À la même époque que Brecht, une auteur inconnue écrivait une saga du Lumpen en de tout autres termes que son contemporain. Evguenia Iaroslavskaïa-Markon est sortie de l’oubli grâce à l’historienne Antonina Sotchina, un bel oubli bien cadenassé puisqu’elle fut fusillée en 1931 aux îles Solovski, goulag soviétique, à l’âge de 29 ans. Parmi ses diverses qualités, cette femme était anarchiste, mieux, individualiste stirnérienne, et comme tant de révolutionnaires russes de nous connus, elle était issue d’une lignée distinguée lettrée, et juive de Petrograd. Elle fut aussi, nous conte son présentateur l’écrivain français Olivier Rolin, « voleuse » ! Son compagnon et mari, non moins anarchiste qu’elle, était aussi poète. Alexandre Iaroslavski fut fusillé six mois avant elle [1]. En février 1917, Evguenia Markon a quinze ans. Elle prend fait et cause pour les prisonniers de droit commun et participe à leur libération de la prison de Petrograd. Elle est lycéenne. Elle critique tôt le bolchevisme qu’elle juge « des bourreaux », et qualifie l’insurrection de Kronstadt, en 1921, « de vraie révolution, et non pas une révolution bolchevique abrutie par le pouvoir », pouvoir soviétique qu’elle condamne comme « contre-révolutionnaire ». Et c’est alors qu’elle définit qui sont les hommes de la révolution.
« C’est la classe qui ne pourra jamais détenir le pouvoir, cette classe est le Lumpenproletariat [...] qui participe réellement à toutes les révoltes et révolutions et qui se trouve écarté dès que le mouvement qu’il soutient triomphe [...] Le monde du crime fournit les cadres essentiels pour les hommes de la révolution, avec des éléments de la bohème littéraire. »
En 1922, elle a vingt ans et rencontre Alexandre Iaroslavski, anarchiste biocosmiste. Ils œuvrent ensemble, par l’écrit et par des conférences, notamment antireligieuses. En 1925, âgée de vingt-trois ans, ses pieds sont fauchés par un train, elle est amputée, « détail » qu’elle jugea secondaire dans son autobiographie et qui n’entrava nullement sa détermination. Lors d’un séjour en Allemagne, elle rédige des articles dans la presse de l’émigration russe sur le thème des va-nu-pieds et de la pègre. Puis le couple séjourne deux mois à Paris, où ils retrouvent Alexandre Berkman et Voline, qu’elle qualifie de théoricien du makhnovisme. Son itinéraire intellectuel et politique est explicitement anarchiste, il ne s’agit aucunement d’une exaltée isolée qui délirerait sympathiquement. Evguenia Markon resta cohérente toute sa courte vie sur ses sujets de prédilection. À Paris, elle s’intéresse aux clochards, elle estime les « Apaches » et envisage de rencontrer Makhno pour comploter ensemble, « un jeu amusant en Ukraine, un jeu acharné, un jeu de gauche véritablement révolutionnaire et révolutionnaire à la manière des hors-la-loi ». Mais Iaroslavski décide de rentrer en URSS, au risque d’y être fusillé, ce qu’il choisit, et ce qui ne manque pas de se produire. Dès lors, Evguenia « rallie le monde de la racaille » pour apprendre le métier de voleuse. Elle dort à la rue et
« rêve d’organiser un comité politique des malfrats, en dehors de tout parti, réunissant tous les éléments antisoviétiques ou simplement hors-la-loi qui se donnerait pour but de libérer les lieux de réclusion, tout d’abord les condamnés à mort, puis de manière générale les prisonniers les plus importants, aussi bien politiques que de droit commun [...] Mendiants, petits voleurs, prostituées sans domicile, c’est là que j’ai trouvé ma famille au sens plein du terme [2]. »
En attendant que les écrits de cette anarchiste russe soient rassemblés et traduits, et sa biographie complétée sans condescendance, nous disposons de ces fragments politiques sans ambiguïté. Ils offrent l’intérêt en outre de résulter de l’élaboration sur le vif de sa pensée antisoviétique, au cœur même de la révolution. De sa pratique, Evguenia Iaroslavskaïa-Markon a formulé sa pensée, et sa pensée a conduit sa pratique.
Claire Auzias
Extrait de TRIMARDS - « Pègre » et mauvais garçons de Mai 68
ACL, 2017, pp. 300-301.
1. Evguenia Iaroslavskaïa-Markon, Révoltée, récit, Paris Seuil, coll. fictions, 2017.
2. Toutes les citations proviennent de l’autobiographie d’E. Iaroslavskaïa-Markon, Révoltée, op. cit.