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Raison Présente n°204 : La culture de l’ignorance

posté le 17/04/18 par  Mathias Girel Michèle Leduc, union-rationaliste.org Mots-clés  réflexion / analyse 

L’ignorance qui se sait, qui se juge et qui se condamne, ce n’est pas une entière ignorance : pour l’être, il faut qu’elle s’ignore soi-même. - Michel de Montaigne

Les travaux académiques sur la question de l’ignorance se sont multipliés depuis une quinzaine d’années : on dispose maintenant d’un Routledge Handbook of Ignorance Studies. Le sujet, très multidisciplinaire, peut être envisagé sous plusieurs aspects. L’ignorance n’est plus simplement conçue comme absence de connaissance, attendant d’être réduite par l’avancée des sciences. Elle prend différents sens selon qu’elle est vue par les citoyens, les politiques, les chercheurs ou les industriels. Il importe d’être attentif au porteur de l’ignorance qui est décrite : rien ne dit en effet qu’elle soit de même nature selon qu’elle concerne le profane, le scientifique, ou le décideur économique ou politique. Il y a en outre différents mécanismes qui visent à la creuser, à l’étendre ou à l’effacer. Nous apportons des éclairages variés dans ce dossier, sans avoir la prétention de traiter dans son ensemble une question aussi vaste que celle de l’ignorance, qui recoupe les champs de l’épistémologie, de l’histoire et, bien sûr, de la science, en prenant souvent les couleurs de l’action militante. Le point de vue adopté ici reste celui de la rationalité, au plus près des faits, essayant d’apporter des éléments concrets et précis au débat que l’ignorance, voulue ou subie, suscite dans tous les milieux.

Les contributeurs au présent dossier sont de disciplines diverses et apportent aux « facettes » multiples de la vérité et de l’ignorance leur analyse souvent très personnelle, largement fondée sur leur expérience professionnelle.

De même qu’il est fructueux de se demander comment et pourquoi nous savons ce que nous savons, il est instructif de réfléchir à ce que nous ne savons pas. Nous pouvons ignorer parce que nous n’avons pas encore de réponse à nos interrogations, parce que nous n’arrivons pas encore à formuler de bonnes questions, parce que nous n’avons pas pu mener de recherche aboutie à ce sujet, mais aussi parce que nous sommes détournés de savoir, que ce soit par des biais, par des tabous, ou par l’action concrète de collectifs qui cherchent à se protéger de vérités dérangeantes. On peut ignorer ce que d’autres savent, ou bien être tous réunis dans une même ignorance provisoire. Tous les cas étudiés dans la littérature sur l’ignorance sont un paradoxal hommage à l’autorité du vrai : s’émouvoir d’une absence de savoir, parcourir les limites de la connaissance existante mais aussi analyser la science « contraire », les tentatives de « capture » d’expertise ou de publication, tout cela n’a de sens que dans un univers où la science, celle qui prouve, qui explique et qui prédit, reste une valeur dominante. Les contributeurs de ce dossier ont tous une formation ou une pratique de la science et, il va sans dire, une forme de pensée rationnelle.

Ils ont dû se poser, à un moment ou l’autre de leur parcours, la réflexion que fait Menon à Socrate dans les Dialogues de Platon à propos de la recherche de l’excellence (ou de la vertu), qui peut se confondre avec celle de la vérité : comment prendre pour objet de recherche quelque chose qu’on ne connaît pas ? Selon quel critère reconnaître, si par hasard on la trouve, la chose que l’on recherchait si on ne la connaît pas ? Cette question traditionnelle sur le savoir semble se redoubler dans le cas de l’ignorance : comment savoir que l’on ne sait pas, et même parfois ce que l’on ne sait pas ? L’ignorance peut être masquée par un savoir apparent et prendre des formes différentes selon qu’elle résulte d’une erreur, d’une illusion ou d’un préjugé : ignorance corrigible dans l’erreur, tenace quand elle résulte d’une illusion. Il y a de très nombreux cas où nous croyons savoir ce qu’en fait nous ignorons. Et d’un autre côté, nous n’imaginons pas ce que nous pourrions connaître, dans l’état actuel du savoir. En outre, l’ignorance est parfois masquée par trop de savoir, sans forcément que celui-ci soit faux, mais simplement parce que nous sommes saturés d’informations.

