A la faveur d’un trajet en train ...
Fusillez.
Fusillez Sartre !, tel est le titre du premier chapitre. Figure de rhétorique ? Non, car telle en est aussi la conclusion : "Il faut en finir. "Fusillez Sartre ! " Ce ne sont plus les nostalgiques de l’Algérie française qui le proclament. C’est moi, l’indigène."
Si "moi, l’indigène" se rallie explicitement aux nostalgiques de l’OAS (après avoir conspué Camus en ouverture), c’est pour la raison suivante : "Israël" était légitime aux yeux de Sartre. Sartre avait écrit comprendre le colonisé qui voulait "abattre un Européen" mais, pour ne pas mériter d’être fusillé, il aurait fallu qu’il écrive aussi, qu’il écrive surtout, qu’ "Abattre un israélien", c’est bien. Sartre est philosémite, c’est là son talon d’Achille, son péché originel de Blanc.
H. Bouteldja suggère rapidement cette fausse évidence que les abrutis qui la critiquent sont supposés ne pas avoir lue ni comprise : s’il est philosémite c’est qu’en vérité, parce que Blanc, il est antisémite puisque (je décompose la "pensée complexe") 1) en soutenant Israël il enterre "Auschwitz", ce crime blanc, et 2) que Israël est en fait un "projet antisémite sous sa forme sioniste" puisque c’est "la plus grande prison pour Juifs".
Donc le lecteur à l’affût de la pensée complexe, pas aussi stupide que le "Thomas Guénolé" de service, tel l’avisé intervieweur du site Contretemps par exemple, aura saisi, lui, que H. Bouteldja n’est pas antisémite, qu’au contraire elle dénonce et le génocide et le caractère d’enfermement dans un État colonial qui serait celui de l’État israélien.
A ce stade de notre (re)-lecture, admettons cette hypothèse. Elle implique que la formule selon laquelle "moi, l’indigène", est aujourd’hui d’accord avec l’OAS pour "fusiller Sartre", est une métaphore, un procédé rhétorique visant à secouer la bonne conscience du Blanc infatué. Remarquons au passage que ceci implique que le lectorat visé par cet opuscule est constitué à 99% d’intellectuels "blancs". Sans doute ces hystériques bornés ont-ils bien besoin de se faire botter les fesses par une "indigène" qui leur susurre dans les oreilles "Fusillez Sartre", "Fusillez Sartre". Cette pédagogie de la grande penseuse complexe que l’on voudrait diaboliser va même plus loin encore : à Sartre elle oppose Genet, pour une raison précise qu’elle met en exergue :
"[Sartre] n’a pas su être Genet ... qui s’est réjoui de la débâcle française en 1940 face aux Allemands" (s’ensuit un développement affirmant que France résistante et France coloniale, c’est pareil, position sommaire que les militants anticoloniaux, de Messali Hadj à Tha Thu Thau, ne partageaient certes pas, et qui essentialise "la France" comme n’importe quel nationaliste, en oubliant au passage l’existence d’un Etat capitaliste et impérialiste français, passons). "Ce que j’aime chez Genet, c’est qu’il s’en fout d’Hitler."
Décidément notre pédagogue à la pensée complexe y va fort dans le maniement de la schlague à l’encontre de la bien-pensance laïcarde française : elle lui dit de fusiller Sartre, parce qu’il ne voulait pas appeler à tuer des Israéliens, puis de s’en foutre d’Hitler et de se réjouir de la débâcle de 1940. Mais c’est pour son bien !
Mais allons donc, au "peuple blanc" elle offre "la paix" et "l’amour révolutionnaire" !
Le fond, c’est : "fusillez". Sartre ? Évidemment tout ce que Sartre est censé représenter pour H. Bouteldja : la bonne conscience du militant antiraciste blanc, celle du porteur de valise, celle des protecteurs de sans-papiers ...
C’est déjà pas mal. Mais peut-être ces tonitruantes imprécations n’avaient d’autre fonction que de titiller, en menaçant de les mettre au poteau, nos cerveaux reptiliens de militants antiracistes blancs, afin de les ouvrir à la promesse de l’amour, ainsi qu’au dévoilement d’une pensée complexe et dialectique ?
Poursuivons.
Culpabilité originelle.
