[...] Depuis la fin des années 1990, l’usage des notions d’ethnicisation ou de racialisation se diffuse dans les recherches françaises en sciences sociales, alors qu’auparavant cette terminologie faisait partie exclusivement du langage spécialisé des études qui s’intéressaient aux relations interethniques ou au racisme.
« Ethnicisation des rapports sociaux », « ethnicisation de la question sociale », « ethnicisation des emplois », ethnicisation de la société française », « racialisation des relations sociales », « racialisation des inégalités » ou encore racisation, voire ethnicité, sont aujourd’hui des vocables et expressions courants sous la plume des chercheurs. Ces thèmes font désormais l’objet régulier de journées d’études, de tables rondes, de séminaires et trouvent une place y compris dans l’enseignement universitaire.
Ces expressions apparaissent également de plus en plus fréquemment dans le vocabulaire sociopolitique écrit ou parlé de la presse, de la télévision, des acteurs politiques ou militants associatifs. Dans le discours médiatico-politique, l’ethnicisation de la vision ( et division) du monde social s’opère généralement en attribuant la cause d’un fait divers, d’un événement ou d’un phénomène économique, social, culturel ou le plus souvent d’ordre public (délinquance, trafic, émeute, violence, insécurité, etc.) à des fractions de population identifiées préférentiellement, non par leur position ou condition sociale, mais par l’origine ou l’identité ethnique qui leur est dans le même temps attribuée : Noir, Maghrébin, Arabe, Africain, musulman, etc.
On constate également que dans le langage courant, le terme « immigré » a perdu son sens premier, qui se réfère à la mobilité géographique, pour s’apparenter de plus en plus à une « nationalité fantasmée » (Léger, 1997) opposée à une « ethnicité fictive » (Balibar, 1988) appelée « Français », « Français de souche » ou « nationaux ».
Dans son analyse du nouveau racisme, celui qui se développe dans la période post-coloniale, Etienne Balibar (avec d’autres) voit dans la catégorie « immigration » en tant que signifiant sociologique, un substitut contemporain à la notion de « race ». Le néo-racisme est un « racisme sans races » qui se focalise sur les différences culturelles et non sur l’hérédité biologique : un racisme différentialiste (Balibar, 1988). D’une manière plus générale, parler d’ethnicisation revient à affirmer à la fois que les hiérarchisations ou divisions ethniques existent dans la société française et qu’elles se renforcent. Et de fait, depuis plusieurs années, dans les rapports institutionnels et le discours politique, l’opinion qu’il existerait une « fracture ethnique » de l’ordre social qui s’accompagne d’une montée du « communautarisme » s’est progressivement répandue [...].
Ce processus d’ethnicisation est fréquemment dénoncé (par des acteurs et militants politiques, associatifs, syndicaux, des chercheurs ou intellectuels), soit parce qu’il fragiliserait la cohésion sociale et mettrait en cause le lien social et civique avec ses valeurs républicaines et universalistes, soit parce que la vision ethnicisante du social, en s’imposant masquerait la vraie nature de la question sociale, autrement dit ferait fonction d’idéologie. Dans cette optique, la logique d’ethnicisation aurait pour effet de brouiller la vision en termes de classes (et la conscience des rapports de classe), voire de s’y substituer. [...].
Définitions provisoires
Ethnicisation
L’ethnicisation se réfère au processus (social, historique, politique) de construction de frontières et de désignation de groupes sociaux, groupes qui, en l’occurrence, sont définis (socialement) ou se définissent eux-mêmes par leur origine ou leur culture. [...]. Parler d’ethnicisation en sociologie consiste non à poser a priori l’existence de groupes dits ethniques, mais bien au contraire à mettre l’accent sur le caractère relationnel ou construit de tels groupes ou catégories de personnes. [...] La perspective contemporaine du constructivisme social (ou constructionnisme) rappelle que les groupes ethniques, comme tout groupe social, se forment et se transforment dans la dynamique des rapports sociaux et historiques ; les groupes sociaux sont un construit historique et social, non un donné. [...].
Si parler d’ethnicisation renvoie bien à un référent ethnique ou culturel, cela ne signifie pas que préexisterait, à la base de cette appartenance, une culture propre, spécifique, authentique, autrement dit une substance culturelle ethnique, déjà formée et fixée, qui définirait les groupes en question. [...]. La culture [apparaît] comme la résultante de rapports de forces, de négociations [...], plutôt qu’un héritage dont les groupes ethniques ne seraient que les supports ou les porteurs.
La notion d’ethnicisation en appelle une autre : celle d’ethnicité. [...] L’ethnicité, en tant que concept, désigne un processus organisationnel et dynamique dont la caractéristique est de reposer sur une attribution catégorielle des personnes en fonction de leur origine présumée ; cette mise en catégorie étant opérée en situation et dans un but d’interaction, soit par les personnes elles-mêmes (auto-catégorisation), soit par les autres (hétéro-catégorisation). [...]
