LUTTE DES CLASSES
Dans ce problème d’ordre sociologique, nous nous trouvons en face de deux thèses fondamentales, opposées. La première est la thèse bourgeoise. Elle reconnaît l’existence de différentes classes au sein de la société moderne, elle en reconnaît aussi les antagonismes. Elle ne peut pas nier ces faits. C’est leur explication qui est caractéristique. Pour les théoriciens bourgeois, l’existence et l’antagonisme des classes, - de même que l’inégalité des hommes par rapport aux capacités, intelligence, etc., qui, disent-ils, en est la véritable cause - sont des phénomènes normaux et, partant, immuables. Ce n’est pas tout. D’après eux, l’existence, l’antagonisme et la lutte aiguë des classes sont loin d’avoir l’importance qui leur est attribuée par les doctrines socialistes, syndicalistes ou anarchistes. A côté des intérêts de classe, il en existe, disent-ils, bien d’autres, beaucoup plus importants, se plaçant bien au-dessus des premiers, pouvant et devant les aplanir : tels les intérêts nationaux, ceux de la société prise en son entier, ceux des individus pris séparément, etc. De là, leurs considérations d’ordre pratique, leurs conceptions politiques, leur justification du système capitaliste. Les intérêts et les avantages des classes possédantes sont, d’après eux, naturels et légitimes. La nature même des sociétés humaines exige des organisateurs de la vie nationale, sociale, économique. La classe bourgeoise est précisément cette grande organisatrice. Il faut donc qu’elle subsiste et qu’elle ait en sa possession les moyens nécessaires pour pouvoir exercer ses fonctions qui sont de première importance. Il faut qu’elle commande, qu’elle dirige, qu’elle gouverne. La classe capitaliste est loin d’être celle des parasites. Au contraire, elle travaille beaucoup : elle organise la vie des masses, elle assure leur existence, l’ordre et le progrès de la société entière dont elle est un élément indispensable. Elle manie les capitaux, elle fait des dépenses, voir même des sacrifices... Elle court des risques... Il est donc dans l’ordre des choses qu’elle veuille être récompensée pour son action. Il faut que cette action compliquée, difficile, chargée de responsabilités, soit dûment rémunérée. Si les autres classes lui en veulent, tant pis pour elles : c’est de la non compréhension, de l’égoïsme, de l’envie, de la démagogie... Les intérêts de différentes classes de la société peuvent être parfaitement réconciliés. Ceci ne dépend que de leur bonne volonté. C’est l’État qui est appelé au rôle de conciliateur, en se plaçant au-dessus des intérêts des classes. C’est l’État qui doit atténuer et dissiper les antagonismes surgissant entre elles. Plus l’État y réussit, plus son existence et sa forme sont justifiées. Ce fut la démocratie qui, au cours du dernier siècle, prétendait être le mieux appropriée à remplir cette tâche. C’est le fascisme qui, de nos jours, écartant la démocratie disqualifiée, se targue de la même prétention. Telle est la thèse bourgeoise.
Elle est vigoureusement combattue par la conception de la lutte des classes par excellence : la conception marxiste. Sa formule, établie par Marx lui-même, porte que toutes les luttes ayant eu lieu au sein des sociétés humaines au cours de l’histoire, étaient, au fond, des luttes de classes. Plus encore. Le marxisme considère la lutte des classes comme l’unique élément réel, déterminant, de toutes les manifestations de la vie humaine. D’après lui, l’intérêt de classe se trouve invariablement à la base de toutes ces manifestations. Non seulement la vie sociale, économique, politique, juridique des sociétés humaines est déterminée par cet élément primordial, mais aussi tous les phénomènes de la vie spirituelle et intellectuelle : les luttes religieuses, les conflits nationaux, les sciences, les arts, la littérature, etc., etc., ne sont, pour les marxistes, que des expressions et applications différentes des instincts, des intérêts, des aspirations ou des mouvements de telles ou telles autres classes de la société. Il n’existe pas d’intérêts « nationaux », ni de la « société entière », ni des « individus pris séparément » : il n’existe, au fond, que des intérêts de différentes classes, en lutte entre elles. Le reste n’est que parure, un trompe-l’œil pouvant égarer les profanes. Les origines des classes sont à chercher dans les lointains progrès de la technique et de la productivité du travail, lesquels, ayant porté un coup mortel à la primitive communauté des clans, amenèrent à un surplus de produits, à l’inégalité et, partant, à la division en classes, les unes se partageant le surplus des produits, ou plus-value, les autres en étant privées.