Le second chapitre, "Vous, les Blancs" est censé dire qui sont les Blancs. C’est d’ailleurs assez simple : les "Blancs" sont ceux appelés aussi les "Occidentaux", en gros les habitants de l’Europe et de l’Amérique du Nord (au Nord du Rio Grande). Mais ceci est implicite car H. Bouteldja se garde bien de donner des définitions. Peut-être même que l’idée de "définition" pourrait bien renvoyer à cette sacrée arrogance blanche et laïcarde. En effet, après Sartre, une nouvelle cible est désignée : Descartes. Il a dit "Je pense donc je suis", ce qui voulait dire "donc je suis ... Dieu", et se prendre pour Dieu c’est un scandale. Derrière "le "je" cartésien" se cache, forcément, le conquistador, le pillard, le violeur, le génocideur. CQFD. Encore que le "D" de CQFD veut dire "démontrer" et qu’il ne s’agit pas ici de démonstration, mais d’affirmation.
Que les écrits de Descartes aient à voir avec les transformations de l’Europe de son temps, dont la conquête des Amériques et l’anéantissement des Amérindiens font partie, c’est là un truisme qui n’a rien à voir avec la démonstration, manquante, d’un lien nécessaire qu’il y aurait entre dire "Je pense donc je suis" et massacrer, piller, violer, etc. Retenons donc cette première caractérisation du Blanc : c’est celui qui ose dire "je". Nous devrons y revenir.
H. Bouteldja évite autant que possible, d’ailleurs, de dire "je" en dehors d’un collectif, "nous, les indigènes", dans lesquels ceux qui disent avant tout "je" ne sauraient être compris. Car, seconde composante de leur caractérisation, en disant "je" ils ont exclu les autres, et se sont installés dans leur "bonne conscience". Les Blancs s’imaginent, se vivent, "innocents" : l’humanisme en général, fondé dans le fait de dire et de se poser comme "je", produirait une certitude d’angélisme qui forme un "appareil politico-idéologique" que H. Bouteldja caractérise précisément, après quoi point n’est besoin pour elle de préciser plus, de système immunitaire. Notons le recours à l’imagerie biologique. Les nazis traitaient les Juifs de virus. H. Bouteldja traite les Blancs de personnes dotées d’un "système immunitaire" d’une certaine nature, consistant à dire "je" et à s’innocenter d’office de tous les crimes qu’ils commettent ou font commettre.
Cette pensée complexe et dialectique s’avère extrêmement sommaire. Elle n’ajoute strictement rien à la critique faite depuis longtemps de l’arrogance coloniale et des préjugés racistes : ne la confondons pas avec elle, car elle l’utilise pour faire passer autre chose. Et ce n’est pas le fatras permanent de références livresques plus ou moins adéquates, de Enrique Dussel à C.L.R. James, ou James Baldwin au chapitre 4, qui y change quelque chose. Le capitalisme, l’impérialisme, le colonialisme, le fascisme et le nazisme sont ramenés à l’arrogance du "je" cartésien. Que celui-ci ait été affirmé comme liberté à l’encontre de la dogmatique et de la scolastique de pouvoirs princiers et ecclésiastiques oppresseurs est une nuance complexe et dialectique nullement envisagée ici – on notera d’ailleurs que le rôle des Églises chrétiennes et des castes aristocratiques européennes dans le capitalisme, l’impérialisme, le colonialisme, etc., n’est pas abordé. Le coupable, c’est "l’humanisme" en général, chrétien ou non, symbolisé par la figure de Descartes.
Au milieu de ce chapitre, une digression qui a fait couler pas mal d’encre nous présente M. Ahmadinejad, ancien président-dictateur iranien, proclamant qu’ "Il n’y a pas d’homosexuels en Iran". H. Bouteldja clame son admiration pour ce propos provocateur, se réjouit du tollé, confesse que ce serait là "une émotion de minable, faut-il avouer", mais affirme qu’elle est géniale parce que celui qui la profère est "un indigène arrogant". Sic : le président islamiste d’un régime capitaliste tortionnaire, puissance régionale et puissance militaire, serait un "indigène arrogant" – comme H. Bouteldja, en somme.
L’incise sur "une émotion de minable" est censée rassurer le lecteur gauchisant et bienveillant, sur le fait que bien entendu, H. Bouteldja ne soutient pas la persécution des homosexuels en Iran, et que ceux qui dénonceront ce passage comme homophobe ne sauraient être que les "Thomas Guénolé" de service, "hystérisés" par le chiffon rouge brandi ici. Mais, en dehors de cette fonction de rhétorique manœuvrière, elle nous en dit plus que ce que H. Bouteldja pense nous dire : elle nous dit que pour elle, "l’indigène" qui est content de voir un Ahmadinejad faire mine de défier l’Amérique et l’Europe en torturant des homosexuels est un "minable" même s’il a bien raison et qu’elle se compte dedans.
