Selon "Plan International", plus de 8 000 filles et femmes sont victimes d’esclavage domestique au Népal. Une traite à grande échelle qui se poursuit dans l’impunité la plus totale, malgré l’engagement de plusieurs ONG.
Près de 99 % des personnes exploitées sexuellement à des fins commerciales dans le monde sont des femmes. Si celles-ci représentent une proie aisée pour des trafiquants en quête d’argent facile, la situation au Népal est encore plus préoccupante. Comme le rapporte l’ONG Plan International, au moins 8 000 filles népalaises sont chaque année victimes d’une véritable traite.
Une servitude pour rembourser des dettes
Car le trafic bénéficie grandement du contexte local : une extrême pauvreté corrélée à des dirigeants qui ont longtemps fermé les yeux sur le phénomène, et une communauté principalement religieuse encore très conservatrice sur les rapports sexuels, forcés ou non. Julien Bauhaire, représentant de l’ONG, connaît bien les engrenages de ce véritable système d’esclavage moderne. Contacté par Les Inrocks, il décrypte ce phénomène. "Tout d’abord, il faut noter que l’esclavage des filles est différent de celui des femmes. Avec Plan International, nous nous occupons avant tout des enfants. En ce qui les concerne, il s’agit d’un système culturel installé au Népal."
Un phénomène très ancien qui porte un nom : "Kamaiya". Instauré au XVIIe siècle, il est cloisonné à la communauté des Tharus, un peuple népalais, qui fait travailler les jeunes filles, appelées "kamalari", comme domestiques. "Une servitude qui permet de rembourser des dettes, même minimes. Par exemple pour une boîte de paracétamol, soit l’équivalent d’une vingtaine de dollars par an. C’est un cercle vicieux qui s’est transmis de génération en génération. Il y a une forme de fatalité dans ce système", poursuit Julien Beauhaire.
Lutter contre les traditions
Ainsi, une jeune fille peut être vendue dès ses trois ans à une députée népalaise, par exemple. Un système illégal, mais totalement généralisé. "C’est un peu le même principe que les mariages précoces et/ou forcés : une pratique néfaste traditionnelle, ni religieuse, ni raciste. La dette s’étend théoriquement sur un an, mais il n’est pas rare que la durée soit plus longue. Pour les filles exploitées, cela engendre une privation d’éducation et des abus d’ordre physique", précise le représentant de l’ONG. Cette pratique a été rendue illégale en 2000. Elle concernait alors entre 10 000 et 12 000 jeunes filles. Les dettes ont pu être effacées deux ans après, grâce à un système de récompense pour les familles qui ont arrêté d’avoir recours illégalement à des jeunes filles (micro-crédit, frais scolaires, etc...).
Mais les traditions sont tenaces, et la loi est particulièrement compliquée à appliquer : au moins 8 000 "kamalari" seraient encore concernées au Népal. "Certaines d’entre elles ne se rendent pas compte de leur précarité, et - par peur d’aggraver la situation - protègent souvent leurs maîtres", analyse Julien Beauhaire. Or, une fois forcée de quitter leur domicile, les jeunes filles sont forcées à travailler, à devenir domestique, à se marier, ou même à se prostituer.
"Un travail de fond compliqué"
Pour enrayer ce phénomène de grande ampleur, l’ONG tente de sensibiliser la population, en expliquant que le mariage est interdit avant 18 ans. "Les enfants doivent savoir cela. Pour les sensibiliser aux droits, il faut les scolariser. C’est un travail de fond compliqué, bien plus difficile que de simplement créer une école." En plus de la prévention, un service de police vient un maximum en aide aux jeunes filles détenues illégalement.
