Dans cette actualité dramatique (parmi d’autres), nous souhaiterions ici analyser plus avant la question nucléaire, d’un point de vue anarchiste. Pour cela - question de vocabulaire nécessaire -, nous appellerons nucléarisme la pensée favorable à la production d’énergie nucléaire, pour ensuite en décliner les différents aspects.
I. Le nucléarisme est un étatisme
L’État-Nation, sous le prétexte (entre autres) d’indépendance énergétique, a imposé cette solution de production d’électricité dans les années 70. Il n’y a pas eu de débat démocratique et la violence [1] de la Raison d’État a balayé les révoltes nées de cet arbitraire. Cet arbitraire d’État concerne deux nucléarismes : militaire et civil. Pour le nucléaire militaire, l’inscription de la nation France dans le champ de la « dissuasion » témoigne de son agressivité foncière vis-à-vis des autres nations, une attitude séculaire de militarisme et d’impérialisme colonial que le simple humanisme déplore, quant l’internationalisme doit le combattre résolument. La république ne fait ici que reprendre, en plus dangereux, la théorie du « pré-carré » de Louis XIV, Vauban et Louvois.
À cette agressivité militaire répond l’outrance de l’équipement civil, avec 58 réacteurs nucléaires produisant plus des 3/4 de l’électricité en France (un taux unique en Europe et dans le monde). L’État possède également la mainmise sur le marché britannique (British Energy), 4 réacteurs en Allemagne (EnBW), et 7 réacteurs en Belgique (Electrabel, filiale de GDF) [2]. Nous pouvons donc parler ici d’un projet étatique dépassant largement le cadre de l’autosuffisance énergétique pour apparaître plutôt comme un instrument d’extension de l’influence de l’État.
Deuxième appendice de l’étatisme, le Secret d’État, ou Mensonge d’État, est à l’oeuvre en la matière : soi-disant garant de la sûreté des dispositifs techniques, l’État ne considère que le sentiment de sécurité ou d’insécurité (notions subjectives aux « citoyens », et non objectives, liées aux faits et risques, comme la sûreté [3]). Sa propagande créera donc de l’insécurité dans la ruelle de banlieue et de la sécurité dans les centrales nucléaires (La manipulation des sentiments et des émotions est utilisée pour contrôler la population, vers les fins voulues par l’État). Le secret d’État couvre ses crimes : contamination des ouvriers dans le désert algérien, accidents répétés dans les centrales, assassinat du Rainbow Warrior... Par ailleurs, la logique de la Raison d’État permet de s’acoquiner avec les tyrans les plus sanguinaires (le Shah, Saddam Hussein, l’Afrique du Sud au temps de l’Apartheid, Kadhafi,...)
II. Le nucléarisme est un capitalisme
Avec notamment ces deux mastodontes que sont EDF et AREVA [4], le nucléaire constitue un exemple important du capitalisme, avec toutes les caractéristiques afférentes : utilisation vorace et destructrice de biens publics gratuits tels que l’eau et l’air, exposition des salariés à des conditions de travail dangereuses [5], incapacité foncière à envisager les risques pour la population ou les générations futures. Nous avons là un résumé des tares du capitalisme. Sur la question des biens publics, le nucléarisme a pour caractéristique de ne pas payer les coûts réels de sa production en profitant à outrance des biens publics et en amassant une dette en termes de coûts de pollutions qu’il souhaite faire payer aux générations futures. Ce transfert du coût donne l’illusion aux générations présentes que cette technique de production d’énergie est valable et moins coûteuse. Ceci repose en fait sur une imposture comptable : les financiers ne confondent pas le principal et l’intérêt dans leurs comptes, mais quand il s’agit de la nature, patrimoine commun dont nous ne sommes que les usufruitiers, cette confusion scandaleuse opère sans beaucoup de contestation.
Autre caractéristique du capitalisme : son absolue cécité face à la nécessité éthique (celle qui ne rapporte jamais rien) et à la corruption politique qui en découle. L’exploitation de l’uranium par Areva à Arlit et Akouta au Niger a produit des dommages écologiques considérables, et constitue par ailleurs une caricature du post colonialisme de la France au Niger. Au niveau de la théorie anarchosyndicaliste, on perçoit bien ici la différence entre un syndicalisme révolutionnaire qui considère le syndicat comme le centre décisionnel après la Révolution, et l’anarchosyndicalisme qui prévoit la dissolution du syndicat à ce moment : en effet, comment empêcher une prise de pouvoir, si on laisse un groupe de personnes décider seul des destinées d’un lieu aussi important qu’une centrale nucléaire ?
