« Tu es dans une autre dimension. Tu entends des cris. “Fils de pute ! Allahou akbar !” Puis plus rien, tu ne sais pas s’ils sont partis. Faire le mort, c’est spécial. Tu fais vraiment le mort. » Il ne tient pas à en parler. Il en parle si on le lui demande. Comme Philippe Lançon – dont Le Lambeau (Gallimard) raconte le lent retour à la vie –, Fabrice Nicolino est un survivant de la tuerie de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. « Une pièce pas plus grande qu’ici, on était pareillement les uns sur les autres », explique-t-il, rétrécissant avec des gestes précis les limites de la salle du café où une foule bruyante trinque à tout-va.
« C’était une engueulade homérique. Tignous défendait qu’on n’en avait pas fait assez sur les banlieues. C’est là qu’on entend des coups de feu. Puis je vois la silhouette dans le chambranle de la porte, le flic sortir son flingue, et se faire buter. Tout ça se passe à une vitesse fulgurante. Les gens se lèvent de stupéfaction. Moi peut-être à cause du premier attentat auquel j’ai échappé en 1985, je saute derrière… »
Des 67 balles de pistolets-mitrailleurs que les assassins tireront, il en prendra une dans l’abdomen, et une dans chaque jambe. La gauche est la plus touchée. C’est déjà là qu’il avait été blessé, au pied, par l’explosion d’une bombe au cinéma Rivoli-Beaubourg trente ans plus tôt. Cette fois le péroné a disparu, et les nerfs ont fait de la bouillie. « Le pire, ce sont les douleurs neuropathiques contre lesquelles les opiacées ou la morphine ne font rien. »
« Quand j’étais enfant, on achetait “à croum” – à crédit – en attendant les allocs »
Le Baron Rouge, dans le 12e arrondissement. Un repaire de gauchistes bavards et partageux. Un vieux à notre table demande à son amie : « C’est quoi déjà la chanson où il ne faut pas mourir pour des idées ? Brassens, non ? » Fabrice Nicolino venait ici quand il habitait le quartier. Aujourd’hui, il a quitté Paris. Il ne dit pas pour où.
Sans être parano, il faut rester prudent. Et c’est comme ça qu’il débarque de la nuit avec sa béquille et sa grosse valise, commandant illico une bouteille : « Côtes-du-rhône 2016. La tulette. 12°8. » Bio, forcément pour cet écolo de la première heure qui a repris la plume à peine sorti de réanimation.
Le 15 janvier 2015, une semaine après l’attentat, il écrivait sur son blog : « Depuis que je suis hospitalisé, et dès que j’ai pu m’adresser à mes soignants, je me suis mis à parler. Ceux qui me connaissent savent qu’il s’agit chez moi d’une maladie chronique. »
etc