L’aspect des classes, et aussi celui de leurs luttes, varient au cours de l’histoire ; mais le fond de ces luttes reste toujours le même : les classes accaparant la plus-value, cherchent à la conserver à tout jamais et à tout prix, à subjuguer et à dominer celles qui en sont privées, tandis que ces dernières s’efforcent à secouer le joug, à se libérer, à supprimer la plus-value et, finalement, les classes elles-mêmes. La domination d’une classe donnée de la société est toujours plus ou moins passagère. Elle correspond à une époque historique déterminée, à un certain état de développement des « forces productives ». L’antagonisme et la lutte des classes découlent des « rapports de production » donnés.
Donc, les classes de la société ne sont pas immuables. Ainsi, à notre ère, la classe féodale a dû céder sa place à celle de la bourgeoisie. L’évolution ultérieure amena à la naissance d’une nouvelle classe, celle des prolétaires, dont les intérêts sont opposés à ceux de la bourgeoisie, et qui est en lutte contre cette dernière. Conformément à la doctrine marxiste, la classe prolétarienne est appelée à renverser la bourgeoisie, à s’émanciper et à rétablir une société sans domination ni lutte de classes.
A cette conception théorique des marxistes, répondent leurs considérations d’ordre pratique, leurs thèses politiques, toute leur stratégie de la lutte de classes. D’après eux, la bourgeoisie qui, à un certain moment de l’histoire, a bien joué un rôle progressif, le perd, à son tour, au fur et à mesure du développement économique ultérieur, et finit par devenir une force régressive. Actuellement, elle est en décadence. Aujourd’hui, c’est une classe parasitaire. L’état présent de l’évolution économique exige une autre forme d’organisation sociale et demande d’autres organisateurs. Cette nouvelle forme d’organisation est « l’État prolétarien ». Cet organisateur, c’est la classe prolétarienne. La classe capitaliste disparaîtra à la manière de la classe féodale. L’État n’est nullement un conciliateur placé au-dessus des classes. Bien au contraire, il est l’instrument le plus qualifié entre les mains des classes possédantes. C’est à l’aide de l’État - indépendamment de sa forme - que la bourgeoisie opprime et exploite la classe prolétarienne. L’État n’est, donc, qu’un instrument de domination de classe. Afin de supprimer cette domination, de vaincre la bourgeoisie, le prolétariat doit briser l’État bourgeois et organiser l’État prolétarien. Le prolétariat n’ayant aucun intérêt à exploiter qui que ce soit, l’État servira entre ses mains, non pas comme instrument d’exploitation, mais uniquement comme moyen de dominer la bourgeoisie résistante, de la vaincre définitivement, de la supprimer et de mener à bien la tâche de la réorganisation complète de la société moderne : la suppression des classes et de la domination de classe, le rétablissement d’une organisation sociale libre et égalitaire. Telle est la thèse marxiste.