L’ONG s’occupe également de la phase post-libération, et accompagnent les victimes vers une nouvelle vie, grâce à un système d’assistance, des équipes locales, et des "lawajuni" (des maisons qui accueillent les anciennes kamalari) où elles reçoivent l’éducation auxquels chacun devrait pouvoir prétendre. Pour Julien Beauhaire, "l’ignorance, l’extrême pauvreté, l’accès limité à l’éducation, le manque de travail (contrairement aux hommes), et la normalisation des violences sexistes" sont à l’origine de ce système si cruel pour les jeunes népalaises. Un travail long pour Plan International (ONG dite "de développement", c’est à dire avec une mission sur plusieurs années), qui se fait en collaboration avec l’État népalais et la police. "Nous ne sommes pas là pour les remplacer, mais pour les accompagner avec des partenaires locaux et vérifier que l’État tienne ses promesses", précise Julien Beauhaire.
Le fléau de la traite
Il faut toutefois différencier cet esclavage domestique de la traite, autre courant de l’esclavage moderne népalais. La traite est, elle, trans-territoire ; les femmes partent de la campagne pour la ville où une connaissance plus ou moins éloignée leur a promis du travail. Une fois sur place, elles sont trop nombreuses, et certaines deviennent prostituées.
Lizzie Sadin, photo-reporter, a remporté le prix Carmignac du photo-journalisme en 2017 pour son travail sur la traite des femmes au Népal. Interrogée par Les Inrocks, elle explique que le terreau de ce trafic sordide est avant tout lié à la situation du pays. "Depuis la chute de la monarchie en 2006, le Népal tente de devenir une république. Mais il y a une instabilité politique chronique. Il y a deux ans, un tremblement de terre a tué 9 000 personnes et fait des milliers de sans-abris. Cela a aggravé une situation déjà très difficile. Les trafics se sont développés, au milieu de cette très grande pauvreté. C’est un ensemble de choses qui fait que les femmes deviennent des proies extrêmement faciles. Elles sont vulnérables, au chômage, pauvres, et livrées à elles-mêmes", raconte-t-elle.
Les proches impliqués dans trois cas sur quatre
Au Népal, près d’un quart de la population est en dessous du seuil de pauvreté. La moitié est analphabète. Le trafic prend source dans la campagne, là où la misère est aussi présente que le manque d’éducation. Près de 80% des femmes qui rejoignent ces trafics viennent des zones rurales du Népal.
Mais, comme pour le système "Kamaiya" avec les jeunes filles, tout est une question de moeurs. "La société népalaise est patriarcale, les traditions y sont discriminantes pour les femmes. Dans les trois quarts des cas, ce sont des proches responsables qui sont impliqués dans ces magouilles, et qui profitent de l’infériorité juridique de celles-ci", confie Lizzie Sadin.
"Pourquoi tu ne veux pas te laisser toucher ?"
"Dans des régions reculées, des gens mal intentionnés vont voir le père de la famille, font semblant d’être perdus, etc... Ils affirment être de riches commerçants de Katmandou, et profitent de la crédulité de la famille. Ils demandent l’hospitalité - qui leur est très souvent accordée de par leurs pseudo-statuts - et promettent des études, un travail, et de l’argent à la fille de la famille. Et alors que les parents pensent offrir un avenir à leur enfant, ils la condamnent à partir à Katmandou, où elle sera soit exploitée soit abandonnée", poursuit la photographe, qui a observé de près ce trafic d’êtres humains.
C’est alors que deux voies se présentent au trafic : celle interne, et sa variante externe. Si les femmes restent dans la région rurale de Katmandou, elles serviront l’industrie du "loisir" dans des cabine-restaurants, dance bar, salons de massage, ou dohoris (bars chantant), où elles n’ont pas vraiment le droit de refuser les avances des clients. En cas de refus, on leur explique : "pourquoi tu ne veux pas te laisser toucher ? Tes os ne vont pas tomber". Le tout sans aucun contrat de travail, bien entendu.