Commence là à transparaitre un immense mépris pour les membres du "nous" au nom desquels elle prétend parler. Et, de fait, les habitants d’Iran ou d’Irak, qu’ils soient musulmans sunnites, chiites, sans religion, chrétiens, parsis ou autres, arabes, farsis ou kurdes ou autres, engagés par milliers et par milliers dans la lutte contre les régimes religieux et militaires, parfois les armes à la main, pour le droit des femmes, pour les libertés syndicales, contre la tyrannie religieuse, et dans le même mouvement contre toutes les interventions impérialistes, ceux-là ne sont pas des minables comme le sont les "indigènes" fantasmés par H. Bouteldja. Ceux-là, descendus dans la rue récemment en Iran, scandent "mort à la République islamique", "mort au Hezbollah". Qu’il soit permis de trouver amusant l’embarras dans lequel ce mouvement réel et ces pieds-de-nez des opprimés ne peuvent que plonger des intellectuels occidentaux de la facture de H. Boutedja : beaucoup plus amusant qu’Ahmadinejad et pas minable du tout ...
Pour H. Bouteldja, "l’indigène" est le "minable" qui se range aux côtés de Ahmadinejad contre les homosexuels et qui a raison de le faire, parce qu’en face de lui le "Blanc", même prolétaire voire surtout, est l’autre minable qui ose dire "je". Elle manifeste d’ailleurs, au passage, une sympathie, pratiquement une main tendue envers le Blanc raciste votant FN : lui, on peut le comprendre et partager avec lui son mépris de "la gauche".
L’ensemble de ces élucubrations repose sur un fondement théorique évoqué ça et là : la question raciale passerait devant la question sociale. Ceci implique une incompréhension totale de la dite question sociale, liée à la croyance répandue selon laquelle les prolétariats "blancs" auraient été et seraient des exploiteurs secondaires des peuples indigènes. Ils bénéficieraient des retombées de l’exploitation de ces peuples. Mais cela suppose qu’il leur serait accordés des revenus autres que leur salaire (direct ou socialisé), pourtant produit par eux. Ce qui est une absurdité économique (il est vrai, sous-jacente dans les formules sur "l’aristocratie ouvrière" expliquée par la redistribution de miettes issues de l’exploitation coloniale). Tout au plus peut-on alléguer qu’en achetant des bananes et des citrons issus des plantations coloniales, ils contribuent à la réalisation de la plus-value extorquée aux paysans exploités, mais ce n’est pas la même chose, car ils n’en sont en rien les exploiteurs directs. Bref, et sans développer plus ce point ici, disons que du point de vue de l’analyse fondamentale des relations sociales capitalistes amorcée chez Marx, la théorie des prolétaires "blancs" exploiteurs secondaires est totalement inconsistante, au même titre que le discours néolibéral sur le prétendu "ruissellement". A condition, faut-il préciser, de ne pas confondre exploitation et clivage entre secteurs du prolétariat selon leurs statuts et conquêtes sociales passées, qui recoupent souvent des clivages nationaux ou coloniaux : bien entendu les préjugés racistes, nationaux et religieux pèsent lourdement dans les rangs prolétariens, mais c’est là une autre question que celle de croire et de faire croire que les prolétaires des pays impérialistes seraient eux-mêmes des exploiteurs impérialistes. Il est certain d’ailleurs qu’une telle croyance ne peut que faire le jeu du dit impérialisme en pérennisant ces divisions.
Les traîtres.
Le troisième chapitre est consacré aux Juifs. Les Juifs ne forment pourtant pas une nationalité aux effectifs considérables parmi d’autres catégories de "Blancs" ou d’ "indigènes" au sein desquels, par ailleurs, H. Bouteldja ne fait guère de distinctions. On pourrait penser que c’est la question palestinienne qui conduit à leur accorder une place importante, mais ce n’est pas le cas : c’est bien en tant que Juifs, en fonction de leurs "contours existentiels", qu’elle parle d’eux, la question de l’Etat d’Israël et de l’oppression nationale et coloniale subie par les Palestiniens n’étant nulle part et aucunement traitée en tant que telle.
Quels sont donc ces "contours existentiels" ? "On ne reconnait pas un Juif parce qu’il se déclare Juif mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité, de plébisciter son oppresseur et de vouloir incarner les canons de la modernité." H. Bouteldja ajoute aussitôt : "Comme nous". L’alibi est posé, mais il sonne faux : ce "comme nous" signifie que les Juifs font ce que "les Blancs" voudraient que fassent les "indigènes". C’est-à-dire : trahir. "Je vous reconnaîtrai entre mille" - bien qu’il se fasse passer pour "blanc", H. Bouteldja sait reconnaître le Juif -, "Votre zèle est trahison." Le Juif traître par essence, Judas ou Süss ...