Il faut ajouter que la doctrine socialiste en général comprend d’autres courants d’idée opposés en quelque sorte à la théorie strictement marxiste. Tout en se basant sur les principes fondamentaux de la lutte des classes exploitées, ces courants s’opposent, néanmoins, à réduire tout le processus historique à ce facteur unique. Ils conçoivent l’histoire humaine d’une façon beaucoup plus large. Ils admettent la grande importance d’autres facteurs historiques, en dehors de celui de la lutte des classes. Ils tiennent compte d’autres forces et éléments de l’évolution humaine. Et ce qui importe surtout, ils comprennent la notion même de la lutte des classes d’une façon beaucoup plus ample que les marxistes. Ils apprécient autrement le rôle de la classe paysanne, de celle des intellectuels exploités. C’est pourquoi, ils ont aussi une notion différente de la « dictature du prolétariat » (après sa victoire sur la classe capitaliste) et de l’ « Etat prolétarien ». C’est pour la même raison que les partisans de ces courants parlent des « classes exploitées et opprimées », des « classes travailleuses » plutôt que de la « classe des prolétaires », « classe ouvrière ». Du reste, ces courants sont en désaccord avec le marxisme « orthodoxe », non seulement par rapport à la théorie de la lutte des classes, mais aussi sur d’autres points, d’ordre philosophique et sociologique : ils font plus grand cas des mouvements psychologiques, éthiques et autres, formulant des objections à la doctrine du « matérialisme historique ».
Ajoutons encore que les conceptions marxistes - et aussi socialistes en général - ne sont pas d’accord sur la façon dont les classes exploitées doivent mener leur lutte, les unes (le socialisme « réformiste » de la droite, le « menchevisme ») préconisant la conquête graduelle et lente du pouvoir politique dans l’État bourgeois, les autres (le socialisme « révolutionnaire » de gauche, le bolchevisme) insistant sur la méthode brusque et violente.
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Vis-à-vis des doctrines exposées ci-dessus, quel est un point de vue anarchiste ?
Constatons, tout d’abord, que la notion classe (notion sociologique) n’est pas encore définie scientifiquement. Comme on le sait, le manuscrit du troisième volume du « Capital » (de Marx) s’arrête précisément au commencement de l’analyse de cette notion. Et quant aux autres ouvrages de ce penseur (et d’Engels), le mot « classe » y est employé dans des sens assez différents, étant souvent confondu avec des notions telles que « caste », « corps », « profession ». De sorte que l’on y chercherait en vain, non seulement une définition scientifique, mais même une notion plus ou moins précise de la classe sociale. Les autres auteurs sociaux - qu’ils soient bourgeois, socialistes ou autres (A. Smith, Voltaire, Guizot, Turgot, Mignet, Saint Simon, Considérant, Louis Blanc, Spencer, Proudhon, Ch. Gide, Kropotkine, Jules Guesde, Jaurès, Kautsky, Lénine, pour ne citer que les plus connus), emploient tous le mot classe dans des sens divers et imprécis. Un jeune sociologue russe, P. Sorokine, qui a commencé, en 1920, la publication (en russe) d’un ouvrage capital de 8 volumes (« Système de sociologie »), essaye de donner, dans le deuxième volume (le dernier paru tant que je sache), une définition précise de la classe sociale. Cette définition est étroitement liée à toute son édification sociologique, très personnelle. Elle ne pourrait être comprise sans qu’on tint compte de toute cette édification ; Elle devrait, en outre, avant d’être généralement admise, subir l’examen et la critique...
C’est en partie pour cause de cette imprécision de la notion fondamentale qu’existent les désaccords et les divergences d’opinions dans les problèmes s’y rapportant. Plusieurs écrivains bourgeois critiquent sévèrement ce manque de clarté. Ils se moquent de tous ceux qui parlent de la « classe », de la « lutte des classes », de « la conscience de classe », etc., sans savoir exactement ce que c’est qu’une classe. Ces bourgeois ont tort. D’abord, parce qu’eux-mêmes opèrent avec nombre de notions indéfinies (il suffit de noter celle de Droit), ce qui ne les empêche nullement d’en faire usage, théoriquement et pratiquement. Ensuite, parce que, - comme c’est presque toujours le cas dans le domaine social -, tout en n’étant pas encore définies scientifiquement, les notions classe, lutte des classes, etc., sont suffisamment nettes intuitivement et répondent à des phénomènes historiques et sociaux indéniables, connus. On comprend, généralement, sous le mot de classe, un groupe social caractérisé par certaines propriétés se rapportant à l’avoir, à la profession et à l’étendue des droits dont il dispose. La différence énorme entre les groupes ayant à eux tout l’avoir, tous les droits et tous les avantages au point de vue profession (jusqu’à l’avantage de n’en exercer aucune) et ceux qui, n’ayant ni avoir ni droits, n’ont pour eux qu’un travail meurtrier, exploité par les premiers, est un fait historiquement certain et démontré.