III. Le nucléarisme est un scientisme
Nous appelons scientisme la confusion opérée entre le progrès humain et le progrès technique, ou plus précisément l’identification de ces deux progrès. Le scientisme a une conséquence politique : ses tenants refusent que les scientifiques répondent de leurs actes devant la communauté, au non de l’expertise, qui ne pourrait obéir à l’ignorance. L’aventure du nucléarisme en France répond parfaitement à ce schéma, avec un lobby de scientifiques (CEA : Commissariat à l’énergie atomique, EDF...) qui obtient l’oreille de l’État et impose ses vues sans qu’une quelconque consultation de la population ait lieu. Il faut donc ici rappeler qu’il n’existe pas d’élite pouvant se permettre de confisquer le débat politique, quelles que soient ses compétences (scientifiques, militaires, oratoires...). La science permet le progrès technique (ce n’est pas uniquement son objet), mais doit de ce point de vue répondre démocratiquement de ses avancées [6] devant l’assemblée générale.
Face à la catastrophe se pose la question d’un optimisme forcené basé sur les possibilités de la technique. Celle-ci pourrait en effet tout résoudre et garantir à la communauté des hommes une énergie infinie et une sûreté face aux phénomènes naturels. Cette croyance est en partie née d’un autre tremblement de terre, celui de Lisbonne (1755), qui a vu l’émergence de nouvelles disciplines scientifiques comme la sismologie, laissant espérer que la prévision permettrait d’éviter « le mal ». Le débat initial de Voltaire [7] et de Rousseau à ce sujet n’est pas clos, mais nous pouvons considérer à juste titre que la conjonction des catastrophes naturelle et nucléaire balaye l’optimisme forcené de ceux qui croient que la technique peut tout résoudre.
Le scientisme s’accompagne généralement d’un tel mépris du bon sens qu’il nous permet cet aparté. Il repose en effet sur un mythe du progrès technique que l’on pourrait qualifier de prométhéen. Que penser en effet de cette catastrophe au Japon, où l’on a construit des centrales nucléaires « sur un volcan ». « Le dragon s’est réveillé » aurait-on pu entendre dans un conte traditionnel. Quel échec en tout cas de l’entendement humain et de la raison, au non de la rationalité et de la Science (en apparence...). La politique consiste donc aussi à connaître les mythes agissants dans le monde, avec une sympathie pour l’expérience des hommes du passé (les habitants de Pompéi ne nous sont plus aussi lointains ces derniers jours...).
IV. Le nucléarisme est un élément particulièrement probant de la nocivité du Contrat Social
Le Contrat social, ou pacte social est une théorie politique qui considère que les individus, à un moment donné de leur histoire, ont passé un pacte mutuel et transféré leur souveraineté à l’État, afin de gagner plus de liberté, en tant que groupe, qu’en tant qu’individus isolés face à la nature. Cette théorie est née au XVIIIème siècle, avec Hugo Grotius, et surtout Jean-Jacques Rousseau [8].
Cette théorie était en rupture avec les considérations traditionnelles sur la monarchie, l’État de droit divin ; aussi estelle souvent présentée comme une idée progressiste, ancrée dans la philosophie des Lumières, présentée comme un bloc positif dans les manuels. Cependant, Le contrat social est plutôt à considérer comme une justification laïcisée de l’existence de l’État et de la souveraineté nationale. S’ils sont en rupture avec la monarchie absolue, les révolutionnaires de 1791 n’en sont pas moins des tenants de l’État central, détenteur d’une souveraineté nationale transcendante par rapport aux individus. Cette théorie est en rupture avec le libéralisme politique, notamment hérité de John Locke. Pourquoi évoquer ici cet aspect de l’histoire des idées politiques ? Tout simplement parce que l’obligation faite aux générations futures de gérer les déchets nucléaires, la servitude imposée à ces personnes non encore nées est l’expression parfaite de l’arbitraire des décisions « démocratiques » reposant sur le contrat social. Ces personnes à naître ne peuvent être consultées, mais elles sont déjà liées, parce que les générations antérieures considèrent qu’elles doivent se soumettre aux décisions antérieures justifiées par la souveraineté nationale, qui n’est d’aucun temps, comme l’État.
Nous ne pouvons que refuser ce « serf-arbitre », en reprenant les arguments de Thomas Paine en 1791 : « Il n’exista, n’existera et ne pourra jamais exister de parlement, ou des hommes d’aucune sorte ou d’aucune génération, dans aucun pays, possédant le droit ou le pouvoir de lier et de dominer leur postérité jusqu’à la "fin des temps", ou celui de commander à jamais comment le monde doit être gouverné, ou qui doit le gouverner ; par conséquent, toutes les clauses, actes et déclarations produites par leurs initiateurs pour essayer ce qu’ils n’ont, ni le droit, ni le pouvoir de faire ou d’exécuter, sont en elles-mêmes nulles et vides. Chaque âge et génération doit être aussi libre d’agir pour lui-même dans tous les cas que les générations qui l’ont précédé. La vanité et la présomption de gouverner depuis la tombe est la plus ridicule et la plus insolente de toutes les tyrannies. L’homme n’a aucune propriété sur l’homme, pas plus qu’aucune génération n’a de propriété sur celles qui suivent. » [9]
Dans les faits, nous constatons ici que, de manière caricaturale, la théorie du Contrat Social, et l’État pseudo-démocratique qui en dérive, n’est qu’une continuité « laïque » des États de monarchie de droit divin. Ici le roi avait deux corps [10], l’un physique et périssable, l’autre immortel, et au décès d’un roi, le « mort saisissait le vif » (le successeur, avec l’expression convenue, le « Roi est mort, Vive le Roi ! »), là un État crée un phénomène physique polluant et dangereux qui saisit les générations à venir d’une main de fer. Tyrannie insolente, contradictoire avec ses principes démocratiques apparents, mais ô combien cohérente avec l’essence-même de l’État et de la souveraineté nationale qui a pour projet de perdurer à jamais.