Mais l’alibi est là, c’est-à-dire le double langage. H. Bouteldja aurait-elle écrit que le Juif est traître par essence ? C’est ce que son lecteur d’extrême-droite ou son lecteur islamiste lui accorderait avec satisfaction, mais elle ajoute que si c’est ainsi c’est parce que "l’Occident" (tiens le voila !) les a instrumentalisés ainsi (mais ils se sont bien laissés faire et ça devait les arranger, n’est-ce pas ?).
Il en a fait ses "tirailleurs sénégalais", ses "dhimmis de la République" – notons au passage l’ignorance complète de ce que représente historiquement l’égalité des droits civils, juridiques et politiques, impliquée par cette formule, ignorance que l’on retrouve d’ailleurs dans le gentil manifeste "juif" de soutien international à H. Bouteldja contre "Thomas Guénolé", où l’on peut lire qu’en France l’émancipation est tombée d’en haut sur les Juifs, comme s’ils n’avaient pas participé à la Révolution !
L’Etat d’Israël ne figure dans cette Weltanschauung "bouteldjienne" que comme preuve à l’appui et illustration du méfait juif, celui de s’être fait l’aile marchante de la blanchitude occidentale alors qu’ils ont subi auparavant le pire de la part de "l’Occident" avec le génocide. Se faire les chiens courants et les francs tireurs de ceux qui vous ont fait subir le pire, n’est-ce pas là l’attitude du "traitre" par excellence ? ... Répétons-le, ni la défense des droits démocratiques et nationaux des Palestiniens, ni la critique de la dimension coloniale et religieuse de l’État d’Israël, encore moins une réflexion sur la nature complexe et dialectique, pour le coup, de cet État, constitué à l’origine comme un État de réfugiés, n’ont leur place ici. Ceci éclaire le reproche initial fait à Sartre : il doit être fusillé non pas pour telle ou telle position, discutable, envers la mise en place initiale et la politique de l’État d’Israël, mais pour n’avoir pas voulu tuer le Juif, dont "l’Israélien" s’avère n’être que le pseudonyme.
Enfin, dernier stade du rôle imparti par "les Blancs" et "l’Occident" aux "Juifs", la "religion civile européenne" que serait la commémoration de la Shoah, selon une formule reprise à Enzo Traverso, que H. Bouteldja complète comme en passant, mais de manière nullement fortuite : la religion de la Shoah est un "athéisme", qu’on se le dise.
Bien entendu, là encore les alibis sont placés : "les antisémites" sont tentés par le négationnisme, mais pour ne pas faire leur jeu il faut "tordre le cou à ces idéologies qui vous glorifient comme victimes suprêmes et créent une hiérarchie dans l’horreur." Encore une fois H. Bouteldja ne vise pas spécialement là ceux qui, comme B. Netanyahou, accusent d’antisémitisme tout critique de la politique israélienne, mais entend clairement que, les Juifs étant l’aile marchante, les mercenaires des Blancs, c’est pour cela que l’idéologie dominante prétendrait que la Shoah est au dessus de tout autre malheur. Précaution pour précaution, elle précise toutefois qu’il serait justifié de pointer "le risque de retirer au génocide nazi sa singularité". Le jeu sur les mots devient subtil : singularité, oui, unicité, non. Admettons (encore que le massacre industriel de 6 millions de personnes en 3 ans reste unique en son genre, malgré le grand nombre d’autres massacres qui se situent tous à la même échelle de l’horreur pour leurs victimes, celles qui en expirant disent "je", n’est-ce pas Mme Bouteldja ...).
Mais en quoi consiste cette singularité, comment expliquer qu’envers la Shoah les représentations dominantes soient passées du déni à la commémoration pesante grosso modo au tournant des années 1970, voilà bien des choses qui ne relèvent visiblement pas de la pensée complexe et dialectique à l’oeuvre ici (voir à ce sujet, notamment, Moishe Postone, Critique du fétiche capital. La gauche, l’’antisémitisme et le capitalisme, PUF, 2013).