L’anomalie de ce fait, à tous les points de vue et, partant, la nécessité historique d’un redressement social, sont des vérités acquises à tout homme sensé. La résistance des classes avantagées à ce redressement, pourtant historiquement nécessaire, est un fait indéniable. La lutte des classes désavantagées et exploitées, intéressées à ce redressement, contre les classes privilégiées et exploiteuses, est un fait qui joue un rôle de plus en plus prépondérant dans les événements sociaux des siècles derniers. Cette lutte remplit de son fracas toute l’histoire moderne. Ce sont ses succès qui, conjointement avec les conquêtes techniques de notre époque, marquent le pas du progrès humain. Il n’y a que les aveugles pour ne pas le voir.
Comme nous l’avons déjà dit, le manque de précision dans tout ce qui se rapporte à la notion « classe », divise entre eux les socialistes en général et aussi les marxistes. C’est la même imprécision qui explique, en partie, les désaccords entre les socialistes et les anarchistes. C’est elle encore qui désunit quelque peu les anarchistes eux-mêmes.
Arrêtons-nous, d’abord, sur ce dernier point.
Les intérêts normaux caractérisant et guidant les hommes vivant à notre époque, sont surtout de trois sortes : intérêts de classe, intérêts largement humanitaires et intérêts individuels. Un problème qui préoccupe beaucoup les milieux libertaires, est celui-ci : la conception anarchiste, est-elle une doctrine de classe, une conception humanitaire ou bien une théorie individuelle ? Il existe des courants anarchistes qui y répondent comme suit :
Nous dépasserions le cadre de cette étude, si nous voulions pousser ici à fond la critique de ces points de vue. Bornons-nous à dire qu’une doctrine qui ne tiendrait pas compte du fait social saillant de l’histoire humaine durant des dizaines de siècles : la lutte des classes ou mieux la lutte des classes exploitées pour leur émancipation comme force progressive de nos jours, une telle doctrine serait, précisément, une abstraction, une fiction qui ne saurait avoir aucune valeur, ni sociale, ni humanitaire, ni individuelle. Elle ne saurait être qu’une doctrine d’aveugles ne pouvant jamais nous démontrer de quelle façon l’humanité entière ou les individus qui la composent, auraient pu arriver su maximum de bonheur possible sur la terre, en dehors de la lutte salutaire des millions et des millions d’opprimés.
Hâtons-nous de dire que ces deux courants forment dans les rangs du mouvement anarchiste international une infime minorité. L’énorme majorité des anarchistes - ceux surtout qui se nomment anarchistes communistes - résolvent le problème posé d’une tout autre façon. Ils déclarent que l’anarchisme est justement, essentiellement la conception susceptible de concilier, de satisfaire, aussi bien théoriquement que pratiquement, les trois sortes d’intérêts paraissant contradictoires : ceux des classes exploitées, travailleuses, ceux de l’humanité et ceux de l’individu. Ces anarchistes affirment qu’il n’y a pas lieu d’opposer ces trois sortes d’intérêts, mais qu’il faut, au contraire, s’efforcer de les rapprocher, de les souder. Malheureusement, le manque de précision dont nous avons parlé, ne permet pas encore de résoudre ce problème avec le fini voulu. L’une des tâches les plus pressantes de l’anarchisme est celle d’apporter à la synthèse de ces trois éléments : lutte des classes, mouvement humanitaire et principe individuel, le plus de précision possible. Ce serait le moyen le plus sûr de mettre un terme à la dispersion des anarchistes, d’activer leur unification. Or, cette tâche exige préalablement la définition plus exacte des notions : « classe » et « lutte des classes ». Ce n’est que par cette voie qu’on pourra arriver à une formule plus nette et plus complète, qui réconciliera définitivement, dans une motion harmonieuse et entière, les trois éléments en question, et précisera leur rôle respectif : la lutte des classes comme méthode ; l’organisation sociale humanitaire comme résultat de la victoire et de l’émancipation des classes opprimées, et aussi comme base matérielle de tout progrès social et individuel ; la liberté, l’épanouissement illimité de l’individualité, comme le grand but de toute l’évolution sociale.
