Amona, avant-poste situé près de Ramallah, devrait être détruit d’ici au 25 décembre, en exécution du jugement prononcé par la Cour suprême israélienne. L’affaire a cependant permis l’adoption en première lecture au Parlement, le 5 décembre, d’une loi qui annexerait de fait la centaine d’outposts encore jugés illégaux par le droit israélien. Avec, en perspective, la légalisation de toutes les colonies en Cisjordanie.
C’est pacifiquement, en fin de compte, que les quarante familles de colons d’Amona, près de Ramallah, évacueront avant Noël leur outpost [1]. Des centaines de jeunes ultranationalistes avaient convergé vers cette colline, faisant craindre de violents affrontements en cas d’évacuation forcée. Mais les habitants concernés ont accepté, le 18 décembre, l’accord de relogement proposé par Benyamin Nétanyahou. Il faut dire que leur transfert n’aura rien d’une tragédie : vingt-quatre familles se déplaceront à quelques dizaines de mètres dans des mobil homes, les autres s’installeront non loin dans la colonie d’Ofra. Dans les deux cas, elles se rendront d’une terre palestinienne… à une autre.
L’ARBRE QUI CACHE LA FORÊT
En décidant de détruire Amona, la Cour suprême d’Israël, il y a deux ans, entendait pourtant sanctionner la spoliation de terres privées palestiniennes. Or, cette question concerne la quasi-totalité des quelque cent outposts, ce qui les rend en théorie illégaux aux yeux de la législation israélienne. En réalité, un tiers d’entre eux ont été ou seront légalisés au cas par cas, présentés comme des excroissances de colonies existantes. Que Tel-Aviv présente comme légales. Du point de vue de la IVe Convention de Genève et des résolutions des Nations unies, les uns comme les autres violent le droit international.
Bref, Amona est l’arbre qui cache la forêt. Intraitable sur cette bourgade, la plus haute juridiction israélienne se tait sur les autres avant-postes comme sur les colonies antérieures. Au total, 400 000 juifs israéliens vivent aujourd’hui en Cisjordanie et 200 000 à Jérusalem-Est. Seules quelques maisons restent dans le viseur de la Cour suprême, à Ofra et Netiv Haavot.
Mais il y a pire que ce « deux poids deux mesures », à vrai dire banal s’agissant d’Israël. L’affaire d’Amona sert en effet de prétexte à une sorte de putsch de l’extrême droite, via la Knesset. Ministre de l’éducation et leader du Foyer juif, l’ex-Parti national religieux, Naftali Bennett a obtenu l’adoption en première lecture, le 5 décembre, d’une loi qui constitue un tournant dans l’histoire du conflit israélo-palestinien. Elle prévoit en effet l’annexion de 4 000 logements situés dans les outposts, et par là-même l’annexion de ceux-ci, afin d’éviter que la Cour suprême n’en décrète un jour la destruction. Seul Amona ne pourrait en bénéficier, les lois n’étant pas rétroactives, même en Israël !
Certes, cette législation n’entrera en vigueur que si elle est adoptée en deuxième et troisième lectures, puis validée par la Cour suprême. Mais devrait-elle passer avec succès ces étapes qu’elle marquerait une rupture majeure. Jamais, jusque-là, le Parlement israélien n’avait légiféré sur les territoires occupés — sauf Jérusalem-Est et le Golan syrien, annexés respectivement en juillet 1967 et en 1981, au lendemain du coup d’État du général Wojciech Jaruzelski en Pologne : la Cisjordanie vit au rythme des ordres militaires.
L’annexion des outposts pourrait surtout ouvrir la voie à celle de la zone C. Or celle-ci représente 62 % de la Cisjordanie, dont elle rassemble la plus grande part des terres fertiles et des ressources, mais aussi l’intégralité des routes menant aux colonies israéliennes, les zones tampons (près des colonies, du mur, des routes, des zones stratégiques et d’Israël) et quasiment toute la vallée du Jourdain, de Jérusalem-Est et du désert.
NÉTANYAHOU AU PIED DU MUR
Le « putsch » de Naftali Bennett vise donc — au cœur —les Palestiniens, mais aussi par ricochet Benyamin Nétanyahou, dont il défie ouvertement l’autorité. Le 17 mars 2015, le premier ministre provoquait des élections anticipées pour exclure de sa coalition les partis « centristes » « Il y a un avenir » de Yaïr Lapid, et l’Union sioniste d’Isaac Herzog. Au lendemain du scrutin, il mettait sur pied la coalition la plus à droite de l’histoire d’Israël. Ce faisant, il échappait aux pressions des uns pour se soumettre à celle des autres : les partis d’extrême droite Foyer juif et « Israël notre maison » d’Avigdor Lieberman. L’affaire d’Amona démontre qu’il est tombé — volontairement — de Charybde en Scylla...