Ce sont là des questions en abîme sur lesquelles s’interroge ici Jean-Marc Lévy-Leblond. Il nous emmène dans l’univers des physiciens et nous fait comprendre, par des exemples savants mais simplement présentés, comment se posent à eux les questions qui fondent leurs recherches, révélant une ignorance « savante ». Or, ces questions sont-elles pertinentes ? Il nous fait bien mesurer que les connaissances les plus assurées ne recouvrent en fait que très partiellement le réel et nous rappelle que les avancées intellectuelles les plus audacieuses résultent d’une remise en cause de certaines idées, considérées implicitement comme intouchables. D’ailleurs cette ignorance dite scientifique porte souvent moins de dynamique que l’ignorance naïve du profane, dont les questionnements poussent à reposer les bonnes questions. La transmission est à double sens : les scientifiques ont mission de participer à la réduction du niveau d’ignorance de leur concitoyens, mais aussi d’écouter les questionnements que ceux-ci font remonter jusqu’à eux.

La vision de Jean-Marc Lévy-Leblond a bien des points communs avec celle de Michel Morange. Chacun d’eux apporte des arguments pour souligner l’importance de l’éducation à l’histoire des sciences, qu’il est bon d’intégrer constitutionnellement à l’enseignement de chaque discipline autant qu’à la pratique de la recherche. Cette dernière s’affaiblit souvent par la mise à distance, ou même l’oubli, des connaissances antérieures pourtant déjà acquises. Michel Morange illustre ce propos par des exemples très bien choisis dans le passé et dans l’actualité de la biologie, montrant la fragilité de la connaissance quand tout est toujours à redécouvrir et que l’objectif ambitieux d’une vraie culture scientifique est simplement remplacé par l’expertise pointue sur des sujets précis. Or cette expertise, très sollicitée dans les controverses sociétales, est souvent ambiguë dans la question posée et encore plus dans la réponse apportée. En outre, la trop grande spécialisation ne permet pas une représentation construite de la réalité, qui implique la mise en commun des connaissances de différents domaines.

L’expertise est au cœur de l’article de Robert Barouki, qui aborde de front, avec les perturbateurs endocriniens, une des grandes questions, à la fois scientifiques et politiques, qui agitent aujourd’hui l’opinion internationale. La controverse autour des effets négatifs des perturbateurs endocriniens est en effet un cas d’école où l’ignorance factuelle rencontre l’ignorance stratégiquement entretenue par des lobbies. Le très grand mérite de l’analyse de Robert Barouki est de donner des explications très précises sur la nature des mécanismes biologiques à l’œuvre dans les perturbations apportées au système hormonal chez l’homme par certaines substances présentes dans l’alimentation ou dans l’environnement. Avec une remarquable clarté, il décode les difficultés à faire un tri net entre toutes ces substances potentiellement dangereuses et les marges d’incertitudes que comportent encore les expertises. La prudence est évidente dans les conclusions de Robert Barouki, laissant à la presse la fonction de dénoncer la pusillanimité des décideurs politiques européens soumis à toutes sortes de pressions. C’est avant tout la rigueur du raisonnement, lui-même aux antipodes de l’ignorance entretenue, qui caractérise cet article particulièrement bien informé.

Parfois, l’ignorance est produite par les outils mêmes que nous mobilisons pour faire face à des menaces sanitaires et environnementales. Nathalie Jas rappelle que les quantités de substances chimiques potentiellement dangereuses déversées dans l’environnement sont vertigineuses et en constante augmentation. À travers une analyse de leur régulation (le terme consacré est « gouvernement ») au niveau international, elle montre que la situation est celle d’une prolifération de dispositifs institutionnels, récurrents et mal harmonisés, et de toute façon fort insuffisants. Leur segmentation est excessive, l’attention du public et des législateurs se concentre sur certains produits en oubliant les autres : autant de facteurs aggravant les dangers d’une pollution chimique qui menace tous les pays, y compris les plus pauvres, conséquence logique du développement industriel global. Ces questions majeures qui concernent toute l’humanité deviennent par là invisibles, en raison des angles morts produits par ce véritable « millefeuille » institutionnel.

Le réchauffement climatique fournit un autre exemple pertinent de danger qui menace l’ensemble de la planète. C’est celui que choisit Sylvestre Huet, qui se place sur un terrain offensif en abordant le rôle de la presse et des médias dans cette grande controverse qui agite le monde. Analysant la manipulation de l’opinion, il montre que l’ignorance ne concerne plus aujourd’hui ni la très dommageable élévation de la température de la Terre, ni le rôle joué par l’effet de serre, largement dû à l’homme. L’inquiétude de Sylvestre Huet concerne la grande versatilité de la pensée de nos contemporains, doublée d’une incroyable méconnaissance des connaissances scientifiques élémentaires nécessaires pour se faire une idée précise à propos de la controverse climatique et de ses enjeux. Il souligne avec vigueur à quel point les journalistes ont une forte responsabilité quand ils mettent en regard sur le même plan des faits avérés et des opinions, afin de susciter une polémique spectaculaire qui en réalité entretient l’ignorance. Les scientifiques réputés experts ne sont pas davantage ménagés dans cet article.