Naturellement, une tâche de ce genre ne pourrait être entreprise que dans un ouvrage spécialement consacré à ce sujet.
La question surgit alors : « Qu’est-ce qui sépare, dans ce domaine, les anarchistes des socialistes en général et des marxistes ? » Ce qui les sépare, ce sont, d’abord, quelques considérations d’ordre théorique. Ce sont, ensuite et surtout, des considérations d’ordre pratique qui découlent des bases générales profondément différentes des deux conceptions : socialiste et anarchiste, c’est, notamment, la façon dont l’une et l’autre conçoivent les formes, la tactique, la stratégie de la lutte des classes travailleuses.
En ce qui concerne le côté théorique ou, plutôt, historique du problème, la conception anarchiste se rapproche de celles des socialistes anti-marxistes dont il a été question plus haut. D’accord avec ces socialistes, les anarchistes s’opposent à réduire tout le processus historique à l’unique facteur de la lutte des classes. Ils conçoivent l’histoire humaine d’une façon beaucoup plus large. Ils admettent la grande importance d’autres facteurs historiques, etc. Ils forment des objections à la doctrine du soi-disant « matérialisme historique », etc. (Voir plus haut la caractéristique des courants socialistes opposés au marxisme « orthodoxe »). Une réserve est, toutefois, nécessaire : tandis que les socialistes (et aussi les marxistes entre eux) sont en désaccord par rapport à la voie réformiste ou révolutionnaire de la lutte sociale, les anarchistes sont tous partisans de la conception révolutionnaire, à l’exception, peut-être, de la tendance dite tolstoïenne qui conçoit la révolution dune façon toute spéciale.
Ajoutons que les opinions des anarchistes sur les origines et le développement des classes ainsi que sur le rôle passé « progressif » de la bourgeoisie, diffèrent de la conception marxiste.
Tandis que les socialistes de toutes tendances conçoivent la lutte des classes comme une lutte politique, ce qui les amène logiquement à la formation d’un parti politique appelé à conquérir le pouvoir politique et à organiser, à l’aide de ce pouvoir, le nouvel « État prolétarien » - organisme essentiellement politique et autoritaire exerçant la « dictature du prolétariat », - les anarchistes affirment que la lutte des classes est, positivement, une lutte apolitique, essentiellement sociale, n’ayant rien de commun ni avec les partis ou le pouvoir politique, ni avec l’État, l’autorité, la dictature, etc.
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La différence des conceptions fondamentales mène, logiquement, à celle de toutes les notions dérivées. Pour les socialistes, la conscience de classe consiste en ce que l’exploité se rende parfaitement compte de ce qu’il appartient à la grande famille, à la classe des travailleurs dont les intérêts sont opposés à ceux de la classe bourgeoise ; qu’il soit, par conséquent, conscient de la grande tâche sociale de sa classe ; qu’il prenne part activement à la lutte menée par sa classe ; qu’il soit prêt à sacrifier, à tout instant, ses intérêts personnels à ceux de sa classe, etc. ; et, surtout, qu’il adhère au « parti politique de sa classe », qu’il « soit conscient de la nécessité des méthodes politiques, qu’il reconnaisse les principes de là conquête du pouvoir politique, de l’établissement de l’ « État prolétarien » et de la « dictature du prolétariat ».
Étant d’accord sur tous les autres points, les anarchistes rejettent, naturellement, le dernier. Ils affirment juste le contraire. Pour eux, tout exploité se rangeant à la doctrine politique, manque de conscience de classe : il est trompé ; il perd le véritable terrain de la lutte des classes ; il n’en a pas la juste notion. Pour eux, la vraie conscience de classe implique la condamnation des moyens et des buts politiques. Ils considèrent la confusion de la « classe » avec le « parti politique » comme un manque de conscience de classe.