Les études, aujourd’hui nombreuses, [...] se sont surtout attachées à étudier l’activité de catégorisation ou d’identification ethnique en jeu dans les interactions et situations sociales, et à mettre ainsi en évidence le fait que des catégorisations ethniques intervenaient dans le traitement des populations et des problèmes sociaux, à l’intérieur des institutions étatiques (justice, police, éducation, travail social, école, etc.) et plus largement dans la vie sociale (travail, logement, etc.) où elles pouvaient constituer un référent déterminant au même titre que d’autres modes de classement (classe, genre, âge, etc.) et produire ainsi de la différence ou division ethnique. Malgré tout, dans le contexte français, ces catégorisations ethniques, parce qu’elles ne font précisément pas (ou peu) l’objet d’une mise en forme, notamment par l’Etat, et donc d’une codification administrative, juridique ou statistique, restent principalement des catégories de la pratique ou de l’action, sans se transformer en classifications institutionnelles ou légales [...].
Lorsqu’elle intervient dans l’action publique ou la gestion des populations, non seulement la logique ethnicisante entre en contradiction avec la norme universelle d’égalité du modèle républicain français, mais l’activité catégorisante se fait performative avec des effets concrets sur les chances objectives de vie et, par conséquent, sur les destinées et positions dans l’espace social. En d’autres termes, le processus d’ethnicisation contribue à la production d’inégalités. [...].
Racisation et racialisation
Comme celui d’ethnicisation,les termes de racialisation ou de racisation renvoient, en sociologie, au processus psychologique, social, historique, politique de construction des catégories ou groupes, mais cette fois, il est question de « race ». L’usage de ce terme, dans ce type d’approche, fait d’ailleurs problème. Mais, en tout état de cause, ce vocable ne désigne plus des groupes de nature biologique qui disposeraient d’une réalité matérielle et détermineraient le comportement culturel de leurs membres comme dans les typologies de races des théories racialistes. La « race », dont il est question dans les analyses en termes de racialisation ou de racisation, n’a pas le statut de catégorie objective, mais fait référence à une idée construite, qui n’a pas de réalité dans l’ordre biologique, mais en garde une dans l’ordre social, en ce sens qu’elle fait partie de l’expérience de la vie de nombreuses personnes. [...]
Les notions de racialisation ou de racisation, qui mettent l’accent sur le caractère socialement construit des catégories ou groupes « racialisés » ou « racisés », ont pour fonction de se substituer à l’idée commune de « race » en tant que chose et groupe discret basé sur des traits physiques [...].
Les deux vocables semblent souvent être pris pour synonymes et interchangeables. Peut-être la notion de racialisation est-elle plus restrictive que celle de racisation et traite-t-elle plus directement de la construction sociale des groupes raciaux, au sens courant des typologies raciales, que la notion de racisation, plus extensive. [...]
Cette biologisation de la perception sociale, à partir d’une marque somatique qui fonde (socialement) la « race », repose en définitive sur la croyance en une différenciation biophysique de l’espèce humaine [...]. La racisation ne vise pas exclusivement les catégories raciales, au sens habituel, mais désigne le processus général qui associe l’altérité à une marque somato-biologique et qui repose sur cette croyance ordinaire en une différence et séparation naturelles des catégories d’êtres humains. Ce processus social de racisation se décline sous une forme particulière selon les groupes visés (sexisme, antisémitisme, racisme, etc.). [...] La sociologie anglophone, en revanche, ne semble connaître que le concept de racialisation [...]. Dans cette tradition, parler de racialisation revient à mettre l’accent sur le processus social et psychologique de catégorisation au cours duquel des différences, liées aux caractéristiques somatiques des personnes, sont perçues comme significatives, puis naturalisées et légitimées. La racialisation, dans cette acception, se définit donc principalement en tant que processus de catégorisation sociale. Cette notion rompt également avec la signification habituelle du terme de « race », en ce sens que cette dernière ne désigne plus une entité fixe et naturelle, mais se conçoit comme un effet de l’activité de catégorisation et de représentation des personnes : autrement dit, un construit mental et social. [...].
Au final, on peut noter que les notions d’ethnicisation, de racialisation ou de racisation œuvrent dans le même sens en mettant toutes trois l’accent sur le caractère socialement construit des différences et leur essentialisation. Et, concrètement, dans les analyses sociologiques, il est souvent difficile de distinguer ces concepts, sauf à dire que l’ethnicisation présume la mise en jeu d’un référent culturel ou ethnique (une même origine présumée) alors que la racialisation et la racisation font intervenir des marqueurs biologiques ou somatiques dans la catégorisation sociale. [...]