Un cas extrême de toutes les formes d’ignorance évoquées plus haut, aux conséquences humaines et littéralement historiques, est le sujet de l’article de Harry Bernas et Nadezda Kutepova. Site de production et de stockage du plutonium destiné à la fabrication des armes nucléaires soviétiques depuis les années 1950, Maïak est aujourd’hui le centre russe de retraitement du combustible et des déchets nucléaires. Isolé du monde au fond de l’Oural et géré par le KGB pendant quarante ans, il rassemble deux populations : l’une favorisée, travaillant à l’usine et totalement prise en charge, l’autre en aval du site, des villageois soumis sans contrôle aux pires conditions sanitaires et de pollution nucléaire, maintenus dans l’ignorance complète des méfaits de la radioactivité et des risques d’accident. Relaté au plus près des faits sans masquer l’inquiétude des auteurs, le cas de Maïak montre comment l’accumulation et la combinaison de toutes les formes d’ignorance, des plus innocentes aux plus cyniques, comme des plus politiques aux plus rigoureusement scientifiques, peut conduire aux pires dangers pour la santé des populations et la survie d’immenses territoires.

Une autre forme d’ignorance stratégiquement construite est discutée dans l’article de Stephan Lewandowsky et Dorothy Bishop, traduit de l’anglais et introduit par Michèle Leduc. Il s’agit ici de tactiques très subtiles pour préserver les intérêts de grosses entreprises dans des domaines qui pourraient être menacés par les expertises des scientifiques, par exemple dans l’industrie du tabac, ou celle des carburants fossiles. Le titre de cet article sonne à première vue comme un paradoxe : comment la transparence peut-elle nuire à la science ? Elle est a priori souhaitable d’un point de vue éthique et même simplement nécessaire à la libre circulation des résultats de la recherche et à leur exploitation par la communauté scientifique, malgré certaines difficultés que soulève pour les chercheurs l’ouverture de leurs données. Or, on constate que certains chercheurs sont victimes d’un harcèlement incessant, orchestré et bien financé, pour l’ouverture de l’ensemble de leurs données, dans le moindre détail et y compris en ce qui concerne les données dites « brutes ». Les harceleurs se servent habilement de morceaux choisis dans ces données de façon à bâtir une alternative d’apparence scientifique aux connaissances les plus solides généralement admises. La transparence, que tout le monde s’accordera à louer en régime normal, peut devenir dans certains contextes une « arme par destination ».

Mathias Girel développe à son tour la question de la création stratégique de l’ignorance, utilisée pour brouiller les connaissances existantes en utilisant à rebours les méthodes scientifiques. Il nous introduit dans le monde des marchands de doute, entretenu par les détenteurs du pouvoir politique avec l’occultation de la vérité sur les catastrophes naturelles, les dangers environnementaux de la pollution, les risques des médicaments ou des pesticides en agronomie, etc. Le rôle des firmes industrielles est bien souligné, ainsi que celui des ONG mises en mouvement par des idéologies ou par des lobbies. Au-delà de cette ignorance stratégique, jamais assez étudiée, Mathias Girel s’aventure dans l’analyse des formes nouvelles de l’ignorance dans l’ère de la post-vérité, où nous semblons être entrés depuis quelques temps. Des « faits alternatifs » sont présentés au public sur le même plan que les vérités avérées

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1. Mathias Girel est maître de conférences, directeur des études du département de philosophie à l’ENS, membre du Centre Cavaillès et directeur du CAPHES (CNRS-ENS). Il est en particulier l’éditeur de la version française de l’ouvrage de Robert Proctor, Golden Holocaust, Paris, Les Equateurs, 2014, en rapport avec le thème de la construction délibérée de l’ignorance, et auteur de Science et Territoires de l’ignorance, Paris, Quae, 2017.

2. Michèle Leduc est physicienne, directrice de recherche CNRS émérite au laboratoire Kastler-Brossel à l’ENS, membre du COMETS (comité d’éthique du CNRS) et directrice de la collection « Savoirs Actuels » (EDP Sciences et CNRS Éditions)

3. M. Gross et L. McGoey, 2015 (Dîrs), London, Routlege.

4. S. Firestein, Les Continents de l’ignorance, Paris, Odile Jacob, 2014.

5. M. Girel, Agnotologie : mode d’emploi, Critique, 799, 2013.

6. N. Oreskes, E.M. Conway, traduction J. Treiner, Les Marchands de doute, Paris, Le Pommier, 2012.


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