Donc, ce fameux "philosémitisme d’Etat" consiste à envoyer les Juifs en première ligne contre les "indigènes" (et ils s’y prêtent, ces traitres !). Tout le jeu de plume de H. Bouteldja consiste dans la méthode "retenez moi ou je vais faire un malheur", "je ne suis pas antisémite mais il ne faudrait pas qu’ils exagèrent". De même qu’elle nous a expliqué qu’il ne faut pas trop insister sur la Shoah si l’on ne veut pas faire le jeu du négationnisme, elle nous cite Dieudonné en nous expliquant que le "système" pourrait bien faire " de nous [nous, "les indigènes"] des crapules", c’est-à-dire "nous" conduire à faire ce que dit Dieudonné, car voici la citation choisie par H. Bouteldja :
"En tant que Juif, il a dit que cela lui rappelait les heures les plus sombres de notre histoire. Merde ! Il a dit qu’il attendait des excuses officielles de ma part. Donc, je profite de cette tribune pour lui dire que mes excuses il peut les ranger dans son cul et je tiens à lui dire que si le vent venait à tourner et qu’on se retrouvait dans une ambiance des années trente, qu’il ne vienne surtout pas se planquer dans ma cave. En cas de match retour, je le balance aux autorités directement."
Que l’on complétera par les propres mots de H. Bouteldja :
"Le pire, c’est mon regard, lorsque je croise dans la rue un enfant portant une kippa. Cet instant furtif où je m’arrête pour le regarder. Le pire c’est la disparition de mon indifférence vis-à-vis de vous, le possible prélude de ma ruine intérieure."
Alors, donc, elle ne serait pas antisémite puisqu’elle affirme que céder à ces tentations qui la taraudent - celle de Dieudonné, à savoir livrer le réfugié à ses tortionnaires, et la sienne propre, on ne sait trop laquelle mais visant un enfant – serait sa "ruine intérieure" et ferait de "nous" des "crapules". Sauf que ce ne sont pas que des tentations confessées avec tristesse, ce sont des menaces explicites : si vous continuez, les Juifs, à être des traitres, alors vous allez voir. Et ceci se situe dans une orientation politique d’ensemble ainsi résumée : "l’antisionisme sera, avec la mise en cause de l’Etat-nation, le lieu principal du dénouement". Ainsi s’annonce un "dénouement" présenté fictivement, comme toutes les Apocalypses, comme prélude à la réconciliation universelle et à l’avènement de "l’amour". Qui peut y croire un seul instant ?
De même, on ne saurait croire ni à la véracité, ni à la sincérité, des références faites ça et là aux partis révolutionnaires juifs comme le Bund. On ne salue pas la mémoire des "fiers militants du Bund" en menaçant de livrer les enfants aux tortionnaires. Le Bund a constitué, en 1903, les premières milices ouvrières armées de l’histoire du XX° siècle, des milices juives d’auto-défense ouvertes aux autres courants révolutionnaires non juifs ainsi qu’aux autres forces nationales juives non révolutionnaires, à savoir les sionistes. Aujourd’hui comme hier, c’est tous ensemble, et en soutenant réellement le droit national des Palestiniens, que nous affronterons les nervis chantés par Dieudonné et dont Mme Bouteldja nous dit craindre d’en devenir un. Tiens, je viens moi aussi d’employer le "nous" : le "nous" des militants ouvriers, le "nous" de l’humanité combattante, un "nous" qui est, lui, fait de "je", des "je" qui pensent et qui sont.
"Mon dieu que cette petite parle vrai, elle ne veut pas de chocolat ! "
Le chapitre suivant est consacré aux femmes - pardon, aux "femmes indigènes". L’idée principale est assénée tout de suite et martelée ensuite :
"Mon corps ne m’appartient pas.
Aucun magistère moral ne me fera endosser un mot d’ordre conçu par et pour des féministes blanches."
Voici le complément de la haine proclamée à l’encontre du "je pense" cartésien : femme, "mon corps ne m’appartient pas", puisque la lutte principale qui me concerne est celle des "indigènes" contre les "Blancs", et pas plus celle visant à l’émancipation des femmes que celle visant à l’émancipation du prolétariat.
H. Bouteldja n’est pas plus dupe de sa propre posture qu’elle ne l’était de son approbation des attaques anti-homosexuels du président iranien. Elle ne nie en rien l’oppression patriarcale des femmes parmi les "indigènes" et nous livre des développements sur l’interaction entre les différents patriarcats, "blanc" et "indigène". Mais elle a choisi son camp : ce n’est pas celui des femmes.
Dans la mesure où ce choix a un fondement théorique, il est résumé par une citation de l’idéologue stalinien Domenico Losurdo, universitaire italien supporter du régime capitaliste chinois, et défenseur posthume de Staline et de la véracité des accusations du procureur Vychinsky. Avant d’en venir là, Losurdo s’était fait un nom dans la critique du libéralisme, non seulement économique, mais politique, et avec lui la dénonciation "de gauche" de l’hypocrisie du libéralisme bourgeois a largement fusionné avec l’anti-humanisme radical que nous avons précédemment rencontré dans l’imprécation lancée contre Descartes au début du chapitre 2 ci-dessus :
"L’histoire de l’Occident se trouve face à un paradoxe. La nette ligne de démarcation, entre Blancs d’une part, Noirs et Peaux-rouges de l’autre, favorise le développement de rapports d’égalité à l’intérieur de la communauté blanche."