Katmandou, la plaque tournante
Mais Katmandou sert également de plaque tournante pour la traite à l’étranger : les filles sont acheminées vers l’Inde, le Koweït, ou encore l’Arabie Saoudite. Un voyage rendu possible grâce à de faux papiers (qu’elles devront elles-mêmes rembourser), avec la complicité du personnel de l’aéroport. Même si désormais il n’est - théoriquement - plus possible de partir de Katmandou sans contrat de travail, les trafiquants trouvent des ruses. Notamment par le biais d’une nouvelle voie de départ, qui passe par l’Inde, pour aller vers les mêmes pays. Or, pour rejoindre le deuxième pays plus peuplé au monde, le trajet se fait à pied.
Aux frontières, des stations de police s’érigent, et des ONG mettent des barrages en place. Dont certains gérés par d’anciennes victimes, pour pouvoir expliquer les dangers aux femmes suspectées de quitter le pays. Car cette migration, volontaire ou non, représente une plaie nationale pour le pays : plus de 1 500 Népalais quittent leur pays tous les jours. "Une véritable hémorragie pour le Népal", surenchérit la photographe. Chaque année, ce sont 300 000 femmes qui vont à l’étranger, où elles sont destinées à divers secteurs illégaux : des emplois domestiques, la prostitution, travail forcé dans les usines, mariages forcés (quand ce ne sont pas des faux), devenir mère porteuse, ou même contribuer au trafic d’organes...
Le régime de la "Kafala"
Et c’est toujours le même scénario ; les femmes signent leur faux contrat avant le décollage. "À ce moment là, elles croient toutes en leur bonne étoile. Leur servitude doit éponger la dette du faux passeport et du billet. On leur dit ’tu rembourses’, alors que cela représente au moins un an de travail. Elles ne connaissent même pas la langue locale, sont coupées du monde, sans téléphone, piégées et prisonnières. D’autant plus qu’elles sont grandement exposées à des sévices physiques, comme le viol", détaille Lizzie Sadin.
C’est ce qu’on appelle le régime de la "Kafala" : le patron a tout le pouvoir sur les femmes, et en est responsable aux yeux du gouvernement. Il a tout pouvoir de décision sur elles. Ainsi, elles ne connaissent pas le gaz, l’électricité, l’eau du robinet, etc... Et souvent, après plusieurs mois à servir son patron, les femmes sont renvoyées sans être payées. Comme elles sont arrivées grâce à de faux papiers, elles sont coincées dans le pays où elles étaient. "Beaucoup de ces jeunes femmes se suicident, faute d’apercevoir le bout du tunnel. ’Pour durer, il faut endurer’, a-t-on pour habitude de dire là-bas", déplore la photo-reporter.
"L’éducation, c’est la clé"
Pour lutter contre cela, et rendre à ces femmes la vie qu’elles méritent, il faut "un maximum d’éducation, d’information et de sensibilisation", explique-t-elle. Des "mobile camp" existent d’ores et déjà, pour aller à la rencontre de la population, expliquer en quoi consiste l’esclavage. "Mais le Népal est un pays très vaste, et les ONG ont finalement peu de moyen", regrette la photographe. "L’éducation, c’est la clé. Cela permet de mieux informer, de sortir d’une forme de dépendance, et d’augmenter la croissance économique de façon considérable."
Ainsi, près de 20 000 femmes travaillent toujours irrégulièrement dans ces secteurs à Katmandou. Dont - au moins - un tiers de mineures. "Lorsqu’il s’agit de gamines de 14/15 ans, ce n’est pas seulement de la prostitution", conclut Lizzie Sadin, amère. Grâce à Plan International, il est possible de parrainer un enfant via Internet, de faire un don, pour aider toute une communauté. Car, comme le rappelle très justement Julien Beauhaire, alors qu’un Français sur deux est persuadé que l’accès à l’éducation dans le monde est le même pour les filles que les garçons, "la plus grande injustice sur Terre, c’est de naître fille. Partout, dans le monde entier."