suivi très attentivement et avec une certaine curiosité par les médias, et en particulier par les éditorialistes. Le traitement médiatique du mouvement des gilets jaunes a rompu, à certains égards, avec l’habituelle hostilité médiatique vis-à-vis des mouvements sociaux. Certains éditocrates ont d’ailleurs témoigné leur sympathie à l’égard d’un mouvement auquel ils prêtaient leurs propres obsessions (notamment antifiscales).
Mais il suffit d’examiner de plus près leurs propos pour apercevoir, à travers cette sympathie de façade, la condescendance et le mépris (qui sont allés croissants avec l’ampleur du mouvement) à l’égard du mouvement des gilets jaunes.
C’est l’histoire d’un enthousiasme trop vite déçu. La veille de la journée nationale de mobilisation, Eric Brunet expliquait, à l’antenne de RMC, pourquoi « il porterait un gilet jaune » le 17 novembre. Il joint le geste à la parole, dans une vidéo publiée le même jour sur le site de la radio :
« Ce gilet jaune qui est moche, qui est laid, qui ne va avec rien, portez-le ! Pourquoi ? Parce que la France est le pays le plus taxé au monde ! » lance l’éditorialiste avec enthousiasme. Il fustige dans une longue tirade « tous les prélèvements, toutes les cotisations », puis s’émerveille : « C’est pour moi une occasion inouïe – unique même dans ma vie car je n’avais jamais connu de révolte fiscale – de protester contre cela ».
Mais Eric Brunet va vite déchanter. Les 2 et 3 décembre, il publie deux tweets empreints de déception. Car le mouvement des gilets jaunes échappe largement à la caricature de mouvement antifiscal que l’éditorialiste libéral avait voulu y voir, tant dans ses revendications…
… que dans ses modes d’action :
Malheureusement pour Eric Brunet, contredit jusque dans ses propres « sondages » (cf le tweet ci-dessus), il semble que « l’occasion inouïe » ne soit pas à la hauteur de ses espérances…
Autre opération d’accaparement médiatique du mouvement des gilets jaunes – sans davantage de succès : celle de Cyril Hanouna, trois jours après la première manifestation du 17 novembre. Sur le plateau de « Touche pas à mon poste », il propose de se faire le « porte-parole » du mouvement face aux quatre gilets jaunes invités dans son émission.
Le registre se fait volontiers paternaliste, comme le rapporte un article de Daniel Schneidermann : les gilets jaunes se « sentent mal », ils sont dans un « mal-être », donc « ça crée des tensions ». Le présentateur télé aimerait quant à lui « faire avancer les choses dans le calme » et « que tout le monde se sente bien dans cette société ». Il tient à le faire savoir aux personnes mobilisées : « sur les chaînes du groupe Canal +, on est avec vous. »
On comprend cependant rapidement qu’il s’agit moins de porter la parole du mouvement… que de tempérer ses revendications et ses actions. En témoigne ce florilège de ses interventions [2] :
« Est-ce que vous ne pensez pas que les débordements, ça pollue un peu le débat, et ça fait que les choses avancent moins bien au niveau du gouvernement ? »
« Je suis persuadé que le gouvernement ne demande qu’à discuter avec vous. »
« J’ai des infos. Je sais que le gouvernement travaille dans votre sens. »
Et lorsque les gilets jaunes affichent leur détermination ou leur volonté d’obtenir la destitution de Macron, l’animateur tempère :
« C’est pas bon, de parler comme ça. »
« Alors là, Maxime, je vous aime beaucoup, mais non. C’est un truc qui va décrédibiliser le mouvement. »
Quelques jours plus tard, le 22 novembre, Cyril Hanouna invite à nouveau deux gilets jaunes sur son plateau. Ayant essuyé diverses critiques (y compris du gouvernement), il corrige le tir : il ne veut pas se faire un « porte-parole », mais un « médiateur » – un « relais entre les gilets jaunes et le gouvernement » pour que « tout se passe bien ». Une responsabilité qui lui incomberait en tant qu’animateur d’émission populaire : « les gens qui nous regardent me disent dans la rue : "Cyril, notre dernier loisir, c’est la télé", parce qu’ils n’ont plus rien » rapporte Hanouna.
Les gilets jaunes n’auraient-ils d’autres distractions que la télévision ? C’est précisément le propos de Christophe Barbier, toujours en pointe en matière de sociologie de comptoir, sur le plateau de « C dans l’air » sur France 5 : « Beaucoup de gilets jaunes sont des gens qui regardent la télé » explique ainsi l’éditocrate, « parce qu’ils n’ont pas beaucoup d’autres distractions dans la vie ». C’est pourquoi il propose, pour mettre fin au conflit... de « supprimer la redevance télé » (30/11/18).
Dans le registre du paternalisme et du mépris, Franz-Olivier Giesbert n’est évidemment pas en reste. « Ces gens-là, on a envie de leur tendre la main, de leur parler » s’émeut l’éditocrate au micro de BFM-TV. « Ils ne vivent pas comme nous [3] ». Ce samedi 17 novembre, Giesbert est interrogé sur la bienveillance supposée des médias à l’égard des gilets jaunes. « Dans la presse, on est toujours bienveillant avec les mouvements sociaux » répond tranquillement l’éditorialiste. Le même qui avait écrit, en 2016, que la France était soumise à deux menaces, « Daech et la CGT » [4].
Et Giesbert d’ajouter, sans rire : « Souvenez-vous de l’attaque de Necker par des sbires de la CGT, on ne peut pas dire que ça ait fait les gros titres. » Décidément, Franz-Olivier Giesbert a la mémoire courte : à l’époque, les images des façades endommagées lors d’affrontements avec les forces de l’ordre avaient tourné en boucle dans les grands médias [5].
L’éditocrate fait en réalité, à l’égard des gilets jaunes, moins preuve de bienveillance… que de condescendance. « Ce mouvement est gentil », s’attendrit Giesbert, « ce sont des gens qui veulent juste qu’on leur parle, qu’on leur explique. » Pour lui, la mobilisation des gilets jaunes se résumerait à un malentendu causé par un problème de communication et de pédagogie : « Les gens du gouvernement s’y prennent très mal […] Sur le plan de la communication, c’est très mal foutu ». Et l’éditocrate de distiller ses conseils de savant pédagogue : « Dans un cas comme ça, on neutralise en écoutant, en étant gentil, en faisant preuve d’un peu d’humilité ». Ou comment neutraliser une mobilisation en toute bienveillance...
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Dans les premiers temps de la mobilisation des gilets jaunes, certains éditorialistes, à l’instar d’Eric Brunet et de Cyril Hanouna, se sont vus en hérauts du mouvement ; avant de rapidement déchanter. Tous ou presque ont exprimé une forme de paternalisme condescendant à l’égard de ce qui était perçu comme une « jacquerie fiscale ». Mais avec l’inscription dans le temps de la mobilisation, et la publication de revendications sociales fortes, le ton des éditocrates va rapidement évoluer – qu’il s’agisse de contester d’éventuelles avancées sociales ou de dénoncer les violences... Nous y reviendrons dans nos prochains articles.
Notes
[1] Une liste de 42 revendications a été transmise aux médias et aux députés.
[2] Interventions rapportées dans l’article cité précédemment.
[3] Les citations de Franz-Olivier Giesbert sont tirées de l’article de Samuel Gontier sur le site de Télérama.
[4] Voir à ce sujet notre précédent article.
[5] On peut lire à ce propos cet article d’Arrêt sur images.