Cette affirmation est un contresens historique de première grandeur. L’anéantissement des Amérindiens et la traite atlantique des noirs sont allés de pair avec la répression de la guerre des paysans en Allemagne et de tous les mouvements populaires revendiquant l’égalité en Europe pendant trois siècles, ainsi qu’avec la colonisation de l’Irlande. Les révolutions anglaise au XVII°, nord-américaine et française au XVIII°, se sont heurtées à l’exclusion des Amérindiens et des Noirs comme à des limites qui les contredisaient, et se sont divisées à leur sujet. Elles ont suscité leur sœur, la révolution démocratique des esclaves insurgés d’Haïti, fin XVIII°. Le mouvement abolitionniste est leur contemporain et la poussée insurrectionnelle latente des esclaves du Sud des États-Unis, de nature "humaniste", démocratique et égalitariste, a joué le rôle clef dans le dénouement de la guerre de Sécession. Soit dit pour s’en tenir aux lignes les plus générales.
Notons d’ailleurs que le raisonnement qui fait du féminisme un dérivé de l’oppression coloniale "blanche" peut s’appliquer aussi à tout mouvement d’émancipation européen ou nord-américain, et donc au mouvement ouvrier révolutionnaire en général. Selon lui, pas plus que la femme violée par un "indigène" le salarié exploité par l’un d’eux, s’ils sont "indigènes", n’ont à combattre en tant que femme ou en tant que prolétaire. Ils doivent donc fermer leur gueule.
Mais pour en revenir à H. Bouteldja, voici son "argument" principal :
"Une copine me disait : "Je n’ai jamais été féministe. Je n’y ai même jamais pensé. Pour moi le féminisme c’est comme du chocolat." Comme c’est juste ! Nous reprocher de ne pas être féministes c’est comme reprocher à un pauvre de ne pas manger de caviar."
Nous touchons là au cœur de ce "d’où parle" Mme Bouteldja. En épigramme à ce chapitre contre l’émancipation des femmes, elle a cru bon de placer cette citation possible d’une "Blanche" :
"Quel courage ! " - Une blanche admirant une beurette échappée au goulag familial."
Elle qui est capable de se gausser de la petite-bourgeoise "blanche" admirant la beurette, ne peut pourtant pas nous masquer son admiration similaire de petite-bourgeoise tout court devant sa "copine", sa "copine" qui n’a jamais pensé ... au chocolat !
Il fut un temps où les curés pétainistes disaient des pauvres paysans que "la terre, elle, ne ment pas". Ainsi de H. Bouteldja de sa copine : elle dit le "juste", cette petite, elle qui n’aime ni le chocolat, ni le féminisme, elle n’en demande pas plus, oh la belle vérité qui sort de la bouche de la pauvresse, comme c’est touchant !
Nous avons là, exhibé de manière grotesque, des préjugés sociaux, des préjugés de classe, de petite-bourgeoise intellectuelle - allez, on est tenté de l’appeler "blanche" ! - n’est-ce pas, qui prive de chocolat, de caviar, et de féminisme, les pauvresses dont elle prétend avoir la charge.
Ce chapitre sur le féminisme "blanc", dirigé contre l’émancipation des femmes en général et contre l’émancipation des femmes "indigènes’ en particulier, nous fait toucher du doigt la réalité sociale, si transparente, si arrogante, qui fonde la position politique de H. Bouteldja : celle d’un groupe petit-bourgeois privilégié (sous forme de niches universitaires dans le cadre des institutions "blanches") affirmant parler au nom des "indigènes" opprimés et disant à leur place et en leur nom que le féminisme, ils n’en veulent pas.
Ne doutons pas que Mme Bouteldja n’accepte certainement pas, en ce qui la concerne, la domination patriarcale, le viol et les contraintes vestimentaires, et ne refuse par principe ni le chocolat, ni le caviar. Elle a bien raison. Mais le problème c’est qu’elle refuse ces libertés à ses "sœurs", voyez-vous ça ...
Des millions de femmes, de Tunis à Téhéran, combattent ce que H. Bouteldja défend - qu’il s’agisse du patriarcat ou du chocolat. Leur combat affronte pour de bon l’ordre impérialiste mondial. Le combat de H. Bouteldja le sert de bout en bout car, comme lui, il est réactionnaire sur toute la ligne.