Conclusion : l’éthique doit être au cœur du projet politique anarchiste !
L’anarchisme n’est pas un léninisme, qui asservit les moyens aux fins : il doit subordonner l’action à la réflexion éthique. De ce point de vue, il ne m’apparaît pas possible de défendre un projet nucléariste, expression de la raison d’État, capitaliste et scientiste, subordonnant les moyens d’actions aux fins envisagées. Une assemblée générale ne peut envisager de produire une électricité qui empêcherait de manière irréversible les assemblées générales à venir de choisir elles-mêmes leur propre destin. Et cela simplement parce qu’elle n’en n’a pas le droit. Non pas le droit bourgeois, mais l’impératif moral créé par le souci de ne pas imposer la souveraineté des vivants à celle des hommes à naître. Aussi faut-il certainement envisager une économie moins gourmande en électricité, et cela est notre problème, qui est d’ailleurs plus une question de sobriété que de survie.
Citons en guise de conclusion un passage éclairant de Rudolf Rocker, critique de Rousseau : « C’est un phénomène étrange que le même homme, qui prétendument dédaignait la culture et prônait le retour à la nature, l’homme pour qui la sensibilité rejetait le monument de la pensée intellectuelle des encyclopédistes ; et dont les écrits éveillèrent chez ses contemporains un si profond désir de retourner à une vie simple et naturelle, il est étrange que ce même homme, en tant que théoricien de l’État, ait administré la nature de bien pire façon que le plus cruel des despotes et mis tout en place pour la réduire au diapason de la loi. » [11] Il me semble que l’électricité nucléaire est un diapason supplémentaire de l’activité humaine que nous devons refuser.
SIA 32 CNT-AIT - http://www.cntaittoulouse.lautre.net/spip.php?article428
Notes
[1] Exemple : mort d’un manifestant à Creys-Malville en juillet 1977.
[2] Voir l’article de Courrier International N°1068, citant l’hebdomadaire autrichien Profil à ce sujet (21-27 avril 2011 ; p°18).
[3] Voir à ce sujet l’article de Jean Delumeau sur la différence entre sûreté et sécurité, dans l’Histoire N°88, pages 71-75 (La « sécurité » n’est plus ce que l’on croit !)
[4] 9,104 milliards d’euros de CA en 2010, et 883 millions d’euros de résultat ;
[5] Accidents connus à Marcoule en 1959, Chinon en 1965, Saint-Laurent-des-Eaux en 1969, 1980, 1984, 1987...
[6] Ce point précisé, nous devons dire que l’anarchosyndicalisme s’oppose autant au scientisme qu’aux courants anti-scientifiques, qui, dans une sorte de pensée magique, privent les travailleurs des avancées possibles pour diminuer les efforts et les risques nécessaires à la vie en société, et à la survie en général.
[7] Voltaire, auteur du Poème sur le désastre de Lisbonne en 1756, s’interroge sur le mal physique.
[8] Du Contrat Social ou Principes du droit politique, publié en 1762.
[9] There never did, there never will, and there never can, exist a Parliament, or any description of men, or any generation of men, in any country, possessed of the right or the power of binding and controlling posterity to the "end of time," or of commanding for ever how the world shall be governed, or who shall govern it ; and therefore all such clauses, acts or declarations by which the makers of them attempt to do what they have neither the right nor the power to do, nor the power to execute, are in themselves null and void. Every age and generation must be as free to act for itself in all cases as the age and generations which preceded it. The vanity and presumption of governing beyond the grave is the most ridiculous and insolent of all tyrannies. Man has no property in man ; neither has any generation a property in the generations which are to follow.” Thomas Paine : Rights of man - Being an Answer to Mr. Burke’s Attack on the French Revolution - Part I - 1791.
[10] Voir là-dessus le livre d’Ernst Kantorowicz : Les Deux corps du roi - Essai sur la théologie politique au Moyen Âge
[11] Rudolf Rocker - Nationalisme et culture - chap X, p. 180.