Entre le leader du Likoud et ses alliés concurrents, le bras de fer ne porte pas vraiment sur le fond : Nétanyahou ne défend pas moins qu’eux les intérêts des colons. « Chers résidents d’Amona, mon cœur est avec vous », assurait-il encore, le 16 décembre, dans un message vidéo à leur intention sur sa page Facebook. Et d’ajouter : « Aucun autre gouvernement n’a manifesté autant d’intérêt pour la colonisation (...) Nous avons fait le maximum pour satisfaire les habitants d’Amona » [2]. Cependant le premier ministre met aussi en avant des préoccupations tactiques : l’annexion de tout ou partie de la Cisjordanie risquerait, selon lui, de placer doublement Israël en porte-à-faux par rapport à la communauté internationale : parce qu’elle violerait, en tant que telle, le droit international, et parce qu’elle poserait la question, fondamentale, des droits politiques des populations annexées. Y répondre positivement menacerait à terme le caractère juif de l’État d’Israël ; y répondre négativement créerait ouvertement une situation d’apartheid. D’où la mise en garde du chef travailliste Isaac Herzog, qui voit là un « suicide national », sous la forme d’un « État binational »…
C’est précisément ce que les gouvernements successifs d’Israël depuis 1967 ont voulu éviter. D’où la référence à la perspective des deux États. Même Benyamin Nétanyahou l’a réaffirmée, du bout des lèvres, dans son discours de 2009 à l’université Bar-Ilan. Puis, durant la campagne électorale du printemps 2015, il s’est récusé, affirmant qu’il n’y aurait jamais d’État palestinien tant qu’il serait premier ministre. Et, à peine intronisé, il niait avoir renoncé à une solution à deux États : « Je ne suis revenu sur aucune chose que j’ai dite il y a six ans, lorsque j’avais appelé à une solution avec un État palestinien démilitarisé, qui reconnaît l’État hébreu. J’ai simplement dit qu’aujourd’hui, les conditions pour cela ne sont pas réunies. » Derrière ces acrobaties cyniques se dissimule (à peine) une tentative d’éviter une levée de boucliers internationale, d’autant qu’entre-temps l’État de Palestine a fait son entrée à l’Unesco, aux Nations unies et à la Cour pénale internationale (CPI).
TRUMP ET LA LÉGALISATION DES COLONIES
Dans ce débat inter-israélien, l’élection présidentielle américaine a rebattu toutes les cartes. « Ce qui est prévisible, c’est que Trump sera imprévisible », plaisante Noam Chomsky [3]. Mais sauf surprise, la politique proche-orientale du nouveau président devrait échapper à ce flou. Au cours de la campagne électorale, le candidat a en effet pris notamment position en faveur du transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem — voté par le Congrès en 1995, mais jamais mis en œuvre depuis — et de la poursuite de la colonisation.
Mais il vient surtout de choisir comme ambassadeur en Israël David Friedman, un avocat étroitement lié au mouvement des colons : il préside l’association des Amis américains de la grande colonie de Bet El. Dans une tribune publiée le 25 juillet 2016, celui qui n’était encore que le conseiller de Donald Trump sur le Proche-Orient écrivait : « Céder des territoires aux terroristes palestiniens dans les circonstances actuelles aurait à peu près autant de sens que de livrer Bagdad (ou Paris) à l’État islamique. » Le 20 octobre, il précisait : « Le président Trump fera confiance à Israël pour rechercher la paix aussi bien qu’il le peut, et n’essayera pas d’imposer une “solution à deux États”, ou toute autre “solution”, contre les vœux du gouvernement israélien démocratiquement élu » [4]. Et il vient de confirmer sa « hâte » de travailler « depuis l’ambassade américaine dans la capitale éternelle d’Israël, Jérusalem » [5].
Selon l’Encyclopédia universalis, le trompe-l’œil « naît quand la volonté de “tromper“ l’emporte sur l’intention esthétique et incite l’artiste à utiliser tous les artifices techniques possibles ». De ce point de vue, les événements d’Amona relèvent bien du trompe-l’œil : le démantèlement négocié d’un outpost camoufle la tentative en cours de légaliser tous les autres pour modifier radicalement les données fondamentales du conflit israélo-palestinien.