Dignité ?
Le chapitre 5, Nous,les indigènes, est en partie d’une tonalité différente des autres car il est le seul à se situer de manière positive sur la base des sentiments ressentis par des groupes opprimés, au lieu de tenter de se construire une identité par opposition à des ennemis que seraient la gauche française appelée "Sartre", les "Blancs", les "Juifs" et les féministes. Mais il est, de ce point de vue, tout à fait significatif que ce chapitre ne soit pas le premier et que, pour exprimer des sentiments dont on peut admettre la véracité et même la force, il ait fallu préalablement en passer par l’appel à fusiller tous les militants de gauche, l’exécration lancée contre tout prolétaire "blanc", la menace faite aux Juifs de les livrer aux tortionnaires, et l’affirmation lancée au nom des femmes non-"blanches" que leurs corps appartiennent à leurs hommes. Tout cela gâche évidemment les parcelles de sincérité que nous avons là, enfin.
Car assurément, les souffrances des colonisés, des immigrés, de leurs enfants, méritent d’être affirmées, clamées, chantées, mises au premier plan même. Absolument.
Mais, deuxième remarque relativisant la portée de ce chapitre qui tente en quelque sorte de les chanter un peu à son tour, H. Bouteldja n’y prend guère la parole comme telle, à la différence de l’arrogance dominatrice avec laquelle elle menaçait le Juif de sa colère rentrée ou félicitait la pauvresse indigène de ses appétits limités, dans les chapitres précédents. Pour l’essentiel, elle cite, notamment plusieurs chansons arabes signées El Ghalia, Nora, Zaidi el Batni, El Mazouni. Ces documents sonnent juste, y compris quand ils évoquent la fierté retrouvée d’avoir "sa" religion devant une société qui leur rappelle toujours qu’elle les tient pour des inférieurs, égalité en droit ou non (et cela malgré l’importance de l’égalité en droit, ajouterai-je).
Ce chapitre le moins agressif de l’ensemble conduit à l’affirmation du mot "dignité", mis en majuscules. Elle serait même "conscience de soi et conscience de l’autre". Approuvons, enfin, mais en nous interrogeant sur la compatibilité de cette conclusion et du rejet du "je", de l’arrogance de quiconque voudrait égaler Dieu, etc., affirmée précédemment et qui ne va pas tarder à revenir brutalement, dans le dernier chapitre.
Constatons d’ailleurs que cette formule sur la conscience est immédiatement contrebalancée d’une adjonction qui fleure son verbiage heideggerien : "conscience de soi et conscience de l’autre, de la finitude de ces deux pôles antagonistes que viendra réconcilier la mort." Finitude : la communion dans l’amour révolutionnaire se ferait donc dans l’humilité de la finitude, et dans la mort.
Au demeurant, peut-être suis-je trop bon pour ce chapitre 5, qui contient tout de même ses doses de fiel : "La Shoah ? Le sujet colonial en a connu des dizaines." (et voila déniée la singularité maintenue ci-dessus au chapitre 3) ; "Et si nous profitions du racisme pour inventer des territoires politiques nouveaux ?" , et Khaled Kelkal (9 morts à son actif, dont un imam intégriste mais opposé à l’exportation du djihad) est présenté comme une figure type de ces opprimés – ce qui dénote à nouveau une représentation de la jeunesse "arabe" tout à fait digne de celle que s’en fait la petite-bourgeoisie " blanche" ...
C’est inévitable, puisque l’assimilation dans les écrits de H. Bouteldja d’éléments de révolte sincère et réelle contre exploitation, oppression, colonialisme et racisme, se fait dans le cadre et est mis au service d’une vision d’ensemble qui est précisément résumée le mieux ici :
" ... en 1492, ce qui s’impose aux Amériques, c’est moins un système économique qu’une civilisation : la Modernité."
Il faut donc combattre non pas le capitalisme mais "la Modernité". La tradition politique réelle à laquelle nous avons affaire là finit de se préciser ...
A genoux, les orgueilleux !
Comme s’il fallait effacer les quelques cris du cœur d’opprimés et d’exploités réels cités dans l’avant-dernier chapitre, le dernier se veut donc un cri de haine, et d’aplatissement clairement voulu et entendu comme tel. En lançant Allahou Akbar !, H. Bouteldja, au delà du signe adressé aux islamistes (bien que cette exclamation soit tout à fait courante et puisse souvent se ramener au bon vieux "nom de Dieu" des Français "Blancs", c’est bien entendu la signification que lui donne ici H. Bouteldja, en référence à l’islamisme politique, qui est significative), martèle sur tous les tons qu’il faut s’humilier, qu’il faut s’aplatir et s’égaliser tous et toutes (pas de féminisme ! Pas de chocolat ! Et pas de caviar !), devant Dieu.