Les socialistes et les anarchistes sont d’accord sur ce que la justice de nos jours est une justice de classe habilement masquée par les serviteurs des classes possédantes. Mais : tandis que les uns s’apprêtent à lui substituer la « justice » organisée par l’État dit « ouvrier », les autres, estimant que tout État sera fatalement bourgeois et qu’un « État ouvrier » est une illusion ou une tromperie, en concluent, logiquement, que cette nouvelle « justice » ne serait autre chose que la justice des nouveaux privilégiés, encore plus habilement masquée et dirigée contre les éternels exploités. La « justice » fameuse, exercée de nos jours dans l’État soviétiste, leur donne entièrement raison. Ils estiment, donc, que la véritable justice humaine aura lieu, après la Grande Révolution, en dehors de tout État et dans des formes n’ayant rien de commun avec les procédés politiques, étatistes, juridiques.
Les uns et les autres - les socialistes et les anarchistes - savent bien que l’armée moderne est une armée de classe appelée à défendre la classe possédante. Mais, tandis que les socialistes prévoient, après la révolution, une nouvelle armée d’État (« Armée Rouge » en Russie) qui, d’après eux, devra défendre les travailleurs, les anarchistes affirment que toute armée d’État défendra les privilégiés contre les travailleurs. Ils conçoivent la défense de la révolution dans des formes non étatistes, par les forces organisées des travailleurs, établies sur d’autres bases que celles d’une armée d’État.
Nous pourrions multiplier les exemples de ce genre, en parlant de l’éducation de classe, de l’enseignement de classe, de la science de classe, et ainsi de suite. Après tout ce qui précède, nous le tenons pour superflu.
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Une objection est faite assez souvent aux anarchistes, surtout par les « communistes » autoritaires. Si ce ne sont ni le parti politique, ni le pouvoir politique, ni l’État ouvrier, ni la dictature du prolétariat qui guideront l’action, la lutte de la classe ouvrière, la révolution sociale, qui assureront leur succès, leur victoire et la solidité de celle-ci, qui sera-ce alors ? Quelles seront les forces, les éléments et les organisations qui mèneront au succès complet, toute cette lutte formidable, et compliquée des classes exploitées et opprimées ?
La réponse des anarchistes ne serait point difficile, surtout aujourd’hui.
Les forces et les éléments ? Mais ce seront, naturellement, les classes exploitées et opprimées elles-mêmes.
Les organisations ?... Il y a une quarantaine d’années, les anarchistes y répondaient : la lutte des classes et son point culminant et final : la Révolution, devant être l’œuvre de ces classes mêmes, celles-ci trouveront sûrement les formes de lutte appropriées et créeront certainement leurs organisations qui répondront aux besoins de l’heure. Aujourd’hui, cette prévision s’est déjà, en partie, réalisée. La réponse peut, donc, être plus précise encore : des travailleurs ont créé dans tous les pays leurs organisations de lutte et de combat : les syndicats révolutionnaires. Tout en n’étant pas sans défauts - comme, du reste, toutes les institutions humaines, à notre époque surtout, - et sans qu’on songe à réduire à elles seules toute l’action, toute la conduite de la lutte et de la révolution, les organisations syndicales sont les prototypes des organisations de classe appelées à prendre sur elles quelques tâches fondamentales de cette lutte et de cette révolution.
C’est le syndicalisme révolutionnaire qui, en dépit de ses quelques faiblesses naturelles, excusables et peu importantes, en dépit aussi de son recul momentané à la suite de la guerre et de ses conséquences, donne aux partis politiques une réponse concrète. Elle est celle-ci.
Ce ne seront ni les partis politiques, ni les groupements anarchistes qui mèneront la lutte de classe, l’action ouvrière, toute la formidable révolution à la victoire et au succès complet : ce seront les masses elles-mêmes, les millions et les millions de travailleurs des villes et des champs rassemblés dans leurs organisations sociales de classe, et non de politique - syndicats et autres - qui s’en chargeront.
Les anarchistes sont en grande majorité d’accord avec cette réponse.
La vie, l’histoire, l’avenir prochain décideront.