Elle conclut en revenant à la haine de "Descartes" et en donnant le mot-d’ordre : faisons redescendre tout ce qui s’élève.
C’est là, strictement, l’inverse de l’élan des communards qui, suivant une formule qui pourrait être aussi bien de Bakounine que de Marx, "montaient à l’assaut du ciel", eux.
Il serait à mon avis simpliste d’interpréter ce final uniquement comme l’alliance politique offerte aux islamistes les plus réactionnaires, sur la base de leurs propres formules, qu’il est manifestement aussi. Mais il ne s’y réduit pas. Pour son propre compte et celui du PIR H. Bouteldja ne préconise ni le port obligatoire du hidjab, ni l’abstinence de chocolat. L’islam est valorisé puisque soi-disant "décolonial", mais il ne s’agit pas non plus d’un ralliement religieux à l’islam. En fait, un pan entier du monothéisme est ici récusé, celui sur lequel a pu s’appuyer l’humanisme européen, certes, mais qui remonte à l’Ancien Testament :
Faisons l’homme à notre image (Genèse, I, 26).
Au paragraphe 10 d’Être et Temps, Martin Heidegger, l’introducteur du nazisme dans la philosophie officielle européenne, récuse tout humanisme en général et tout humanisme chrétien, en s’opposant explicitement à ce passage biblique, ainsi qu’aux écrits des réformateurs Calvin et Zwingli qui pourraient être interprétés dans le sens de l’idée d’élévation de l’homme à Dieu.
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Il me semble que cet opuscule doit être lu et que si l’on sait lire, la posture intellectuelle et politique d’un groupe petit-bourgeois préconisant, parfois sous la forme d’un jeu verbal provocateur, mais ces jeux là ne sont jamais innocents, la liquidation physique des "Sartre" et la menace de la liquidation physique des Juifs, apparaît clairement, et que cette prose doit donc être prise au sérieux. Pour paraphraser l’intervieweur du site Contretemps, il est permis de s’étonner de son "incapacité à lire les textes" et plus généralement de l’incapacité de nombreux lecteurs de formation gauchiste-chrétienne, pour le dire vite, à saisir la menace de violence, y compris à leur encontre car les idiots utiles n’inspirent aucune pitié à leurs stars, que portent de tels textes. Ainsi que de l’incapacité à lire les textes et de l’état de bonne conscience ahurie de ceux qui signent des manifestes dénonçant la "bonne conscience" de quiconque dénonce ce contenu, tout à fait explicite.
" ... les catégories que j’utilise : "Blancs", "Juifs", "Femmes indigènes" et "indigènes" sont sociales et politiques. Elles sont des produits de l’histoire moderne au même titre qu’ "ouvriers" et "femmes". Elles n’informent aucunement sur la subjectivité ou un quelconque déterminisme biologique des individus mais sur leur condition et leur statut."
Et alors ? Des "catégories sociales et politiques" peuvent très bien désigner un ennemi que l’on crève d’envie d’exterminer s’il continue à mettre en œuvre son essence de "traitre". Le racialisme biologique est très loin de résumer à lui seul l’antisémitisme nazi - Hitler lui-même, qui ne répondait pas aux canons physiques de l’arianité, a plusieurs fois souligné le caractère "moral" de la "juiverie". De plus H. Bouteldja joue à flirter avec les images biologiques, comme nous l’avons vu avec la référence à la "défense immunitaire". Ce blabla sur les catégories socio-politiques ne saurait donc en rien masquer le fait que dans la posture de tendance fasciste qu’elle développe dans cet opuscule, l’antisémitisme tient une place centrale.
Posture de tendance fasciste : il ne s’agit pas d’aider les "indigènes" à s’émanciper mais de tenter d’instrumentaliser leur colère pour appeler au nivellement de tous dans la même soumission, capitalisme maintenu, "modernité" abolie – ni féminisme, ni chocolat ! -, la révolution de "l’amour" se résumant à une révolution des mentalités entrant en soumission (les femmes plus encore).
Centralité de l’antisémitisme dans cette posture : les Juifs sont désignés comme les traitres dont le ralliement, rêvé comme "amour", ou beaucoup plus vraisemblablement l’extermination, nettement suggérée comme menace, ouvrirait la voie à la révolution des mentalités tuant, pour la plus grande joie de tous les frères ignorantins, le "je" cartésien en chacun de nous.
VP, le 23/01/2018.